Chapitre 13

1659 Words
Chapitre 13 Avril 1967 Admissible ! Pierre n’en revenait pas de voir son nom sur la liste affichée avenue Victoria, sur les murs du bâtiment de l’Assistance Publique. Il était venu voir les résultats sans illusion, pensant avoir rédigé des copies médiocres, et voilà qu’il se retrouvait admissible. Il avait dû être sauvé par le nombre important de candidats ayant rendu copie blanche. Il ne fut par contre guère étonné de retrouver le nom d’Élisabeth sur la liste. En revanche, ni Sylvie, ni Michel n’y figuraient. Pierre était à la fois ravi et terrifié. L’oral allait commencer dans quelques jours, avec le tirage au sort de la première lettre. Si cela tombait sur la lettre B, il pouvait passer sur le champ, dans la première fournée de dix… Encore le système s’était-il un peu adouci. Auparavant, les candidats passaient en trois séries. Un tirage au sort était effectué à chaque fois, et de plus, les derniers candidats de chaque série étaient automatiquement reversés dans la suivante. Une véritable t*****e morale qui pouvait durer trois mois, et dont la justification était d’empêcher les fraudes éventuelles. Son oncle était ainsi passé de la première dans la deuxième, puis dans la troisième série, et s’était donc rendu une cinquantaine de fois à l’oral sans savoir s’il allait passer ce jour-là ! Pierre se sentait insuffisamment préparé pour cette épreuve très dure. Une question de médecine et une de chirurgie ou d’obstétrique. Dix minutes de préparation pour chaque question. Dix minutes pour les exposer au jury. Pas une minute de plus – et de préférence pas une de moins non plus. Cela jouait immédiatement sur la note, surtout si on dépassait son temps. Un autre facteur qui pesait sur le résultat – et qui allait probablement conduire à terme à la suppression de l’oral – était les relations du candidat… Ainsi, tout le monde savait qu’à moins d’être particulièrement nul, un fils de patron avait systématiquement quelques points de plus que le candidat de base. Élisabeth devrait se montrer particulièrement brillante. Mais Pierre ne se faisait pas beaucoup de souci pour elle. Il était plus inquiet pour lui, même si son oncle était très honorablement connu dans le milieu médical. De toute façon, le coefficient de l’oral avait été déjà largement réduit à vingt pour cent. Pourvu que le tirage au sort lui laisse un peu de temps… Il chercha une cabine téléphonique libre pour prévenir ses parents. Et Anne-Marie. * Michel s’attendait à son échec. Il allait devoir bachoter à nouveau. Avec Sylvie et Gérard, car il était presque sûr qu’Alain ne préparerait pas une deuxième fois le concours. Si tant est qu’il l’ait préparé la première fois… Encore une joyeuse année en perspective. Mais il savait qu’il était bien rare d’être nommé au concours la première fois. * En arrivant rue François Ier, Pierre eut la surprise de voir la Simca 1000 d’Alain garée en face de chez lui. Alain était debout à côté de sa voiture, les mains dans les poches, l’air peu amène. – Salut. Tu m’attendais ? – À voir ta tronche, tu dois être admissible, attaqua Alain sans répondre à la question, à l’évidence inutile. – C’est vrai. J’avoue que je ne m’y attendais pas du tout. Mais bon, je ne vais pas me plaindre ! Tu m’attends depuis longtemps ? Que se passe-t-il ? – Buchot me reconvoque. Il m’a juste dit qu’il voulait encore vérifier certains détails. Je ne comprends pas. Je l’avais déjà vu récemment. Il prétendait continuer l’enquête sur le meurtre de l’élève infirmière et il m’a posé des questions sur celui de la Nouvelle Fac. C’est quoi ce coup fourré ? Je sais que tu l’as vu après. Qu’est-ce que tu lui as raconté ? Pierre se recula instinctivement d’un pas. Alain avait parlé d’une seule traite, d’un ton un peu haché, et paraissait hors de lui. – Mais rien de spécial ! Il a l’air branché sur une histoire de classeur de couleur rouge qui remonte à cette époque. Je n’ai pas compris pourquoi non plus. Je lui ai donné quelques noms de personnes que je me rappelais avoir vues avec un cahier ou un classeur rouge. Dont le tien d’ailleurs. Je ne savais pas que c’était si important à tes yeux, ajouta-t-il d’un ton soupçonneux, reprenant l’offensive. Le comportement d’Alain commençait à lui sortir par les trous de nez. Pourquoi te mets-tu en rogne dès qu’il est question de cette histoire ? Ce n’est pas la première fois. Je me souviens, ce fameux soir à L’Échaudé… Alain se calma brutalement. – Je suis désolé. C’est vrai que je suis toujours à cran dès qu’on reparle de ça. Je crois que je ne supporte pas les interrogatoires de police. On a toujours l’impression d’être coupable… La tension était retombée, mais Pierre était maintenant convaincu qu’Alain cachait effectivement quelque chose. – Qu’est-ce que tu vas faire pour l’Internat ? dit-il pour changer de sujet et dissiper le malaise toujours palpable. – Oh, je crois que je ne vais pas le repasser. Je vais m’inscrire au certificat