Pdv d'Anémie
— Oups ! Hé, la clocharde, regarde où tu vas la prochaine fois, ricane l’une des servantes en me bousculant exprès.
Le sceau que je porte cogne contre ma jambe, l’eau se renverse et éclabousse tout le carrelage que j’ai mis cinq heures à faire briller. Cinq. Foutu. Heures. Une demi-journée de frottage intensif qui vient de partir à la dérive comme si mon travail n’était qu’un simple décor dans une scène comique.
Je sens ma mâchoire se crisper. Je pourrais la saisir par les cheveux et lui plonger la tête dans le sceau… si j’en avais encore assez d’eau pour ça. Mais non. On inspire, on expire, on serre les dents très fort, et on laisse passer la tempête.
Parce que si j’ouvre la bouche ?
C’est moi qui récolte les sanctions. Et spoiler : j’ai déjà une carte de fidélité chez les punitions.
Je regarde l’étendue du désastre. Le magnifique reflet du sol, celui que j’avais fini par obtenir après des heures de polissage, disparaît sous une flaque informe.
— Super. Vraiment. Merci pour cette collaboration constructive, soufflé-je, sarcastique, en attrapant mon chiffon.
La servante fronce les sourcils, pas sûre d’avoir saisi que je me fous d’elle. Je l’ignore et replonge mes mains dans mon labeur.
Vous vous êtes déjà sentis rejetés partout où vous allez ? Peu importe ce que vous faites, on vous traite comme si vous étiez une tache indésirable sur un vêtement blanc ? Eh bien… bienvenue dans mon quotidien.
Depuis onze longues années, je suis la cible officielle de la meute Moonlight. Violence physique, harcèlement moral, rumeurs à la noix… le package complet, tout ça parce que je suis l’orpheline recueillie par pitié.
Enfin, “recueillie”… on devrait plutôt dire “ramassée comme un objet abandonné près de la frontière”, selon l’Alpha lui-même. Honnêtement ? J’aurais préféré qu’il me laisse là où j’étais. Peut-être que les corbeaux auraient été plus sympas.
Et puis il y a mes cheveux blancs. Oui, blancs. Comme la neige. Comme une vieille prophétie. Comme un panneau lumineux qui dit “Moquez-vous de moi je suis différente”. Ça ne m’aide pas.
Et puis mon endurance.
Et puis ma force.
Et puis ma dextérité.
Bref, tout chez moi ne colle pas avec l’idée qu’on se fait d’une oméga. Normalement, les omégas sont fragiles, dociles, effacés. Moi ? Je pourrais courir plus longtemps que certains guerriers, grimper un arbre trois fois plus vite qu’une sentinelle et soulever des caisses qui ne sont pas censées être de mon “rang”.
Ça, évidemment, ça dérange.
Alors ils me rappellent à ma place à coups de gifles et d’insultes.
Mon enfer a commencé à mes huit ans.
Le jour où j’ai fait l’erreur monumentale d’avouer mon amour pour Asher, le fils de l’Alpha.
J’étais jeune. Bête. Influence Disney.
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Flash-back
J’avais terminé mes corvées du matin, et miracle : j’avais droit à une petite pause. Le genre de pause où tu respires vraiment avant qu’on te redonne une pile de tâches impossibles.
Le soleil brillait haut dans le ciel, l’air sentait la pomme fraîche et la terre chaude. Alors j’ai pris une pomme dans le panier près de la cuisine — avec la permission d’une vieille servante qui avait encore un semblant de cœur — et je me suis engagée dans la rue principale.
Les regards.
Les chuchotements.
Les doigts pointés.
Ça, je connaissais. Je marchais en essayant de ne pas y penser. J’étais juste contente d’être dehors, avec ma pomme toute rouge, comme une héroïne de conte qui ignore encore que tout va mal finir.
Puis je les ai vus.
Asher… et sa b***e.
Il avait dix ans, moi huit. Deux ans d’écart, mais à cet âge-là, deux ans, c’est comme deux mondes.
Je le regardais souvent en cachette. Il était beau, déjà. Des cheveux foncés, des yeux gris comme la cendre chaude. Et ce sourire… j’étais persuadée qu’il pouvait guérir un cœur. On devrait interdire aux enfants de rêver autant. On s’évite bien des désillusions.
J’étais tellement absorbée par sa présence que je n’ai pas remarqué qu’ils m’avaient vue. Qu’ils s’approchaient.
Et soudain—
— Eh, c’est pas l’orpheline ? lança une voix de fille derrière Asher.
Nia.
La fille du Bêta.
Mon âge.
Deux têtes de plus. Et une méchanceté proportionnelle à sa taille.
Elle ne me laissa même pas le temps de réagir.
Elle me bouscula violemment.
