Chapitre 2

1401 Words
Pde d'Anémie Le réveil idéal, pour les gens normaux, c’est un rayon de soleil, une petite brise, un oiseau qui chante. Moi ? Je me fais ouvrir les yeux par un hurlement. — ANÉMIE ! Debout immédiatement espèce de larve ! L’intendante. Encore elle. Sa voix me transperce le crâne comme une perceuse mal réglée. Je sursaute tellement fort que je manque de tomber de mon… lit. Enfin, ma planche en bois légèrement plus confortable qu’un cercueil. Je n’ai dormi que trois heures. Peut-être quatre, si on compte le moment où j’ai fermé les yeux en priant pour que le grenier ne s’écroule pas sur moi. — J’arrive… j’arrive… grogné-je d’une voix pâteuse. Je me redresse, les muscles aussi raides que si j’avais couru un marathon sur des tessons de verre. Mes paupières brûlent. J’ai l’impression que du sable s’y est installé pour m’empêcher de cligner normalement. Mais bon, hein. La vie d’oméga, c’est le luxe : pas de sommeil, pas de petits-déjeuners, pas de respect. On adore. Je dévale les escaliers étroits du grenier, faillis me tuer deux fois (les escaliers grincent et bougent comme si quelqu’un avait décidé de les fabriquer avec des baguettes chinoises), puis j'arrive en cuisine. La pièce est immense, chaleureuse… enfin, chaleureuse pour les autres. Le sol est carrelé, les murs recouverts d’étagères pleines d’épices et de bocaux, et la longue table centrale brille tellement qu’on peut voir son reflet. Normal, devinez qui la frotte tous les jours avec amour forcé ? Bref. Je me poste devant le plan de travail et commence ma routine : — sortir les œufs, — allumer le four, — couper des fruits, — cuire les viandes, — faire chauffer l’eau, — préparer des pâtisseries. Oui, seule. Parce que je suis l’oméga la plus résistante, c’est forcément moi qui me tape TOUT. L’intendante rôde derrière moi. On dirait un vautour en robe beige. — Dépêche, grogne-t-elle. La Luna n’attend pas. — Oui, oui, je sais. Je suis née pour servir, hein, soufflé-je sans me retourner. Elle n’aime pas mon ton. Elle déteste que je réponde. Ses talons claquent contre le sol. — Fais attention à ce que tu dis, orpheline. — T’inquiète, j’ai pas assez dormi pour être insolente… enfin j’crois. Elle plisse les yeux, mais avant qu’elle ne riposte, la porte s’ouvre. Phyllis entre. La seule lumière dans ce manoir rempli de ténèbres déguisées en loups. La cadette de la famille Alpha, 14 ans, petite, frisée, des yeux doux. Elle ne m’a jamais insultée. Jamais ignorée. Jamais frappée. Mais elle ne peut pas intervenir non plus. Politique de meute, blabla, hiérarchie, blabla, “ne protège pas la paria”, blabla. — Bonjour, Anémie, dit-elle doucement. Je sursaute presque. Une voix aimable ? Dans cet endroit ? C’est suspect. — Oh… salut Phyllis. — Laisse-la tranquille, aboie l’intendante. Elle doit travailler. Phyllis fronce les sourcils. — Vous n’avez pas besoin de crier. Je suis juste venue prendre mon verre d’eau. L’intendante ravale sa rage. Elle ne peut pas s’en prendre à la fille de l’Alpha. Alors elle se retourne vers moi, frustrée, comme si j’étais sa défouloir préféré. — Bouge-toi. Les assiettes doivent être servies dans dix minutes. J’ai envie de lui répondre un truc du genre “et toi, ça te dirait de bouger ton balai coincé”, mais je n’ai pas envie d’être privée de dîner pendant une semaine. Je continue donc de préparer le repas, mes mains allant plus vite que ma tête encore dans le brouillard. Quand tout est prêt, j’aligne les plats : œufs brouillés, pain chaud, lard grillé, fruits juteux, crêpes au miel… Le genre de petit-déjeuner qui pourrait nourrir un dieu. Spoiler : je n’y ai jamais goûté. Je sers la table, puis j’attends dans un coin, comme d’habitude, pendant que la familles Alpha, Bêta, Gamma et quelques guerriers viennent se goinfrer. Asher me fixe avec dédain, Nia avec mépris, Phyllis avec compassion, et quand aux autres; du mépris. Ils mangent. Ils rient. Ils racontent leur vie trop parfaite. Moi, je suis invisible. Enfin, non. Ils me voient très bien, mais juste pour me donner des ordres. Quand