IV
APPRENDREC’ÉTAIT en Valais, donc, à Saxon. La première fois que je suis allée à l’école ici, j’avais presque huit ans. Je ne parlais pas le français, pas un mot, tout le monde se moquait de moi, tout le monde riait parce qu’ils me parlaient et que je ne comprenais pas. La maîtresse me parlait et moi, je la regardais. Tout le monde riait. À la récréation, tout le monde jouait, et comme je ne connaissais personne, et que je ne parlais pas la langue, j’étais mise de côté. Ça valait peut-être mieux d’ailleurs, au début, parce qu’une fois que j’ai commencé à parler un peu le français, ce qui m’a frappée le plus, c’était la méchanceté des enfants. Ils me disaient des trucs comme : « Sale Italienne, macaroni, charogne d’Italienne ! Rentre chez toi, on ne te veut pas ! » Des choses de ce genre. Pour une petite fille, c’était assez difficile à vivre. Je voulais qu’ils arrêtent de se moquer de moi. De toute façon je n’avais pas tellement le temps de m’intégrer parce qu’ensuite je suis repartie en Italie en pensionnat, et quand je suis revenue, après sept-huit mois, j’ai recommencé à nouveau l’école. Ça ne facilitait pas les choses, évidemment.
En Italie, j’étais très bonne en maths et ici, quand je suis revenue la deuxième fois, la maîtresse m’a demandé où j’en étais en arithmétique. Elle me demandait si j’avais déjà fait les soustractions à trois chiffres, les divisions à deux chiffres, et vous avez commencé avec les problèmes ? Et à chaque fois je répondais oui. Naturellement, à chaque fois que je disais oui, toute la classe s’esclaffait. La maîtresse les a fait taire et leur a dit :
— Pourquoi riez-vous ? On va voir, on va l’appeler au tableau noir et on verra.
Je suis alors allée au tableau noir et elle m’a dicté des chiffres. Je ne parlais toujours pas le français, parce qu’au bout d’un an, j’avais oublié le peu que j’avais appris l’année d’avant. Avec beaucoup de difficulté j’ai donc inscrit les chiffres au tableau, mais une fois que les chiffres y étaient, en trente secondes j’avais fait ma division, ma soustraction, mon addition et tout le reste. À ce moment-là, on a entendu les mouches voler dans la classe, parce qu’ils n’en revenaient pas. C’était des choses qu’ils n’avaient même pas faites et que moi j’avais apprises en Italie. En Italie, il semble que les élèves apprenaient plus vite. En fait, je n’en sais rien, mais je crois que les élèves entraient à l’école une année plus tôt. Du coup, en Suisse, j’étais le petit génie, surtout en maths. Dès ce moment-là, pour me faire apprécier, j’étais la pro en maths, vu qu’en français j’étais nulle, je ne le parlais pas et pour l’écrire c’était encore pire, du chinois. Je me rattrapais comme ça. Je me faisais respecter par les autres, parce que j’étais bonne en maths. Après, ça s’est plutôt mieux passé.
Mais j’ai aussi des bons souvenirs de cette école. Par exemple, à la récréation, on nous donnait du lait. Là, je trouvais la Suisse géniale. Même à l’école, on me donnait à manger. Tu te rends compte ? C’était absolument extraordinaire ! Certaines filles n’en voulaient pas, et je pensais : « Mais elles sont folles ! » Moi, je buvais ce lait avec délices parce que je me souvenais que, quand ma sœur était malade et qu’elle laissait son lait parce qu’elle n’arrivait pas à l’avaler, j’attendais avec impatience de le boire. Et là, c’était du lait tout pour moi. Ou bien des fois, on avait des pommes à la récréation. La Suisse pour moi, c’était la bouffe. On avait à manger.
