Chapitre 10

2359 Words
Chapitre 10 Juillet 1966 – Ippon ! La voix de l’arbitre claqua comme un coup de fouet sous la voûte du stade Pierre de Coubertin, doublant le bruit de la chute après un haraï-goshi impeccable – le « spécial » de Gérard. Son adversaire se releva et lui donna une petite tape complice sur l’épaule, avec la sportivité traditionnelle des judokas reconnaissant la beauté du mouvement réussi par un autre. Gérard rajusta son kimono, recula de quelques pas pour le saluer et quitta le tatami sans pouvoir s’empêcher de dresser le poing vers le ciel en signe de victoire. Il avait enfin décroché sa ceinture noire ! Deux ans d’effort. La compétition était rude. Cinq combats à la suite, contre des ceintures marron prétendant également au grade. Autant dire des adversaires très motivés… Épuisant. Il fallait aligner cinq victoires d’affilée – ce qui arrivait bien sûr exceptionnellement – ou en totaliser dix en plusieurs fois. Avec quelques compétitions par an seulement, et les études de médecine par-dessus, Gérard s’était demandé s’il y arriverait un jour. De plus, il avait bêtement recommencé à fumer, ce qui n’était guère recommandé pour une activité physique qui exigeait beaucoup de souffle. Le stress. Autrefois, il avait démarré comme tout le monde, en terminale, pour faire le malin. Avec des P4, ces cigarettes dégueulasses vendues en paquets de 4, comme leur nom l’indiquait. Pas chères et plus faciles à planquer. Puis il était passé aux Gitanes filtre. Il s’était arrêté un peu plus de deux ans auparavant, après sa ceinture marron, houspillé par son professeur de judo. Là, il avait repris à cinq, six cigarettes par jour, à distance des séances d’entraînement, et en avalant des monceaux de pastilles Mental pour que le Maître ne sente pas l’odeur du tabac quand il lui disait bonjour. Mais il avait repris quand même. Et il aurait toujours une bonne excuse pour en allumer une autre, et puis encore une autre jusqu’à revenir à un paquet par jour. Pour l’heure, Gérard savourait sa victoire. Il avait atteint un but qu’il s’était fixé. Au moins une chose que j’aurai réussie dans ma vie, se dit-il. Son professeur le congratulait vigoureusement. Son jeune frère, qui avait maintenant dix-huit ans, et sa sœur de quinze ans avaient tenu à l’accompagner pour ce qu’ils espéraient bien être son accession au premier dan – il ne lui restait plus qu’un point à marquer. Ils accouraient depuis les gradins pour le féliciter. Sa petite amie Marie-Christine, étudiante en droit rencontrée l’an dernier au bal de l’X, était venue avec eux. Il la contempla, soudain ému. Pourrait-il un jour être heureux avec elle ? * Alain rétrograda en seconde avec un double débrayage et déboîta brutalement pour doubler une Fiat 600 qui se traînait sur la file de gauche. Il lui fit une queue de poisson pour lui signifier son mécontentement, puis s’engouffra sur la place de la Concorde dans un crissement de pneus. Sa pauvre voiture commençait à se déglinguer quelque peu sous l’influence de ses sollicitations intempestives. Il allait devoir faire quelques appels du pied à Papa-Maman pour la remplacer. Évidemment, son succès au concours de l’Internat aurait été un prétexte fructueux, mais il n’en prenait guère le chemin. De toute façon, ils n’attachaient pas une grande importance à ce titre dont ils connaissaient mal la signification. L’important pour ces propriétaires d’une grosse droguerie, qui étaient partis de rien et avaient toujours travaillé dur, était que leur fils unique devienne médecin. La pérennité de l’entreprise familiale était assurée par un neveu, déjà dans la place. Ils étaient prêts à céder à tous les caprices d’Alain, sans réaliser qu’ils ne lui rendaient pas vraiment service. Ce dernier était une fois de plus très tendu. La police traînait à nouveau dans les parages, et il n’aimait pas cela du tout. Il avait encore augmenté sa consommation de Meccarillos. Les dix à quinze cigarillos quotidiens incommodaient ses