tout le monde repart, je retourne à la cuisine pour manger ma part… À savoir : une assiette raclée, un petit pain tombé par terre, ou ce qu’il reste dans un bol. Aujourd’hui : trois morceaux de pomme, froids. Formidable. J’approche ma main quand je vois l’heure. — Merde… merde, je suis en retard ! Je laisse tomber la pomme (RIP) et attrape mon sac. Je cours dans le couloir comme si ma vie en dépendait — ce qui, soyons honnêtes, n’est pas totalement faux. Je traverse la cour. Les feuilles craquent sous mes pas, l’air pique mes poumons. J’entre dans l’école de la meute. Et là, festival. Des regards assoiffés de jugement. Des murmures. Des rires étouffés. — Tiens, voilà la clocharde. — T’as pris ton bain dans une flaque ? — Regarde ses cheveux… on dirait qu’elle vieillit à l’envers. Je lève les yeux au ciel. — Oui oui, bonjour à vous aussi, b***e de rayons de soleil mal éteints. Personne ne m’entend. Ou plutôt : personne ne veut m’entendre. Je me dirige vers ma classe quand soudain une main m’attrape. Et me plaque contre le mur. — Alors, l’orpheline, on court comme un chiot abandonné ? ricane un des amis d’Asher. Derrière lui, deux sous-fifres de Nia rigolent. Ils pensent que c’est encore un jour normal où ils peuvent me maltraiter gratuitement. Mais aujourd’hui, je suis TRÈS en retard. Et j’ai TRÈS peu dormi. Et j’ai TRÈS faim. Donc, sans réfléchir, je lève mon genou et — BAM — dans son entre-jambe. Il se plie en deux. — Touches-moi encore et je t’envoie embrasser le sol, crétin, grogné-je. Ils restent bouche bée. Moi-même je ne sais pas d’où cette énergie sort, mais merci, adrénaline. Je trace jusqu’en classe. J’ouvre la porte. Et bien sûr… ils sont là. Asher. Nia. Assis côte à côte comme deux rois et reines d’un royaume pourri. Ils me regardent comme si j’étais une tache sur leur table. — Oh, l’orpheline nous honore de sa présence, chante Nia. — Il était temps. Tu t’es perdue dans une benne à ordures ? ajoute Asher. La classe éclate de rire. Même le prof sourit. Oui, même eux me détestent. Mais bon. Ça ne m’empêche pas d’être la meilleure élève de toute la promo. Ça doit les rendre malades, d’ailleurs. Tant mieux. Le cours passe lentement. Trop lentement. Les profs parlent, les élèves chuchotent, et moi, j’attends la fin. Aujourd’hui, c’est un jour spécial. Les examens sont terminés. On a un mois complet de repos. Ensuite, un mois de préparation pour la fête de la moisson. Ça fait… deux mois de liberté relative. Et surtout… Dans deux mois, j’aurai 18 ans. Le jour même de la fête de la moisson. Le jour où je pourrais enfin obtenir mon loup. Mon vrai moi. Ma force, ma puissance… Mon compagnon destiné. Je me demande à quoi il ressemblera. S’il sera gentil. S’il sera fort. S’il aura un regard doux ou un sourire moqueur. Ou s’il me rejettera comme tous les autres. À la pause, je m’éclipse. Je vais dans mon coin derrière le vieux bâtiment abandonné, là où personne ne vient. Je mange ce qu’il reste de mon “petit-déjeuner” — un bout de pain sec récupéré dans ma poche. Je ferme les yeux un instant. Et je rêve. Juste un peu. Le soir, je rentre à la maison de la meute. Je termine mes corvées : lavage, rangement, balai, lessives, vaisselle. Le tout sous le regard accusateur de l’intendante. Puis, miracle : on me tend une enveloppe. Ma paye. Le salaire minuscule qui me permet d’acheter mes fournitures, mes vêtements, mon savon. La Luna finance mes études, heureusement, sinon j’aurais été renvoyée depuis longtemps. Je monte au grenier, exténuée. Je suis sur le point de m’écrouler sur mon lit quand— BAM ! La porte du grenier s’ouvre violemment. Deux gardes entrent. Leurs yeux sont froids. Leurs bras massifs. Leur ton sans émotion. — Anémie. Tu viens avec nous. — Pardon ? Pourquoi ? Je n’ai rien fait ! Ils ne répondent pas. Ils m’attrapent par les bras. Sans délicatesse. Sans explication. Et je sens mon cœur tomber dans ma poitrine. Quelque chose ne va pas. Quelque chose de grave. Et pour la première fois depuis longtemps… J’ai peur.
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