Ensuite, quand je suis arrivée à Lausanne, je ne suis pas allée longtemps à l’école, moins longtemps encore qu’en Valais. C’était toujours la même chose, j’allais à l’école quelques mois, puis je retournais en Italie, et puis je revenais à nouveau ici, mais comme je ne comprenais plus le français, on me mettait à un autre niveau. Et quand je suis arrivée à Lausanne, en 1962, on m’a mise dans l’année scolaire qui correspondait à mon âge. J’étais donc complètement paumée. Et même les maths, même si j’étais très forte habituellement, là j’étais nulle, parce que j’avais sauté deux ou trois ans. En français, j’étais nulle, parce qu’ils étaient beaucoup trop avancés. Enfin, bref, j’étais devenue la dernière de la classe. Et ça, c’était très pénible. Pour moi, très humiliant de ne rien comprendre. D’ailleurs, je n’ai jamais rattrapé ce retard. J’étais toujours la dernière, j’avais beaucoup de peine à suivre. L’école ne me rappelle donc pas de très bons souvenirs.
Mais il faut que je te parle aussi de l’école en Italie, puisque je faisais tout le temps la navette entre les deux. Maintenant que j’y pense, je me dis que ça ne devait pas être très confortable. Mais les enfants encaissent tellement de choses, finalement…
Donc, comme je ne pouvais pas rester plus de quelques mois à Saxon auprès de ma mère, je suis retournée en Italie, mais dans un autre pensionnat qui se trouvait dans la petite ville de Maglie. C’est là que ma mère avait été enfermée pendant quatorze ans, de sept à vingt et un ans. Et ma sœur Rita y a vécu depuis ma naissance, elle avait quatre ans, jusqu’à treize ans. Quand ma sœur est sortie, c’est moi qui y suis entrée. C’était un couvent, et on y était vraiment enfermées. Cela s’appelait d’ailleurs il convento. Ma maîtresse d’école était une bonne sœur qui m’adorait. Et comme ma mère y avait été, et ma sœur aussi, ça allait. J’y étais mieux que dans l’autre pensionnat qui était horrible. Au moins, à Maglie, le dimanche, on allait se promener, je pouvais rencontrer ma grande sœur, des petites copines. C’était différent, car je connaissais ma ville.
Je suis restée un an dans ce pensionnat, l’année de mes dix ans. J’ai suivi là la quatrième année d’école. Le dernier jour, le jour des examens, ma mère est venue me chercher. Le lendemain toutes les filles du pensionnat partaient en vacances à Santa Cesaria Terme. J’aurais bien aimé aller avec elles. C’était la première fois de ma vie que j’avais la possibilité d’aller en vacances au bord de la mer, et c’est précisément le jour où ma mère vient me chercher ! Bien sûr, j’étais très contente qu’elle soit là, mais j’aurais bien aimé aller au bord de la mer… Je n’étais pas mal, dans ce pensionnat.
On nous appelait les Orfanelle, parce que ce pensionnat n’était pas payant et était réservé, normalement, aux orphelines. Mais comme mon père était malade et que ma mère travaillait à l’étranger, on m’avait acceptée. Là, ma mère payait dix mille lires par mois, parce que je n’étais pas orpheline.
Il y avait une tradition, en Italie, à cette époque, c’était que, lors d’un décès, les gens riches commandaient les orphelines pour suivre l’enterrement, le cercueil. On devait se mettre en file et on devait prier pour les morts. Imagine ces petites filles dont les plus jeunes avaient six ans… Nos sorties, c’était les enterrements, ce n’était pas très gai. Mais on était des gamines et on arrivait même à en rire. Alors la bonne sœur fonçait sur nous et nous pinçait très fort, nous disant : « On réglera les comptes quand on arrivera au couvent. »
J’ai encore le souvenir du cimetière de Maglie. Il y avait une allée pleine de grands cyprès, et tout au bout le portail. Ce portail m’impressionnait beaucoup. En haut, il y avait une tête de mort, avec des os croisés, et un serpent sortait des orbites de la tête de mort. Pendant des années, j’ai fait d’horribles cauchemars à cause de ce portail. Même adulte, le serpent sortant de la tête de mort est revenu dans mes cauchemars. Ces souvenirs ne sont pas très gais, maintenant que j’y repense, mais sur le moment, j’avais envie de suivre le cortège des morts, ça me faisait une sortie, tu comprends. Et en même temps, je me rends compte que ça m’a marquée, que c’est resté imprimé en moi.