— Dégage du passage !
Je tombai à terre, ma pomme roulant plus loin dans la poussière.
La honte me brûlait les joues. J’avais envie de pleurer… mais Asher s’avança.
Il me tendit la main.
Je le regardai, émerveillée.
— T-tu… tu m’aides ?
Il sourit. J’ai cru que le ciel s’ouvrait.
J’ai pris sa main.
Il m’a relevée.
Pour le remercier, j’ai ramassé ma pomme et je la lui ai tendue.
— Tiens… Elle est pour toi. Parce que je… je t’aime bien.
Silence.
Ses amis se regardèrent.
Un gloussement étouffé.
Puis Asher éclata de rire.
— Toi ? Tu m’aimes ? Pauvre folle !
Il me repoussa violemment. Je tombai dans une flaque de boue.
Il attrapa la pomme…
Et la jeta dans la poubelle la plus proche.
— Tu m’as touché ? s’indigna-t-il comme si j’étais sale.
— Une oméga qui croit qu’un Alpha pourrait s’intéresser à elle, dit l’un de ses amis.
— Même un rat de rivière a plus de valeur, ajouta Nia.
Ils commencèrent à me frapper.
Des coups de pieds dans les côtes.
Dans le dos.
Dans le ventre.
Chaque insulte était un couteau.
Chaque coup, une certitude : je n’étais rien.
Je ne sais pas combien de temps ça a duré.
Assez longtemps pour que mon corps ne soit plus qu’un champ de douleur.
Assez longtemps pour que mon cœur se fissure.
Quand ils furent lassés, ils partirent en riant.
Je restai là, dans la boue, la respiration hachée, le goût du sang dans la bouche.
Et pourtant… je me relevai.
À huit ans, j’étais déjà résistante.
Je rentrai à la meute en titubant.
J’étais en retard.
Très en retard.
À peine avais-je franchi la porte que l’intendante me gifla.
— Où étais-tu, ingrate ?!
— Désolée… je…
— Pas d’excuses ! Pas de repas pour toi ce soir. Et tu iras dormir au sous-sol. Ça t’apprendra.
Le sous-sol.
Humide, froid, infesté de rats.
J’y ai passé la nuit, recroquevillée sur moi-même, le corps en feu, les yeux secs.
J’avais pleuré une seule fois.
Une seule.
Puis j’ai juré silencieusement :
Plus jamais ils ne verront mes larmes.
Plus jamais mon cœur ne se donnera.
Plus jamais je ne serai faible.
À huit ans, j’ai commencé à construire mes murs.
Et depuis, personne ne les a franchis.
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Retour au présent
Je passe encore une heure à renettoyer le sol. Oui, une heure. Bénie soit la vie. La servante m’observe encore un moment avant de s’en aller, déçue que je ne réagisse pas.
J’ai pris l’habitude : chaque attaque, chaque pression, je les range dans une boîte dans ma tête. Si je me mettais à répondre à tous, je mourrais d’épuisement sociale avant la fin de la semaine.
Quand j’ai fini, mes jambes tremblent. Pas parce que je suis faible — oh non — mais parce que je n’ai presque rien mangé aujourd’hui. On m’a dit que “les omégas doivent se nourrir après tout le monde”. Spoiler : il ne reste jamais rien.
Je monte au grenier.
L’endroit qui me sert de chambre.
La pièce est minuscule, poussiéreuse, avec un toit incliné si bas que je dois baisser la tête pour avancer. Les murs grincent, les poutres sentent le vieux bois humide et une fenêtre minuscule laisse filtrer une lumière pâle, comme si même le soleil hésitait à entrer ici.
Au fond, mon lit.
Enfin… ma planche de bois recouverte d’un tissu usé. Avec un oreiller aussi plat qu’une feuille.
Je m’y laisse tomber.
Mon corps me hurle d’arrêter, et ma tête tourne un peu.
— Génial… je vais mourir ici, dans le grenier, comme une héroïne tragique mais low-budget, murmuré-je ironiquement.
Je tourne les yeux vers la fenêtre. On voit juste un morceau de ciel nocturne. Une étoile solitaire.
Et je me demande, comme chaque soir :
Est-ce que quelque part, quelqu’un m’attend ?
Est-ce que j’ai un compagnon ?
Ou est-ce que mon destin est juste une longue suite de coups et de sarcasmes ?
Je ferme les yeux.
Je ne m’écroule pas seulement de fatigue.
Je m’écroule parce que je suis seule.
Tellement seule que parfois, j’ai l’impression de disparaître.
Mais demain, je me lèverai encore.
Je ferai encore mes corvées.
Je supporterai encore leurs regards.
Parce qu’un jour…
Un jour, mon destin changera.
Et quand ce jour viendra, je veux être prête.