L’escarboucle bleue-1

2035 Words
L’escarboucle bleue Le surlendemain de Noël, je passai dans la matinée chez mon ami Sherlock Holmes pour lui souhaiter la bonne année. Il était en veston d’intérieur, paresseusement étendu sur un sofa ; à portée de sa main une pipe et une pile de journaux qu’il avait dû lire et relire tant ils étaient froissés ; un peu plus loin, sur le dossier d’une chaise de paille, un vieux chapeau de feutre dur très râpé et bossué. Un microscope et une forme à chapeau, posés sur la chaise elle-même attestaient que le chapeau avait dû être placé là pour être examiné attentivement. – Vous me semblez fort occupé, mon cher, dis-je à Holmes, et je crains de vous déranger. – Non, certes, je suis ravi de pouvoir discuter avec un ami le résultat que je viens d’atteindre : une chose des plus banales du reste, ajouta-t-il, en montrant du doigt le chapeau râpé ; mais, à l’observation, il s’y mêle certaines particularités intéressantes et même instructives. Je m’assis dans un fauteuil ; il faisait un froid noir, les vitres étaient couvertes de givre et tout en me chauffant les mains au feu qui pétillait dans la cheminée : – Je suppose, dis-je, que le fait qui vous occupe, quelque simple qu’il paraisse, a trait à un meurtre quelconque et que voilà l’indice au moyen duquel vous découvrirez un mystère et vous punirez un crime. – Non, non, il ne s’agit pas d’un crime, dit Sherlock Holmes, en riant, mais seulement d’un de ces étranges incidents qui se produisent dans les centres où quatre millions d’êtres humains se coudoient sur une surface de quelques kilomètres carrés. Le va-et-vient de cet essaim humain si compact, si dense, peut donner naissance, en dehors des crimes, à tous les événements possibles et aux problèmes les plus bizarres ; nous en avons eu la preuve plus d’une fois, n’est-il pas vrai ? – En effet, répondis-je, et parmi les six dernières causes judiciaires que j’ai consignées sur mes notes, trois ont été entièrement exemptes de ce que la loi qualifie du nom de crime. – Précisément. Je vois que vous faites allusion à mes efforts pour rentrer en possession des papiers d’Irène Adler, à la singulière aventure de miss Mary Sutherland et à l’histoire de l’homme à la bouche de travers. Eh bien ! je suis convaincu que l’affaire en question rentrera dans la catégorie de celles qui n’ont pas de crime à la clé. Vous connaissez Peterson, le commissionnaire ? – Oui. – Eh bien ! c’est à lui qu’appartient ce trophée. – C’est son chapeau ? – Non, il l’a trouvé. Le propriétaire en est inconnu. Considérez-le, je vous prie, non comme un simple couvre-chef mais comme un problème intellectuel. Et d’abord que je vous dise comment il se trouve là. Il a fait son entrée ici, le matin de Noël, en compagnie d’une bonne oie qui est sans doute en train de rôtir devant le feu de Peterson. Mais je reprends l’histoire à son début. Vers quatre heures du matin, le jour de Noël, Peterson, un très honnête garçon, vous le savez, revenait de quelque souper et rentrait par Tottenham Court Road lorsque devant lui il aperçut, à la lueur du bec de gaz, un homme de taille élevée, qui marchait d’un pas mal assuré, portant une oie sur son épaule. Comme il atteignait le coin de Goodge Street, une dispute s’éleva entre cet individu et un petit groupe de gamins. L’un de ceux-ci jeta par terre, avec son bâton qui lui servait d’arme défensive, le chapeau de l’homme, puis lançant le bâton brisa la fenêtre de la boutique qui se trouvait derrière lui. Peterson se précipita au secours de l’étranger, mais l’homme, effrayé du désastre dont il était cause, et voyant un individu en uniforme s’avancer vers lui, laissa tomber l’oie, prit ses jambes à son cou et disparut dans le labyrinthe de petites rues qui se trouvent derrière Tottenham Court Road. Les gamins, de leur côté, avaient fui à l’aspect de Peterson, de sorte qu’il resta maître du champ de bataille et en possession des trophées