Mais il y avait aussi des bons côtés, par exemple le costume. C’était un uniforme, bien sûr, mais moi je l’aimais bien. On portait un tablier rayé marine et blanc, avec une cape bleu marine pardessus et un béret basque. J’adorais ce béret basque. Beaucoup de filles le détestaient parce que ça faisait des années qu’elles le portaient, mais moi qui ne suis restée qu’une année, je trouvais qu’on était très élégantes. Déjà à ce moment-là, tu vois, j’adorais la mode.
Oui, j’ai toujours aimé la mode, les vêtements. Toute petite déjà, les chiffons me passionnaient. J’allais chez les couturières, il y avait toujours un endroit où elles jetaient leurs vieilles pattes et je les ramassais. Je les ramenais à la maison, je coupais les tissus, j’imaginais comment j’allais faire une robe. J’étais toujours avec des pattes, assise par terre dans un coin en train de couper des robes pour les hypothétiques poupées que j’aurais un jour. Je faisais moi-même des poupées en tissu. C’était toujours des horreurs, moches à faire peur. Évidemment, je n’étais pas très adroite quand j’avais cinq ou six ans. Mais j’ai toujours eu le sens de la couture, même toute petite. Mon père disait : « Celle-là, on la fera couturière. » Je crois vraiment que si j’avais été suivie, si j’avais été dans une famille où on faisait attention à ces choses, je serais devenue styliste. Je créais des modèles dans ma tête. J’avais beaucoup d’idées. Je ne savais pas coudre, mais j’imaginais des robes, la coupe… On voit depuis tout petit si on a un don quelconque.
Tu te rappelles de la poupée que ma mère m’avait promise quand je suis arrivée en Suisse la première fois ? Eh bien, j’ai fini par l’avoir, tu sais, parce que déjà toute petite, moi, quand j’avais une idée dans la tête… Je n’ai pas vraiment changé d’ailleurs. Pourtant ma mère avait dit ça comme ça, dans ce temps-là on ne pensait pas que ce qu’on disait aux enfants avait de l’importance. Mais moi, je ne me suis pas laissé faire !
On devait passer par le centre du village pour aller chez les gens qui m’hébergeaient. Je tirais la robe de ma mère :
— Maman, ma poupée !
— Mais oui, mais oui, je te l’achète !
On s’était arrêtées devant un magasin qui s’appelait Chez Gonseth. Dans la vitrine, il y avait des casseroles, des produits de nettoyage et une espèce de poupée faite avec une brosse, des pattes à récurer et des pattes à poussière. Elle avait des yeux dessinés sur la brosse. Ma mère m’a dit :
— Voilà, je t’achète cette poupée !
Alors j’ai commencé à hurler :
— Non ! je veux une vraie poupée !
Et c’est comme ça qu’elle a été obligée de m’acheter une poupée, pour me calmer, sinon j’ameutais tout le village.
Elle était superbe. Elle était blonde, avec des tresses, et elle avait une petite robe bleue recouverte d’un tablier en vichy à carreaux bleu marine et blanc. Elle avait des vraies chaussettes et des chaussures en plastique qu’on pouvait enlever. C’était la plus belle poupée du monde. Elle m’a suivie dans tous les pensionnats possibles et imaginables. À la fin, elle n’avait plus de dents, elle n’avait plus de tête, mais elle m’a toujours suivie. Elle s’appelait Corinne, parce que c’est un nom que j’aimais beaucoup, je ne sais pas pourquoi. Et bien longtemps après, c’est drôle, ma fille a eu une poupée qu’elle a aussi appelée Corinne. Comme je n’avais pas de poussette, je prenais des cartons à chaussures, j’y faisais un trou, j’attachais des ficelles et je tirais ma poupée dedans. J’étais tellement contente !
