III

 SE DÉFENDRE

1681 Words
III SE DÉFENDREMA MÈRE. C’était une très belle femme. Mais voilà, justement. Comme mon père ne lui donnait rien, pas d’argent, pour pouvoir nous élever, elle avait dû prendre quelqu’un d’autre. Les gens disaient qu’elle avait plusieurs hommes. Elle était considérée un peu comme la p**e du village. Même si ce n’était pas vrai du tout. Ce que je crois, c’est qu’elle a dû coucher avec certains hommes pour qu’on ait à manger. Mais, en Italie, une femme bien ne devait pas faire ça, il aurait mieux valu qu’elle laisse ses enfants crever de faim plutôt que de faire une chose pareille. Ou alors, bien sûr, en cachette, sans que personne le sache. Malheureusement pour ma mère, ça s’est su et ça a terni toute notre vie. Pour nous, les enfants, c’était l’horreur, on était le fils, les filles de Lucia. On n’était pas fréquentables, on était très mal vus. Quand j’étais adolescente, et puis comme jeune femme, j’en ai voulu à ma mère, tu te rends compte ? À cause d’elle, je ne pouvais pas être comme tout le monde. Je n’osais pas dire qui j’étais. Quand les gens me demandaient : « Tu es la fille de qui ? » je disais le nom de mon père mais pas celui de ma mère. Et pourtant, mon père était un ivrogne, mais lui c’était un homme, il pouvait tout faire. Ça n’avait pas d’importance qu’il batte ma mère, qu’il boive, qu’il casse tout à la maison, qu’il ne nous donne pas à manger. En tant qu’homme, tout lui était permis. Et même moi qui n’arrivais pas à dire que j’étais la fille de Lucia, tu te rends compte… Même si ma mère nous a élevés toute seule, qu’elle s’est battue contre tous et contre tout pour nous élever, elle avait commis l’irréparable. Elle avait couché avec quelqu’un d’autre que son mari… Moi je dis quelqu’un, parce que je n’en ai connu qu’un, mais d’après les gens, il y en avait eu plusieurs. Ça a marqué toute ma vie. Je pense que je traîne encore aujourd’hui derrière moi le fait que ma mère ne se soit pas comportée comme ce qu’on appelait une femme honorable, à cette époque-là, en Italie du Sud. C’est incroyable de dire ça aujourd’hui, non ? mais j’ai souffert toute ma vie, parce que ma mère a eu cette mauvaise réputation. Et maintenant ma fille souffre la même chose que moi, parce que j’ai quitté mon mari. Tu vois, pendant toute mon enfance, pendant toute ma vie de femme mariée, je me suis entendu dire : « Telle mère, telle fille. Tu es comme ta mère, tu seras comme ta mère. » Alors que j’ai tout fait pour ne pas être comme ma mère, j’ai essayé d’avoir une famille, de me comporter bien, d’être plus sérieuse que n’importe quelle autre femme, pour qu’on ne me dise pas que j’étais comme ma mère. Mais on n’a pas arrêté de me le répéter, toujours. Je l’ai entendu par mon mari, je l’ai entendu par ma belle-sœur, je l’ai entendu par tout le monde. Et puis voilà. Malgré mes efforts, j’ai raté, je n’ai pas supporté cette vie de femme mariée bien soumise. J’ai quitté mon mari. C’est une faute, tu sais, une faute terrible. Une femme du Sud ne quitte pas son mari. Et le pire, c’est que je leur ai donné raison, j’étais une p**e comme ma mère. Et je dis qu’aujourd’hui encore je traîne ça derrière moi, parce que mes enfants sont marqués, comme moi j’ai été marquée par ma mère. Oui, mes enfants ont été marqués par mon comportement. Pourtant, ma fille me dit toujours que ça lui est égal, que je suis une femme extraordinaire. J’ai une fille qui m’adore. Mais si un jour elle devait aller vivre là-bas, elle retrouverait exactement les mêmes problèmes. C’est