Chapitre 12

1490 Words
Chapitre 12 Décembre 1966 Les lourdes portes du centre des examens, rue de l’Abbé de l’Épée, s’ouvrirent, laissant s’échapper un flot d’étudiants surexcités. L’épreuve de biologie, dernière épreuve du concours de l’Internat, venait de s’achever. Des sujets très tordus cette année. On aurait cru que le jury s’était ingénié à mettre les candidats en difficulté. Anévrismes artério-veineux jugulocarotidiens post-traumatiques en chirurgie, cavités cardiaques droites en anatomie… Une grande quantité de candidats avait quitté la salle dès l’énoncé du premier sujet, celui de chirurgie. Ces défections massives avaient incité Pierre à rester et à tenter sa chance, déduisant par simple logique certains symptômes ou complications qu’il ne connaissait pas. Il avait dû puiser dans ses souvenirs d’anatomie de deuxième année pour ne pas rendre copie blanche sur les cavités cardiaques droites ! Là encore, une autre fournée d’étudiants était partie. En médecine et en biologie, ça n’avait pas trop mal marché. Cela suffirait-il à le rendre admissible ? L’oral restait une épreuve terrifiante. Mais son coefficient n’était plus que de vingt pour cent, et on murmurait qu’il serait supprimé l’an prochain. Trop de piston pour les privilégiés du système, fils de patron et autres… Environ dix pour cent de candidats étaient reçus au concours, et rares étaient ceux qui obtenaient l’Internat du premier coup. Certains n’y arrivaient qu’à la cinquième – et dernière – tentative, après un bachotage qui laissait souvent de lourdes séquelles rédactionnelles. Les questions d’internat abondaient en effet en locutions plutôt pesantes dont il était difficile de se défaire après des années de rabâchage. Élisabeth, impassible, avait noirci consciencieusement sa copie, sans difficulté apparente. Sylvie et Michel étaient très pessimistes. Sylvie avait eu beaucoup de mal à écrire plus de quelques lignes en anatomie, Michel avait été peu inspiré par les radiations ionisantes, en biologie… Alain, venu en touriste, avait rendu copie blanche dès la première épreuve. Quant à Gérard, il lui était arrivé une chose inimaginable. Complètement perturbé par le stress, il était rentré chez lui avec sa copie de médecine dans son porte-documents ! Il était bon pour repasser le concours l’an prochain. * L’inspecteur Buchot se massa les yeux avec les poings pour se décontracter. Il piétinait sur tous les fronts et cela commençait à l’agacer sérieusement. On était déjà en mars, près d’un an après les faits, et l’enquête sur le meurtre de Béatrice Ravenel restait au point mort. Impossible de trouver une piste. Pénétrer le monde hospitalier s’avérait très difficile pour de multiples raisons. Le monde du silence… Il était sûr que quelque chose lui avait échappé. Mais quoi ? Ses investigations officieuses n’avançaient guère plus. D’autant qu’il ne pouvait s’y consacrer que pendant ses « temps morts », particulièrement rares. Les autres enquêtes criminelles ne manquaient pas… Il avait quand même eu le temps de passer voir la veuve de Maître Hubert, préférant rechercher d’éventuels indices de ce côté avant de rencontrer Jules Lacorre. Une visite très pénible. La jeune femme habitait toujours dans le même appartement, rue des Lilas, avec son fils de trois ans et demi. Buchot avait été très ému en réalisant que l’enfant était âgé de quelques mois au moment du crime et ne connaîtrait jamais son père. Madame Hubert travaillait dans une société d’assurances, et ses parents, eux aussi parisiens, l’aidaient au maximum de leurs disponibilités en gardant le petit chaque fois que nécessaire. Un drame absolu. Cette soirée terrible était toujours aussi présente dans sa mémoire. Jacques qui ne revenait pas. Il lui arrivait bien sûr de rentrer tard, mais il prévenait toujours s’il devait rejoindre son domicile après vingt-deux heures. Le matin, il partait plus tard pour profiter de son fils. En prononçant cette phrase, elle avait commencé à pleurer et Buchot avait lui-même senti des picotements dans ses yeux. L’attente, de plus en plus angoissée. Le bureau qui ne répondait plus. Vers vingt-trois heures, en désespoir de cause, l’appel téléphonique aux policiers de permanence du commissariat, plus ou moins goguenards au début – un mari qui ne rentre pas à l’heure, la bonne affaire… Il n’a pas de voiture ? Alors, ne vous inquiétez pas, madame ; les accidents de métro, c’est rare. Il a peut-être eu envie d’aller au cinéma ou de dîner avec des collègues… Et puis, le coup de téléphone embarrassé à une heure du matin. Ironie du sort, c’est justement un passant qui revenait du cinéma qui avait trouvé le corps, non loin d’ici. Le portefeuille avait été subtilisé, mais l’agenda avait permis d’identifier la victime. Oui, elle avait gardé ses documents. Elle n’avait pas encore eu le courage d’y toucher. La plus grande partie était restée au cabinet – ils étaient trois associés – mais justement, tout ce qui concernait l’affaire Fernand Rabot, il l’avait gardé ici. Cette histoire l’avait tellement traumatisé. Seule la naissance du petit Christian, en juin, avait pu le dérider un peu, avait-elle ajouté en sanglotant de plus belle. Oui, bien sûr, il pouvait les consulter s’il le désirait. Il pouvait même les emporter ; cela lui rappelait de trop mauvais souvenirs. Buchot avait ressenti