À propos de jouets, c’est quelque chose qui m’a beaucoup étonnée lorsque je suis arrivée en Suisse, et qui m’a aussi énormément tentée, il faut bien le dire. Les jouets… On en voyait partout. Au-dehors des maisons : des vélos, des trottinettes, des poupées. Tu voyais des poussettes, des berceaux pour poupée, soit avec les petites filles qui jouaient, soit même qu’elles les laissaient traîner dans la rue. Et je me disais : « Mais ils sont fous ces gens, ils laissent tout ça dehors. » Et mille fois, j’ai eu la tentation de voler quelque chose. C’était vraiment tenter le diable. Cette envie de voler, elle m’a travaillée longtemps. Ce n’est jamais facile d’être privé de presque tout, surtout pour les enfants. Mais au milieu de l’abondance (ou de ce qui me paraissait à l’époque l’abondance), c’est encore plus difficile, évidemment. Être privée, être différente des autres, toujours… Tiens, ça me rappelle l’histoire de ma première communion.
C’était au premier collège, tu sais, au bord de la mer, à Santa Maria di Leuca. J’avais écrit à ma mère que j’allais faire ma première communion. Bien sûr, j’étais très contente, comme toutes les autres petites filles. En Italie, c’est une fête très importante, chaque mère confectionne une robe pour sa fille, et c’est à celle qui coudra la plus belle robe. Le jour de la première communion arrive, tous les parents sont présents, toutes les filles ont essayé leur robe, tout le monde est heureux. Et moi, j’attends, j’attends ma maman qui ne vient pas. Personne de ma famille n’arrivait. L’heure est venue d’aller à l’église, toutes les filles avaient mis leur robe de première communion, sauf moi. Ma mère était en Suisse, bien sûr, et comme normalement ça aurait dû être à elle d’apporter la robe, ma sœur ne s’y était pas intéressée, elle n’y avait même pas pensé. Celles qui n’avaient pas de robe devaient communier avec le tablier de l’école que les petites filles portent aujourd’hui encore, dans le Sud. C’est un tablier blanc qui se boutonne dans le dos. J’étais la seule à ne pas avoir de robe et j’aurais dû mettre ce tablier. Mais moi (toujours mon fameux caractère), j’ai dit :
— Je ne viens pas ! Je ne communie pas !
Je me suis alors agrippée à un fauteuil, je refusais de bouger et d’y aller. Je pleurais et je hurlais comme une folle que je ne ferais pas ma première communion si je n’avais pas ma robe comme tout le monde. J’étais déjà têtue… Je faisais tellement de bruit que la Mère Supérieure est venue voir pourquoi je criais autant. La bonne sœur lui a expliqué les raisons de mes hurlements. La Mère Supérieure s’est approchée de moi, m’a prise par la main, et m’a dit :
— Viens, je vais te donner la plus belle robe que tu aies jamais vue.
Elle m’a emmenée dans son bureau, et elle a sorti une très belle robe, me disant :
— Tu vois, ça c’était la robe de MA première communion, et je te l’offre.
Ce n’était sûrement pas vrai, c’était peut-être une famille qui en avait fait cadeau à l’orphelinat. Mais elle, elle voulait me donner de l’importance. Elle a essuyé mes larmes, elle m’a lavé le visage avec de l’eau froide, et c’est elle qui m’a habillée, qui m’a coiffée. Je suis arrivée la dernière, mais j’étais très fière et très belle.
Pourtant, j’avais quand même un peu envie de pleurer parce que toutes les petites filles étaient entourées de leur famille, et moi je n’avais personne. Les parents faisaient des photos, tout le monde était joyeux. Comme j’étais seule, la bonne sœur m’a donné des biscuits pour me consoler, parce que ma maman n’était pas là. C’est incroyable, tu as remarqué, chaque fois que j’étais triste parce que ma mère n’était pas là, on me donnait à manger.
Tout ça, c’est des moments d’enfance, tu vois, et même si ce n’était pas toujours drôle, pour moi, à l’époque, ça me fait plaisir de me les rappeler. Et puis encore une fois, je me rends compte de tout ce que ma mère avait sur le dos. Du soin qu’elle prenait de moi, même à distance… J’étais insouciante, malgré tout heureuse.
La dernière année que j’ai faite à Maglie, c’était la dernière année de mon enfance. Tu sais, quand ma mère est venue me chercher, et que moi j’aurais tant voulu aller au bord de la mer. Eh bien, elle m’a ramenée en Suisse, et c’est là que le malheur a commencé, ces choses terribles qui me poursuivent encore maintenant.