comme une malédiction, tu comprends. Parce que moi aussi je sais que ma mère a été une femme exceptionnelle. Elle a eu ce courage de partir travailler en Suisse en laissant cinq enfants derrière elle. Pour nous. Pour nous nourrir. Et ensuite, tu te rends compte, elle a réussi à nous faire venir tous en Suisse, même ceux qui étaient mariés. Et des fois je me dis que l’avoir eue comme mère c’est peut-être la chose la plus merveilleuse qui me soit arrivée dans la vie. Elle n’était coupable de rien… Et moi non plus, si j’y pense, je sais bien que je ne suis pas coupable, mais là-bas, ce n’est pas comme en Suisse, il ne faut pas oublier ça. Chez moi, dès le moment que j’ai quitté mon mari et que je suis venue en Suisse avec mes enfants, tout le monde a dit que j’étais partie avec quelqu’un d’autre, on me voyait déjà enceinte, on me voyait avec des hommes, les langues n’arrêtaient pas, c’était à qui en rajouterait le plus. Tu vois, je voulais parler de ma mère, dire combien je l’admire d’avoir fait tout ce qu’elle a fait pour nous. Et c’est autre chose qui est venu. Cette malédiction. La fille de Lucia… Ce n’est pas de ça que je voulais parler, ce n’est pas ça que je pense de ma mère. Elle vit toujours, tu sais. En Valais, chez ma sœur. Elle a quatre-vingt-quatre ans. Et même, des fois, je trouve qu’elle est encore belle… Tu ne peux pas savoir comme elle travaillait chez ce type, F., en Valais. Le matin, elle se levait avant tout le monde, elle préparait le déjeuner. Ensuite, ils partaient à la campagne. Suivant les saisons, en automne par exemple, ils allaient planter les choux-fleurs. C’était des champs immenses de choux-fleurs qu’il fallait planter, ensuite récolter. Il y avait le ramassage des pommes, des abricots, des pruneaux. Le jardin potager à entretenir, la lessive qui se faisait encore à la main. Faire à manger, nettoyer la maison, raccommoder, elle faisait tout. Et elle s’occupait complètement des enfants de cet homme-là, en plus de nous. Moi, je ne restais pas longtemps, je venais pendant les vacances d’été et ensuite je retournais dans mon pensionnat en Italie. Elle ne payait pas le pensionnat, parce qu’entre-temps mon père était devenu tuberculeux (ça, c’est encore une histoire que je te raconterai peut-être) et comme ma mère travaillait à l’étranger, c’est l’État qui prenait en charge le prix du pensionnat. C’est grâce à ça que je suis allée un peu à l’école, heureusement. Il faut que je t’explique pourquoi j’ai fini par aboutir dans ce pensionnat. Tu te rappelles que je t’ai dit que, quand je suis allée en Suisse la première fois, je suis restée trois mois. Ensuite, comme je ne pouvais pas rester chez les gens qui m’hébergeaient (et de toute façon la pension était trop chère), et que le patron de ma mère ne voulait pas me garder, ma mère a été obligée de me renvoyer en Italie chez ma sœur aînée qui avait dix-neuf ans et qui, entre-temps, s’était mariée. Je n’aimais pas vivre chez ma sœur, parce qu’elle habitait dans un autre quartier, et que j’étais séparée de mes amies. Alors, je m’enfuyais régulièrement pour rentrer chez mon père. Mon père n’était presque jamais là, mais je revenais dans mon quartier, parce que c’était là que j’avais mes racines, et je n’avais pas envie d’être ailleurs. C’est là que le soir je jouais, que je traînais avec les autres gosses, c’était là ma vie. Je dormais avec mon père quand il rentrait à la maison. Je t’ai dit qu’il avait attrapé la tuberculose, alors la nuit, il crachait du sang dans une cuvette avec de la