Beverly
Je poussai un ouf de soulagement après avoir jeté un bref regard à ma montre. Il était 22 heures. Mon tour de travail était enfin terminé. J’ôtai avec soulagement mon uniforme de service et enfilai mes vêtements de ville.
Je sortis du bar et trouvai Valery à m'attendre. Il était un conducteur de moto-taxi et nous habitions le même quartier. J'avais réquisitionné ses services tous les soirs quand j'étais de tour au bar, surtout que les weekends, il n'était pas rare que je finisse après minuit.
- Salut Val, c'est how ? ("comment vas-tu ? en camfranglais, langage courant du Cameroun, dérivant du français et de l'anglais, les deux langues nationales du pays).
- Je suis là, la go, (Je vais bien, mon amie).
- Nous allons nous arrêter prendre quelque chose à manger avant de rentrer, l'informai-je en montant sur la moto.
- La go, tu sais que tu vas ajouter quelque chose sur mes dos nor ? (mon amie, tu vas devoir ajouter de l'argent pour la course).
- Haha, tu es un escroc Val, pour un petit détour de cinq minutes ? rétorquai-je en le tapotant gaiement.
- Tu es une belle go, tu n'as qu'à faire le geste qui sauve et on n'en parle plus, répliqua-t-il en rigolant.
- Non seulement t'es un escroc, mais en plus, tu es un pervers.
- Haha, on ne sait jamais la poule qui va picorer le grain de maïs.
- Maintenant, je suis une poule, merci pour le respect l'ami.
On continua la course tout en papotant de bonne humeur. On arriva enfin devant la vendeuse de poisson à la braise et j'en pris deux avec du bobolo (bâton de manioc cuit à l'étouffée). Je m'arrêtai ensuite chez le boutiquier du quartier et achetai deux baguettes de pain, cela nous permettrait de remplir nos ventres. Je savais bien que ce n'était pas assez, mais à l'impossible nul n'est tenu. Les jours où je finissais tôt en classe, je rentrais à la maison pour préparer à manger avant de me rendre au boulot en fin d'après-midi. Bien évidemment, maman ne se gênait jamais pour se servir à manger avant de commencer sa virée nocturne. Je ne pouvais me permettre d'acheter de la nourriture tous les soirs
Valéry gara enfin devant notre domicile et je lui remis la somme de 300 francs. J'étais consciente que c'était peu, mais heureusement, il ne s'en plaignait pas. Je pense aussi qu'il le faisait surtout pour me donner un coup de main. Nous habitions un bidonville et nous avions tous de la peine à joindre les deux bouts.
J'entrai à la maison et, étrangement, ma mère était présente. Je la saluai d'un hochement de tête et me rendis à la cuisine pour prendre des plats. Je retournai ensuite au salon et commençai à servir à manger pour mes frères et moi.
- C'est tout ? demanda maman d'un ton dédaigneux en fixant la table. Tu penses peut-être que nous avons besoin de ces bêtises ? Prends exemple sur Déborah, bon sang ! Elle prend vraiment soin de sa famille. Regarde à quel point leur vie a changé depuis son mariage.
- Maman, chacun a son destin, ça ne sert à rien d'envier les autres, et si tu veux que je sois totalement sincère avec toi, je n'aimerais pas du tout être à sa place, se marier à cet âge avec un homme qui pourrait être son grand-père, non merci !
- Haha, que sais-tu de la vie ? Tu sais juste ouvrir ta grande gueule. La maman de Déborah aujourd'hui me prend de haut, pourtant , cette femme n'est absolument rien ni personne.
J'eus envie de lui répondre que, dans ce quartier, nous sommes tous : rien ni personne, mais j'ai préféré l'ignorer et continuer à découper les morceaux de poisson pour les disposer dans chaque plat.
Déborah, notre voisine de 18 ans, était la troisième épouse d'un homme d'une soixantaine d'années. Leur mariage avait été célébré il y a six mois, en grandes pompes, et leur famille était devenue les nouveaux riches du quartier. Leurs conditions de vie avaient drastiquement changé. Leur maison était actuellement en pleine réfection et ses frères et sœurs fréquentaient désormais une école privée. Déborah roulait maintenant dans une grosse voiture 4x4 et arborait uniquement des vêtements haut de gamme.
Après avoir servi tout le monde, je me dirigeai vers la chambre et ouvris la porte.
- Beverly, hurlèrent en cœur les plus petits en s'élançant vers moi tandis que les plus grands me faisait un geste chaleureux de la main.
- Bonsoir les enfants, venez, on va manger, c'est prêt.
- Youpi, hurla Kylian, le petit dernier.
- Oui, mon bébé, m'écriai-je en le tenant dans mes bras.
Nous nous rendîmes tous ensemble au salon, et maman semblait toujours concentrée sur la télé. Nous nous installâmes à table et mangeâmes dans la bonne humeur. Heureusement, mes cadets étaient compréhensifs et ne se plaignaient pas de ce qu'ils trouvaient dans leurs plats.