de la victoire sous la forme d’un chapeau bossué et d’une superbe oie de Noël. – Trophées qu’il a assurément rendus à leur propriétaire. – Mon cher ami, voilà où est le proverbe. Il est vrai que l’oie portait attachée à la patte gauche une carte avec l’inscription « pour Mrs. Henry Baker » et que les initiales H. B. sont lisibles au fond du chapeau ; mais comme il existe quelques milliers de Baker et quelques centaines de Henry Baker dans notre cité, il n’est pas facile de rendre à chacun ce qu’il peut avoir perdu. – Alors, qu’a fait Peterson ? – Il m’a apporté le matin de Noël le chapeau et l’oie pour flatter ma manie, car il sait à quel point j’aime à résoudre les problèmes, quelque insignifiants qu’ils paraissent à première vue. Nous avons gardé l’oie jusqu’à ce matin, c’était la dernière limite qu’elle pût atteindre, et celui qui l’a trouvée l’a emportée pour lui faire subir la destinée ordinaire de toute oie grasse, tandis que moi j’ai gardé le chapeau de l’inconnu si malencontreusement privé de son dîner de Noël. – N’a-t-il pas mis des annonces dans les journaux ? – Non. – Alors, quels indices pouvez-vous avoir sur son identité ? – Pas d’autres que ceux que nous pouvons déduire nous-mêmes. – De son chapeau ? – Précisément. – Mais vous plaisantez, que peut vous apprendre ce vieux chapeau bossué ? – Voici ma loupe. Vous connaissez mon système. Que pensez-vous de l’homme qui a porté ce couvre-chef ? Je pris le chapeau et, après l’avoir tourné et retourné dans tous les sens, je me sentis fort embarrassé. C’était un chapeau melon en feutre dur et très ordinaire, absolument râpé. Il avait été doublé d’une soie rouge qui avait changé de ton. Il ne portait pas le nom du fabricant ; mais, comme l’avait remarqué Holmes, les initiales H. B. étaient griffonnées sur un des côtés. Le bord était percé pour y adapter un cordon, qui manquait, du reste. Enfin, il était percé et couvert de poussière et de taches qu’on avait essayé de cacher en les badigeonnant d’encre. – Je ne suis pas plus avancé qu’avant mon examen, dis-je, en rendant le chapeau à mon ami. – Vous êtes très observateur, mais vous ne savez pas, au moyen du raisonnement, tirer des conclusions de ce que vous avez sous les yeux. – Alors, dites-moi, je vous en prie, ce que vous pouvez déduire de ce chapeau ? Holmes le ramassa et l’examina avec la pénétration qui était si caractéristique chez lui. – Il est peut-être moins suggestif qu’il aurait pu l’être, remarqua-t-il, et cependant j’en tire un certain nombre de déductions, dont quelques-unes seulement très claires, d’autres basées sur de sérieuses probabilités. Il est évident que le possesseur de ce chapeau était extrêmement intelligent, et que dans ces dernières années il s’est trouvé dans une situation, qui, d’aisée, est devenue difficile. Il a été prévoyant, mais l’est beaucoup moins aujourd’hui, c’est la preuve d’une rétrogression morale qui, ajoutée au déclin de sa fortune, semble indiquer quelque vice dans sa vie, probablement celui de l’ivrognerie. Ceci explique suffisamment pourquoi sa femme ne l’aime plus. – Assez, Holmes. – Il a cependant conservé un certain respect des convenances, continua-t-il, sans paraître avoir entendu mon exclamation. C’est un homme d’âge moyen qui mène une vie sédentaire, sort peu, ne fait aucun exercice. Il graisse avec de la pommade ses cheveux grisonnants qu’il vient de faire couper. Voilà ce que l’observation de ce chapeau m’apprend de plus saillant. Ah ! j’oubliais d’ajouter qu’il n’y a probablement pas de gaz dans la maison qu’habite notre héros. – Vous plaisantez, certainement, Holmes. – Pas le moins du monde. Comment ! vous n’êtes même pas capable, lorsque je vous mets les points sur les i, de comprendre la manière dont je m’y prends ? – Je ne suis évidemment qu’un sot, tout à fait incapable de vous suivre. Par exemple, comment pouvez-vous savoir que cet homme était intelligent ? Pour toute réponse, Holmes