une bouffée de haine contre ce tueur inconnu, qui avait détruit cette famille au seuil d’une existence heureuse. Il était difficile de rester impassible devant des situations aussi dramatiques. L’examen des notes de maître Hubert l’avait fortement intrigué. Apparemment, Fernand Rabot s’était dès le départ muré dans un silence hostile, répétant seulement qu’il était innocent, que cela ne pouvait être lui, sans donner davantage d’explications. L’unique indication qu’il avait donnée était ce classeur rouge qu’il avait trouvé par terre en arrivant dans le pavillon Poirier. Maître Hubert avait eu beau lui expliquer que cela était très insuffisant pour bâtir sa défense, il n’avait rien voulu savoir. Même sa condamnation ne l’avait pas incité à en dire plus. Pourquoi n’avait-il pas fait état à ce moment de ses relations avec la mère de Chantal ? Buchot sentait, là encore, que quelque chose lui échappait. Des notes écrites d’une main tremblante après l’exécution indiquaient que l’avocat, manifestement bouleversé, était plus que jamais convaincu de l’innocence de son client, mais qu’il ne disposait toujours d’aucun élément tangible pour l’étayer. Rabot avait hurlé jusqu’au dernier moment qu’il n’était pas l’assassin et qu’il savait maintenant à qui appartenait le classeur rouge… Personne n’avait évidemment prêté attention à ces détails incompréhensibles, sauf Maître Hubert. Il lui paraissait inconcevable qu’on invente des indices aussi désuets quelques secondes avant de mourir. Il voulait que l’on reprenne l’enquête. Buchot partageait cet avis. Mais comment aller plus loin ? Le seul fil – bien ténu – était que ce fameux classeur appartenait sûrement à un des étudiants. Mais le travail que représentaient la recherche de tous ceux du pavillon Poirier à cette époque et leur interrogatoire était loin d’être négligeable. Et quand bien même il arriverait à identifier le propriétaire de l’objet en question, qu’est-ce que cela prouverait ? Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’un étudiant oublie un de ses documents dans une salle de travaux pratiques ! Pour la première fois, le découragement s’insinua en lui. Peut-être ferait-il mieux de laisser reposer ce dossier quelque temps – de toute façon, cela ne ferait malheureusement pas revenir Rabot – pour le reprendre un peu plus tard avec un esprit plus clair. Il avait bien d’autres choses plus urgentes à régler. À moins qu’il ne commence par poser quelques questions à ceux du groupe qu’il connaissait déjà, dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de Béatrice Ravenel. Cela pourrait même avoir l’avantage de déstabiliser l’intéressé en faisant référence à cette affaire plus ancienne et classée… Car un détail le titillait. Maître Hubert avait déclaré à la presse qu’il avait recueilli de nouveaux éléments – sans dire lesquels – et qu’il allait demander une révision du procès. En supposant que Rabot était bien innocent et que l’assassin ait entendu cette déclaration, cela ne lui donnait-il pas une bonne raison de faire taire l’avocat ? Définitivement… Quant au fameux Jules Lacorre, il avait également fini par le rencontrer. Il avait même trouvé un prétexte pour ne pas éveiller ses soupçons vis-à-vis de sa femme, invoquant l’enquête en cours sur le meurtre de Béatrice Ravenel. Leur fille Chantal leur aurait-elle parlé plus particulièrement d’un de ses camarades de Fac dont le comportement lui aurait paru particulier, notamment v*****t ? – Je sais, je regrette de devoir vous importuner, je sais que cela est particulièrement pénible pour vous, mais nous recherchons désespérément tout indice qui pourrait nous être utile dans cette affaire difficile où ses anciens camarades sont des témoins importants, voire des suspects éventuels… Il était bien obligé de reconnaître que Jules était en tous points conforme à la description qu’en avait faite sa femme. Pas commode, le monsieur ! Ombrageux, soupçonneux et tout. Marguerite était complètement ratatinée en sa présence, et à l’évidence terrifiée à l’idée que Buchot fasse une gaffe qui lui permettrait de deviner qu’ils s’étaient vus auparavant. Son fils Jean ressemblait physiquement beaucoup à Jules. Accessoirement, aucun d’entre eux ne se souvenait de quoi que ce soit. Chantal était assez secrète et très sérieuse et il était clair que Jules n’aurait pas toléré le moindre écart de conduite de sa fille. * – Un classeur rouge ? Non, je n’en avais pas, mais plusieurs d’entre nous avaient un cahier ou une chemise de couleur rouge, c’était tellement banal. Pierre avait l’air parfaitement sincère. Au contraire d’Alain Mammard, qui lui avait paru sur la défensive, et qui avait un peu trop vite affirmé ne se souvenir de rien. Mais pourquoi… ? – Ne vous inquiétez pas, c’est juste pour vérifier un point de détail ancien. Rien à voir avec l’enquête. Buchot n’arrivait pas à lui raconter d’histoires. – Je crois me rappeler qu’Alain apportait de temps en temps un classeur rouge à anneaux, et que Gérard avait un cahier à spirales rouges aussi mais je ne vois pas le rapport… – C’est bien, vous avez un bon sens de l’observation en tout cas ! Allez, bonne chance pour votre concours. Quand sont les résultats ? Pierre sortit complètement interloqué. Où l’inspecteur voulait-il en venir ?
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