Chapitre 11

2131 Words
Chapitre 11 Un épais nuage de fumée odoriférante planait dans le bureau de l’inspecteur Buchot. Celui-ci, la pipe au bec, était plongé depuis deux heures dans les liasses de documents éparpillées devant lui. Cela n’avait pas été facile. Il avait prévenu Maret qu’il allait consulter les comptes rendus d’interrogatoires des différents témoins dans l’affaire Rabot, certains d’entre eux étant également témoins dans l’affaire du meurtre de l’élève infirmière… Bien entendu, l’autre n’avait pas été dupe et lui avait demandé avec insistance de le tenir au courant de tout ce qu’il pourrait trouver d’intéressant. Dans la foulée, Buchot avait fait ressortir celui de l’assassinat de Maître Hubert, toujours non élucidé, et de la mort de Malorgue, déclarée consécutive à un suicide. Maret avait participé à toutes ces enquêtes. Pour Rabot, il fallait bien avouer qu’il manquait seulement les aveux du meurtrier présumé. Et l’arme du crime, dont il avait eu tout le temps de se débarrasser. Pas d’alibi. Ses empreintes partout. Pas d’autre suspect. Cependant, il fallait aussi reconnaître qu’il n’y avait pas de mobile très évident en dehors de la misanthropie maladive du bonhomme. Mais tous les misanthropes ne deviennent pas des tueurs sanguinaires… Buchot avait la désagréable impression qu’on avait un peu cédé à la pression populaire qui exigeait rapidement un coupable. Maître Hubert était un jeune avocat, qui habitait dans un quartier modeste. Il semblait avoir été poignardé par surprise puisqu’il n’y avait aucune trace de lutte. On lui avait pris son portefeuille. Aucun indice. Aucun problème familial connu. Peu d’ancienneté dans le métier. Il n’était mêlé à aucune affaire louche. Le meurtrier n’avait jamais été retrouvé. Crime de drogué en manque ? Le professeur Malorgue avait été retrouvé au pied des escaliers de la Faculté des Saints Pères au petit matin par le gardien de nuit. Vu l’état du corps, il avait dû tomber d’un des étages supérieurs… Probablement du sixième, où se trouvait son bureau… Le gardien n’avait entendu aucun bruit suspect, mais le bâtiment était très grand et son intempérance notoire devait quelque peu émousser ses capacités auditives. Là encore, pas de trace de lutte. Le professeur n’avait laissé aucune lettre, mais sa femme avait indiqué qu’il paraissait abattu ces derniers temps. Sa fille ne croyait pas au suicide, mais cette thèse avait été retenue en l’absence d’autre élément et notamment de mobile. L’homme était bon mari, bon père, ancien héros de La Résistance. Une personnalité éminemment sympathique. Béatrice Ravenel. Retrouvée étranglée chez elle. Pas de traces de lutte ni de violences sexuelles. Pas d’empreintes en dehors de celles de Pierre Banari sur la porte d’entrée et celle de la salle de bain, et celles de la victime. Banari était à l’évidence hors de cause. La température corporelle était basse et la rigidité cadavérique déjà installée au moment où le légiste était arrivé sur les lieux, une heure plus tard ; de plus, son alibi à l’heure du décès avait été vérifié. La jeune fille était l’aînée d’une famille de trois enfants. Ses parents, propriétaires d’une entreprise de papeterie, habitaient à Châteauroux. Ils avaient loué ce petit studio pour leur fille qui faisait ses études d’infirmière à l’école de la Pitié-Salpêtrière. Elle recevait assez souvent d’après les voisins, mais ceux-ci n’avaient rien remarqué le soir du crime. Pas d’indice permettant d’identifier un suspect jusqu’à présent. Pas de piste dans l’entourage professionnel. Oui, pour les trois premiers décès au moins, les conclusions étaient logiques. Mais si on ne croyait pas trop aux coïncidences, on pouvait tout aussi bien imaginer un autre scénario. Comme celui échafaudé par le jeune Banari. Cependant, pour l’étayer, il fallait au moins un début de preuve. Buchot commençait à avoir l’impression que Maret avait été complètement inhibé dans son raisonnement par le fait que Rabot ait déjà été exécuté pour le premier crime au moment des morts suivantes. Il aurait été obligé de reconnaître qu’il avait contribué à envoyer un innocent à la guillotine. Il se replongea dans les documents à la recherche de détails permettant de relier les quatre meurtres, sans tenir compte de l’heure avancée. C’était l’été et les journées étaient longues. De toute façon, personne n’attendait ce célibataire endurci chez lui. Il tiqua soudain sur un document parfaitement anodin. L’état civil de Chantal Lacorre. Domiciliée à Pantin. Fille de Jules Lacorre, artisan plombier, né à Bourges, et de Marguerite Bernard, sans profession, née à Châteauroux. Tiens, tiens. La ville où habitaient les parents de Béatrice. Les pauvres parents Lacorre. Ils avaient dû se saigner aux quatre veines pour payer les études de leur fille. Voilà pourquoi