voisins et lui donnaient une haleine de chacal, mais il n’en avait cure. Et il avait peu d’occasions d’embrasser les filles malgré son fric et sa voiture. De temps en temps, il allait à la piscine Deligny pour lorgner les femmes qui prenaient leur bain de soleil seins nus, mais il n’osait jamais les aborder. Quand ça le travaillait trop, il se masturbait ou même allait au Bois de Boulogne. Le sordide l’attirait irrésistiblement et il passait parfois de longues heures à regarder en s’excitant le ballet des filles à moitié dénudées, révélées par les phares des voitures rôdant dans les allées sombres, avant d’en choisir une avec soin. Encore un peu plus de temps perdu pour la préparation du concours… * Élisabeth plaqua les deux derniers accords de la douzième étude de Chopin sur le magnifique Pleyel demi-queue de l’appartement familial. La douzième, opus dix, dite La révolutionnaire. Sa préférée, et le test pour voir si elle était en forme : la main gauche était diabolique. Elle jouait souvent une demi-heure avant de sortir pour une conférence d’internat ou un dîner. Cela la détendait. Elle commençait à avoir un répertoire impressionnant : Chopin, Beethoven, Fauré, Ravel, Debussy… Si son désir de faire médecine n’avait pas été aussi grand, elle aurait bien tenté le Conservatoire. Sa mère ne s’y serait sûrement pas opposée. Mais elle était heureuse de son choix. Au moins pouvait-elle lire dans le regard des autres, à défaut d’admiration ou de désir, la reconnaissance. Élisabeth était consciente de son physique peu avantageux, qu’elle n’avait pas vraiment cherché à améliorer jusqu’à présent. Pourtant, un bon coiffeur et un maquillage approprié auraient suffi à la rendre plus attirante. Un jour, elle s’occuperait de tout cela. Quand elle aurait passé son concours. Ou quand le besoin de tendresse deviendrait trop important. Pour l’instant, elle le compensait sans trop de mal. Elle voyait Alain tous les jours, puisqu’ils étaient dans le même service. Il était plutôt gentil avec elle. Une sorte de solidarité inconsciente liait ces deux individus un peu à l’écart du groupe, bien qu’ils soient très différents. Elle, élevée au sein d’un milieu intellectuel aisé ; lui, fils unique de riches commerçants. Il l’emmenait souvent dans sa voiture bruyante empestant le cigarillo, qu’il conduisait toujours comme s’il était sur le point de franchir la ligne d’arrivée des Vingt-quatre heures du Mans. Élisabeth était à la fois terrifiée et excitée par ce comportement si éloigné de son éducation. Mais une partie de la personnalité d’Alain demeurait inaccessible et, à vrai dire, ne lui plaisait pas trop. Cette fascination pour la mort – il ne ratait jamais l’autopsie de ses malades –, ces numéros de Playboy qui traînaient de temps à autre sur le plancher arrière de sa voiture… Elle s’était aussi aperçue qu’il tenait une sorte de journal sur un cahier à spirales, qu’il protégeait soigneusement du regard des autres. Enfin, elle supposait que c’était un journal. Ce n’était manifestement pas un cahier de notes pour les cours, auxquels il n’assistait d’ailleurs jamais. Une fois, à la faveur d’un moment d’inattention, elle l’avait vu faire un dessin dans ce cahier, à côté d’inscriptions illisibles. Un dessin qui n’avait rien de médical. Il lui avait semblé reconnaître une femme nue, écartelée et mutilée. Malgré l’indiscutable coup de crayon du dessinateur, elle n’avait pas eu envie d’en voir davantage. * Michel s’assit sur le strapontin, dans le sens de la marche. Le métro se mit en branle avec le bruit familier et rythmique qui berçait le voyageur somnolent et le plongeait subrepticement dans le sommeil. Sa deux chevaux était en révision pour la journée et cela lui donnait l’occasion de goûter cette atmosphère particulière qu’il aimait bien. Le bruit, l’odeur, les passagers… À travers la fenêtre du wagon, il vit passer l’entrée d’un tunnel qui s’enfonçait sur la droite dans le noir. Il avait toujours eu envie d’explorer ces tunnels