mit sur sa tête le chapeau qui s’enfonça jusque sur ses yeux. – C’est une simple question de cube : un homme qui a un crâne si volumineux doit avoir des facultés exceptionnelles. – Et le déclin de sa fortune ? – Ce chapeau date de trois ans ; or, à ce moment ses bords plats légèrement retournés étaient à la mode. Puis, c’est un chapeau de toute première qualité. Voyez donc le ruban gros grain qui le borde et sa doublure soignée. Si cet homme avait de quoi s’acheter, il y a trois ans, un chapeau de ce prix-là et qu’il n’en ait pas eu d’autre depuis, j’en conclus que sa situation est aujourd’hui moins bonne qu’elle ne l’a été. – Tout cela paraît assez clair, mais comment expliquerez-vous et sa prévoyance et sa rétrogression morale ? Sherlock Holmes sourit. – Voici l’explication de sa prévoyance, dit-il, en posant son doigt sur le petit disque et l’anneau destinés au cordon du chapeau, ceci ne se place que sur commande, et si cet homme a fait mettre ce cordon par précaution contre le vent, c’est bien la preuve qu’il est doué d’une certaine prévoyance. Cependant, je constate que le caoutchouc s’étant cassé, il ne s’est pas donné la peine de le remplacer, d’où j’affirme qu’il a moins de prévoyance maintenant qu’autrefois, preuve d’un affaiblissement de ses facultés. Mais il lui reste encore un certain respect des convenances parce qu’il a cherché à dissimuler les taches de son chapeau en les barbouillant d’encre. – Votre raisonnement est fort juste. – J’ai ajouté qu’il est d’âge moyen, que ses cheveux sont grisonnants, qu’il se les a fait couper récemment et qu’il emploie de la pommade. Vous pourriez vous en convaincre comme moi en examinant de près la partie inférieure de la doublure. La loupe me découvre beaucoup de bouts de cheveux coupés évidemment par un coiffeur. Il s’en dégage une odeur de graisse et ils sont collés ensemble. Enfin cette poussière, loin d’être graveleuse et grise comme celle de la rue, est brunâtre et floconneuse comme celle qu’on soulève dans les maisons ; ce chapeau est donc plus souvent accroché que porté ; et les traces de moisissure que j’y remarque à l’intérieur me prouvent que celui qui le portait n’était pas habitué à l’exercice puisqu’il transpirait si facilement. – Vous avez ajouté que sa femme ne l’aimait plus. – N’avez-vous pas remarqué que ce chapeau n’a pas été brossé depuis plusieurs semaines ? Mon cher Watson, lorsque votre femme vous laissera sortir avec un chapeau non brossé et que je vous verrai arriver ainsi chez moi, j’aurai des doutes sur la bonne entente de votre ménage. – Votre homme est peut-être célibataire ? – Certainement pas. Il rapportait l’oie comme gage de paix à sa femme. Rappelez-vous donc la corde attachée à la patte de l’oie. – Vous avez réponse à tout, où diable voyez-vous maintenant qu’il n’y a pas de gaz dans sa maison ? – Passe encore s’il n’y avait qu’une tache de bougie, mais lorsque j’en compte au moins cinq, il est bien évident que le personnage en question se sert habituellement de ce mode d’éclairage, et qu’il remonte le soir chez lui son chapeau d’une main et sa bougie ruisselante de l’autre. Dans tous les cas, ces taches ne proviennent pas d’un bec de gaz. Êtes-vous satisfait ? – C’est fort ingénieux, dis-je en riant, mais puisqu’il n’y a eu ni crime, ni dommage causé, sauf la perte d’une oie, vous avez, ce me semble, bien perdu votre temps. Sherlock Holmes allait répondre, lorsque la porte s’ouvrit brusquement. Peterson, le commissionnaire, apparut sur le seuil, les joues empourprées, l’air absolument ébahi. – L’oie, monsieur Holmes ! L’oie, monsieur ! prononça-t-il avec effort. – Eh bien, quoi ! Est-elle revenue à la vie et s’est-elle envolée par la fenêtre de la cuisine ? Holmes changea de place afin de mieux observer le jeu de physionomie du visiteur. – Voyez donc, monsieur, voyez ce que ma femme a trouvé dans le gosier de l’oie.
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