elle avait une bourse. Madame Lacorre connaissait-elle la papeterie Ravenel ? Sans doute. C’était un lien bien ténu, mais il pourrait quand même chercher de ce côté. On ne savait jamais… Cependant, quelque chose le turlupinait. Une impression de « déjà lu ». Mais oui ! Châteauroux. Où avait-il vu cette ville ? Il reprit fébrilement les dossiers. Voilà : Fernand Rabot, né à Châteauroux. Cela tournait à l’invasion berrichonne ! Trois personnes venaient de cette ville de la France profonde où beaucoup de gens se connaissaient. Mais Maret avait sûrement posé la question à la mère de Chantal Lacorre au sujet de Rabot. Il avait quand même envie d’aller faire un tour à Pantin. En espérant que cela ne remuerait pas trop les pauvres parents. * Les Lacorre habitaient rue Vaucanson. Il savait que le père exerçait son métier d’artisan plombier avec l’aide de son fils. Ils étaient partis tous deux au travail quand Buchot se présenta à la porte de leur pavillon à dix heures. Le pavillon, assez grand, était plutôt moche, heureusement à moitié dissimulé par deux arbres qui s’élevaient dans la cour. Il était situé dans une petite rue menant au Pré Saint-Gervais. Autour, de petits immeubles lugubres et un garage. Le rêve de la montée à la capitale s’était heurté aux dures réalités… Marguerite Lacorre ouvrit le petit portillon au premier coup de sonnette. Elle était voûtée, ridée. Ses yeux noisette, qui avaient dû la rendre séduisante autrefois, étaient maintenant soulignés de poches qui la faisaient ressembler à un épagneul. Elle portait une robe grise, avait les cheveux gris, et paraissait plus vieille que son âge. Toute la tristesse du monde dans le regard. Il se sentit coupable de venir raviver sa douleur. – Madame Lacorre ? Inspecteur Buchot, de la Police Judiciaire. Pardonnez-moi de vous déranger, il n’y a absolument rien de grave, mais j’aurais souhaité vous poser quelques questions complémentaires. Il existe une petite possibilité qu’il y ait un lien entre une affaire criminelle récente et le meurtre de votre fille. Instantanément, sans savoir pourquoi, il eut l’impression qu’elle était terrifiée. Oui, c’était bien de la peur dans son regard. Il se dit qu’il avait peut-être enfin déniché quelque chose et ses scrupules s’envolèrent. – Puis-je entrer quelques instants ? – Euh, oui, bien sûr. Elle s’effaça pour le laisser passer. Il remarqua que sa main tremblait légèrement. Mais comment… ? – Je vais vous expliquer. Il pénétra dans un salon meublé en pur Lévitan. Madame Lacorre le pria de s’asseoir. Il posa ses fesses sur un des fauteuils et attendit qu’elle s’installe à son tour. – Voilà, ce n’est peut-être rien, reprit-il, mais une jeune élève infirmière a été tuée il y a quelques jours, et il se trouve que ses parents habitent Châteauroux. Or j’ai vu que vous y étiez née. Ainsi d’ailleurs que Fernand Rabot, l’assassin de Chantal. Plusieurs crimes ou morts suspectes sont survenus dans le même groupe de personnes. Alors, je me demandais si nous aurions pu trouver des connaissances communes… Mais je suppose qu’on a déjà dû vous poser la question il y a trois ans à propos de Fernand Rabot. Il vit tout de suite qu’il avait mis le doigt sur un point sensible. Elle était manifestement paniquée. Mais cela n’avait rien à voir avec la famille Ravenel. – J’ai dit et répété que je n’avais jamais entendu parler de lui auparavant. Pourquoi vient-on encore m’embêter avec çà ? dit-elle avec une précipitation qui attisa encore la méfiance du policier. Il se souvint avoir lu quelque part que seul le père de Chantal avait assisté au procès. On avait bien sûr mis cela sur le compte du choc émotionnel. Il était maintenant certain qu’il y avait une autre explication. – Madame Lacorre, insista-t-il sans pitié tout en se félicitant de l’avoir trouvée seule chez elle, cherchez bien. Châteauroux est une ville où beaucoup de gens se connaissent depuis l’enfance. Vous aviez à peu près le même âge que lui. Vous avez quitté Châteauroux pour vous marier, à l’âge de vingt-deux ans. Fernand Rabot en est parti quelques années plus tard. Vous ne l’aviez jamais rencontré à l’école, en ville, au café, chez des amis ? Elle sembla se recroqueviller encore un peu plus et lâcha dans un souffle : – Il ne faut pas que mon mari sache quoi que ce soit. Il est terriblement jaloux et parfois même v*****t. Buchot se demanda comment cette pauvre femme, précocement vieillie, pouvait encore inspirer des sentiments aussi passionnels et se dit que l’amour était vraiment aveugle. – Je vous promets qu’il ne saura rien de cette conversation. De plus, cette horrible affaire est classée et Rabot a payé pour son crime. – Dans ce cas, je vais tout vous dire. Mais surtout… – Je vous l’ai déjà promis, Madame. Parlez maintenant, dit-il avec un brin d’impatience. Ce que