mystérieux à pied, avec une lampe de poche. Où allaient-ils ? À quoi servaient-ils ? Serait-il assez audacieux pour s’y introduire un jour sans se faire prendre par un contrôleur ? Cela restait un fantasme qui ne serait probablement jamais concrétisé. La jeune fille assise en face de lui leva les yeux de son livre et croisa brièvement son regard. Elle était plutôt jolie et légèrement vêtue, étant donné la température de cette journée d’été. Jupe assez courte, jambes nues, corsage blanc nacré largement ouvert en haut, laissant apercevoir la naissance des seins. Michel ressentit instantanément un désir puissant. C’était toujours pareil chaque fois qu’il voyait une femme. Il ne pouvait s’empêcher de la déshabiller en pensée, d’imaginer sa poitrine nue, son ventre, la courbe de ses fesses… Il se demanda s’il arriverait à se calmer un jour. Ce besoin irrépressible de séduire et de faire l’amour, même lorsqu’il était amoureux, lui avait déjà joué des tours. Il pensa à Anne-Marie. Il ne l’avait pas revue depuis un mois. Ils avaient dîné ensemble au Vagenende. Un excellent civet de lièvre. La spécialité de ce restaurant à l’ancienne. Elle allait mieux et avait repris sérieusement ses études de droit. Le triste épisode de Lariboisière avait dû entraîner un choc salutaire. Leurs rapports étaient maintenant strictement amicaux – une première pour Michel, qui avait les plus grandes difficultés à oublier toute arrière-pensée dans ses rapports avec le s**e opposé. Tiens, elle avait dû lire les journaux ces jours-ci. Elle allait sûrement l’appeler pour lui en parler. Il faudrait qu’il la prévienne que Pierre voulait la contacter. Le pauvre Pierre. Il ne méritait vraiment pas ce qui lui était tombé dessus. Il voulait sûrement reparler avec Anne-Marie de la mort de son père. Michel avait plus ou moins laissé tomber, depuis le temps. Il ne voyait pas comment on pouvait avancer, dans la mesure où la police avait classé l’affaire. Anne-Marie elle-même en parlait moins souvent. Elle paraissait s’être fait une raison. Après tout, cela serait une bonne chose qu’elle fasse la connaissance de Pierre. Un type bien. Voilà que je me transforme en entremetteur, se dit-il en riant sous cape. Michel reporta toute son attention sur la jeune fille qui venait à nouveau de lever les yeux de son livre. Il lui adressa son sourire le plus charmeur. Elle ébaucha un sourire en retour et rosit légèrement. Ravi, il se pencha vers elle pour engager la conversation. * Pierre arriva en avance et s’installa à la table qu’il avait réservée. Le Jardin de Ming commençait à se remplir. Il aimait bien ce restaurant chinois de la rue Saint-Sulpice où il avait fixé rendez-vous à Anne-Marie. Il avait l’avantage d’être relativement calme. Leur petit groupe y avait néanmoins passé quelques soirées fort animées. Une fois, Gérard – à qui on supprimait d’autorité les couverts occidentaux, ne lui laissant que les baguettes afin que les autres aient une chance d’avoir un peu plus que des restes… – avait empoigné la quatrième bouteille de rosé que le garçon apportait et tenté de se servir, sans s’apercevoir qu’elle n’était pas encore débouchée ! Elle l’avait accueilli très gentiment, après avoir été prévenue par Michel de son appel. Tout ça faisait très agent secret. Il ne lui manquait plus que le journal plié sous le bras ou l’œillet à la boutonnière ! De fait, il avait dû lui décrire la tenue qu’il porterait ce soir, et il se sentait ému comme un collégien. D’autant que finalement, il n’avait pas grand-chose à lui annoncer de concret. Il devait s’avouer qu’il avait surtout envie de la connaître. Elle n’avait peut-être plus très envie de remuer certains souvenirs. Il devina que c’était elle dès qu’elle s’encadra dans la porte centrale. Brune avec des cheveux tombant jusqu’aux épaules, des yeux verts en amande. Bien habillée. Et très jolie. Il eut un choc. Ce Michel a eu vraiment les plus belles, ne put-il s’empêcher de penser avec une pointe de