cendre qui était au pied du lit. Et des fois, il crachait par terre, il n’arrivait pas toujours à atteindre la bassinelle. Le matin, quand je me levais il m’arrivait de glisser parce que je mettais les pieds dans les crachats et je tombais là-dedans. Naturellement, il n’y avait aucune hygiène, je ne me lavais jamais, sauf quand ma sœur arrivait à m’attraper pour me laver. Mais ce n’était pas fréquent, et d’ailleurs elle avait autre chose à faire ! J’étais déjà sale quand ma mère était là, alors imagine dans quel état je me trouvais lorsqu’elle n’était pas là ! C’était la catastrophe. Je tombais dans les crachats, j’en avais partout, je m’essuyais sur mes vêtements et je sortais jouer. Et ça n’a pas raté, j’ai attrapé la tuberculose. Ma sœur s’était bien doutée que ça allait finir comme ça. Elle a écrit à ma mère que je ne voulais pas rester chez elle, que j’étais toujours chez Papa et que Papa était tuberculeux, qu’elle avait peur pour moi. Alors ma mère est rentrée en vitesse en Italie, et a fait la demande pour que je sois admise dans un pensionnat. La première chose qu’on a faite quand je suis arrivée, je m’en souviens, c’était de me laver ! Personne ne savait encore à ce moment-là que j’étais malade. C’était un pensionnat au bord de la mer, à Santa Maria di Leuca. Et comme il paraît que le bacille de la tuberculose se développe avec l’air marin, dès mon arrivée au pensionnat, je suis tombée malade. J’avais de la fièvre, pas beaucoup, 37°2, 37°5, mais toujours un peu. Les bonnes sœurs ne se faisaient donc pas de soucis, elles pensaient que je grandissais et que c’était pour cette raison que j’avais toujours un peu de fièvre. Je m’affaiblissais de plus en plus, puisqu’on ne me soignait pas. Finalement, j’ai dû rester au lit. Le médecin disait que ce n’était pas grave. Je n’avais pas le droit d’écrire à ma mère que j’étais malade pour ne pas l’inquiéter. Mais l’année suivante, ma mère est venue me trouver, profitant de ses trois semaines de vacances. Ça faisait bien deux ou trois mois que j’étais au lit, tu te rends compte, sans me lever du tout. Elle arrive au pensionnat à l’improviste et la bonne sœur lui dit : — On va la chercher, elle est au lit. La bonne sœur m’a habillée, mais, après trois mois de lit, je ne tenais pas sur mes jambes. Et puis j’étais terriblement maigre. Quand ma mère m’a vue, elle s’est inquiétée. Je lui ai dit : — Ah, mais c’est rien Maman, j’ai la grippe. Elle m’a demandé depuis combien de temps. Je lui ai répondu que je ne savais pas, mais j’étais au lit depuis très longtemps. Ma mère m’a assise sur une chaise et est allée parler avec la Mère Supérieure. Tout ce que je sais, c’est que lorsqu’elle est revenue, elle m’a déshabillée, parce que j’avais les habits du pensionnat ; lorsque j’étais nue, elle m’a enveloppée dans sa grande jaquette et elle m’a ramenée à la maison. Arrivées à Maglie, dans ma petite ville, elle m’a fait faire des radios. Et j’avais bel et bien un début de tuberculose. Ma mère m’a ensuite ramenée en Suisse. Et j’ai guéri avec l’air des montagnes. C’est donc grâce à la tuberculose que je me suis à nouveau retrouvée en Suisse. Le même problème s’est posé. Je ne pouvais pas rester chez le patron de ma mère. Je pouvais rester quelques mois, mais après ça faisait trop. Pourtant, je suis tout de même restée assez longtemps pour aller à l’école, et ça, c’est quelque chose dont j’aimerais parler, mes premiers jours d’école en Suisse. Tu ne peux pas imaginer l’impact.
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