Marguerite Lacorre avait à dire, et qu’elle lui confia d’une voix tremblante, était qu’elle avait effectivement connu Fernand Rabot à Châteauroux. Il faisait partie de sa b***e de copains, avec laquelle elle avait rompu tout contact dès ses fiançailles et après son mariage, en raison de la jalousie maladive de son cher et tendre. Elle avait retrouvé par hasard Fernand à Paris, un jour où elle était allée seule à la Samaritaine – pour les corvées de courses, on condescendait à relâcher la surveillance… Ils avaient été, audace suprême et impardonnable, prendre un café ensemble ! Le temps de se raconter ce qu’ils étaient devenus l’un et l’autre, et en particulier pour Marguerite de lui dire que sa fille aînée faisait médecine, et d’apprendre qu’il travaillait à la Faculté. Bien entendu, elle n’avait jamais osé avouer cette abominable trahison à son Othello berrichon… – Mais votre mari a bien reconnu Fernand Rabot au procès ? – Il ne l’avait jamais vu auparavant. J’ai rencontré Jules (il réprima un sourire) à un bal à Bourges. J’y étais allée seule. Nous sommes tombés amoureux, un vrai coup de foudre. Je suis tombée tout de suite enceinte de Chantal, ajouta-t-elle en rougissant. Buchot ne put s’empêcher d’imaginer la scène, à la sortie d’un bal bien arrosé, en pleine campagne, à l’abri d’une bouchure… Nous nous sommes mariés très vite et sommes montés ensuite à Paris. Jules avait sept ans de plus que moi et travaillait déjà comme artisan plombier. Histoire de mettre encore plus de distance avec les anciens amis de Marguerite. Ce type devait être un grand malade. Malgré sa promesse, Buchot avait très envie de lui rendre une petite visite. En tout cas, il commençait à comprendre. Maret n’avait pas poussé très loin l’interrogatoire sur les rapports éventuels entre Marguerite et Fernand. Le mari était présent, le couple devait être dans l’état que l’on devine, et il n’y avait pas besoin de les torturer davantage puisqu’on avait un coupable tout désigné. Parallèlement, il sentit une sourde colère le gagner. Il était évident que Rabot était relativement aimable avec Chantal parce que c’était la fille de son ancienne camarade de jeux. Il devenait hautement probable qu’il ne lui aurait fait aucun mal à moins d’une crise de folie passagère, rejetée par les experts. Si Marguerite avait dit cela lors de l’enquête, celle-ci aurait pris une tout autre tournure et Maret aurait cherché ailleurs. Mais elle avait préféré protéger sa petite vie d’épouse obéissante. Au mépris de celle de Rabot. Mais pourquoi ce dernier n’avait-il pas fait état de ses relations avec la mère de Chantal ? Même s’il lui avait promis le secret, l’enjeu était trop grave. Sa misanthropie obsessionnelle lui avait-elle fait perdre toute raison ? Il semblait n’avoir jamais bien réalisé ce qui lui arrivait et s’était muré dans un silence hostile tout au long de son procès, seulement interrompu par des insultes au jury ou à l’assistance. Saurait-on un jour la vérité sur ce qui s’était passé dans sa tête ? Buchot se promit de rechercher des indices dans les notes de Maître Hubert, si elles existaient encore. Lorsqu’il reprit la parole après un long silence, son ton était lourd de menaces. – Madame Lacorre, est-ce que vous vous rendez compte que si vous aviez parlé de cela à l’époque… – Vous aviez promis, pleurnicha-t-elle, inaccessible à toute logique. – Oh, ce n’est pas le problème, cela ne changerait plus rien maintenant. Je vous plains, Madame, je vous plains à double titre, dit-il en se levant, écœuré. Vous avez perdu votre fille dans des circonstances horribles. Mais vous avez laissé condamner un homme probablement innocent en toute connaissance… – elle secouait frénétiquement la tête de droite à gauche en signe de dénégation – oui, j’insiste, en toute connaissance de cause. Il se dirigea vers la porte, suivi par Madame Lacorre qui se tordait les mains en gardant les yeux baissés. Puis il se retourna vers elle. – Je suis dans l’obligation de vous prévenir, lui dit-il d’un ton glacial, que je serai probablement amené, en fonction des besoins de mon enquête, à revenir vous voir pour vous poser quelques questions complémentaires. Bien entendu en l’absence de votre mari… tout au moins dans un premier temps, ajouta-t-il avec une pointe de sadisme. Elle ne répondit rien et referma la porte d’un air accablé. Il s’en voulut un instant de sa cruauté, tout en réprimant une bouffée de ressentiment contre ce mari qu’il ne connaissait pas. Il savait par expérience que les plus jaloux étaient souvent ceux qui se permettaient eux-mêmes beaucoup de choses. D’autre part, il savait qu’il devait se garder de toute idée préconçue et qu’il devrait le rencontrer pour avoir un point de vue objectif. Qui n’entend qu’une cloche…
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