jalousie. Elle se dirigea vers lui sans hésitation. Il se leva précipitamment et faillit renverser le cocktail maison qu’il avait commandé en attendant. – Bonsoir. Je suppose que vous êtes Anne-Marie. Moi, c’est Pierre. – Je vous aurais reconnu facilement, sourit-elle. – Ah bon, pourquoi ? Il commençait à rougir bêtement. – Michel m’a beaucoup parlé de vous. Et je savais comment vous seriez habillé. Bien sûr, quel idiot. Elle continuait à lui sourire avec naturel et il se sentit tout de suite à l’aise. Elle respirait la fraîcheur malgré les épreuves qu’elle avait déjà subies. Ils s’installèrent de part et d’autre de la petite table. – J’espère que cela ne vous ennuie pas de dîner avec moi. Ma démarche vous a peut-être paru bizarre, mais il s’est passé tellement de choses terribles depuis le début de nos études de médecine, et, euh… je crois que vous en aviez parlé avec Michel… Il s’arrêta au milieu de sa phrase, ne sachant plus quoi dire. Devait-il faire mine de ne pas être au courant des circonstances qui avaient conduit à cette discussion ? – Oui, après mon avortement en novembre. Il fut à la fois désarçonné et soulagé par sa franchise. Il ignorait néanmoins que Michel avait été à l’origine de ce drame. Le secret avait été gardé. – Malheureusement, bien que je reste convaincue que Papa ne s’est pas suicidé, je ne vois pas comment faire avancer les choses. Mais Michel m’a dit ce qui vous était arrivé il y a quelques jours. C’est épouvantable. Pierre éprouva de l’admiration pour cette jeune fille dont émanait une indiscutable dignité. Il lui raconta tout. Le jeu de séduction de Béatrice – il se surprit à en parler avec naturel, comme s’ils se connaissaient depuis longtemps – et la découverte du crime, ses entretiens à la P. J., la grossesse découverte à l’autopsie, sa rencontre avec Maret. Puis ils reparlèrent des événements de 1963. Anne-Marie trouvait l’hypothèse de Pierre tout à fait plausible. Un tueur encore en liberté… Mais c’est vrai qu’il n’y avait pas l’ombre du début du commencement d’une preuve pour l’étayer… Dans ces conditions, la police ne reviendrait jamais sur ses conclusions. Et cet autre meurtre récent la troublait. Y avait-il un rapport ? Le dîner passa très vite. Ils avaient commencé à se tutoyer dès le début du repas. Ils allèrent ensuite prendre un pot chez Georges, au Comptoir des Canettes. Histoire de se changer les idées, convinrent-ils d’un commun accord. Ils écoutèrent un peu de guitare, puis partirent. Il était près de minuit et on était encore en semaine. Lorsqu’ils se séparèrent, elle lui tendit sa joue très simplement. Il sentait bien que quelque chose se passait entre eux, mais ne sut pas très bien quoi lui dire pour prolonger ce courant. Une fois de plus, il maudit sa timidité. Le lendemain, dans l’ambiance morose qui régnait en pneumologie depuis l’assassinat de Béatrice, il pensait encore à elle. Il n’avait plus rien à lui raconter. Plus de prétexte officiel pour lui téléphoner. Oserait-il la rappeler pour lui demander de la revoir ? Ce geste si simple qu’un Michel aurait effectué depuis l’aube, il n’arrivait pas à le faire. De toute façon, elle n’était probablement pas chez elle en ce moment. De plus, elle ne lui avait donné aucun signe d’encouragement. Enfin, il ne lui semblait pas en avoir remarqué. Comment allait-elle l’accueillir au téléphone ? Trois fois, il s’isola dans le bureau de la surveillante pour composer le numéro, trois fois il reposa précipitamment le combiné avant d’entendre la sonnerie, furieux contre lui-même. Vers midi et demi, on vint lui dire qu’il avait un appel. Il porta l’écouteur à son oreille distraitement, tout en continuant à lire le dossier d’un entrant. – Pierre ? C’est moi. Il reconnut instantanément la voix et ressentit un curieux mélange d’exaltation et d’apaisement. Elle venait de faire le premier pas à sa place. – J’avais tellement envie que tu m’appelles, répondit-il simplement.
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