de médecine légale. – Beurk ! tu as du courage. Ce n’est pas très joyeux. – Oui, mais finalement, ça m’intéresse plus que la médecine des vivants, répondit Alain avec une lucidité touchante. * – Bon, on reprend. Cette fois, Buchot était décidé à ne pas lâcher le morceau. Le faciès pétrifié du jeune Alain Mammard le confortait dans la certitude qu’il tenait une piste. Plusieurs de vos camarades (il utilisait la ruse classique) se rappellent parfaitement vous avoir vu avec un classeur rouge, cette année-là. Vous prétendez ne pas vous en souvenir. Attachez-vous toujours aussi peu d’importance à vos affaires ? Pour un futur médecin, vous n’avez guère de mémoire, dirait-on. – Je ne sais pas, moi… Peut-être que j’en avais un, en effet. Pourquoi est-ce aussi important ? Cette affaire est classée depuis longtemps. Vous feriez mieux de vous occuper d’autres affaires plus récentes, et toujours non résolues. La peur le rendait agressif, et cela réjouissait Buchot. – Je vous remercie de vos conseils, répondit l’inspecteur d’un ton sarcastique, mais je mène mes enquêtes comme je l’entends et justement, cette affaire n’est peut-être pas aussi simple que vous l’affirmez (Il se sentait maintenant en pleine possession de ses moyens, tel un prédateur à l’affût). Pour ne rien vous cacher, ajouta-t-il, jouant le tout pour le tout, nous avons depuis peu quelques doutes sur la culpabilité de Rabot. Et celui-ci a parlé à plusieurs reprises d’un classeur rouge que le véritable meurtrier, selon lui, aurait oublié sur les lieux. Buchot se tut, priant secrètement pour que sa révélation ait des conséquences fructueuses. Faute de quoi il allait se trouver en position délicate vis-à-vis de Maret, si la teneur de cet entretien s’ébruitait. – Non, ce n’est pas possible… Alain Mammard s’était mis à trembler et Buchot voyait des gouttelettes de sueur perler sur sa lèvre supérieure. – Mais si, mon vieux, c’est possible. Allez, assez tourné autour du pot, dites-moi toute la vérité. Je sais que vous me cachez quelque chose et je ne vous lâcherai pas avant que vous ayez vidé votre sac. – Ce n’est pas moi qui… – Cela, j’en suis certain. (Buchot était sincère : le malheureux étudiant avait un air pitoyable et on l’imaginait mal en tueur psychopathe). Mais je suis tout aussi certain que vous avez quelque chose de plus à me dire. Alain Mammard laissa échapper un long soupir et ses épaules s’affaissèrent encore un peu plus. L’inspecteur sut qu’il avait gagné. – Ce classeur, il ne me servait pas pour mes cours… En fait, je gardais quelques notes dedans, mais il contenait essentiellement des dessins. – Des dessins ? – Oui, j’adore dessiner, mais j’aime les sujets un peu… insolites. Et dans ces pavillons d’anatomie… – Je vois, vous aimiez, si on peut dire, les natures mortes. Buchot n’avait pu retenir ce calembour de mauvais goût. Mammard ne réagit même pas. – Alors, forcément, je ne voulais pas qu’on le voie… – Mais dans ce cas, comment faisiez-vous pour dessiner ? – Je prenais quelques esquisses pendant les travaux pratiques, et je dessinais chez moi. J’ai une très bonne mémoire visuelle. Et puis… – Et puis ? – Je revenais quelquefois en dehors des heures d’ouverture des salles. J’avais appris à crocheter les serrures sans les abîmer. Ce n’était pas très dur. Mais il fallait que je fasse très attention pour ne pas me faire prendre. – Mouais… (Buchot se demandait combien de personnes dans la faculté étaient ainsi capables, à l’époque, de jouer les cambrioleurs amateurs). Ensuite ? – Ce soir-là, je me suis aperçu en arrivant chez moi que j’avais oublié mon classeur au pavillon d’anatomie. J’avais emprunté des polys et des bouquins à un copain et j’avais plein de choses à transporter ; on a dû partir assez vite et, dans la précipitation… Alors, j’ai voulu revenir à la Fac, mais je n’ai pas eu le temps car nous devions aller avec mes parents au Châtelet voir une comédie musicale pour leur anniversaire de mariage. De toute façon, j’avais déjà oublié une fois mon classeur et je l’avais retrouvé le lendemain sans problème, en m’introduisant dans les salles de T.P. un peu avant les autres. Personne n’entrait dans ces pièces pendant la nuit. Je n’étais donc pas trop inquiet. Mammard était lancé. Il devenait intarissable. – Alors ? Buchot était en train de se dire que le carabin aurait perdu un bel alibi pour la soirée s’il était revenu vers vingt heures rue des Saints-Pères… – Je me suis faufilé le lendemain à l’heure du déjeuner au cinquième étage et j’ai ouvert la porte du pavillon Poirier. J’ai tout de suite aperçu mon classeur par terre sous une table, mais il avait été vidé de son contenu. Et j’ai vu le corps sur la table, avec les ongles vernis qui dépassaient… J’ai soulevé le drap et j’ai reconnu Chantal… – Pourquoi n’avez-vous appelé personne ? – J’ai paniqué. J’avais peur d’avoir des ennuis… Je n’ai même pas pensé à récupérer le classeur par terre. Je me suis sauvé en espérant que personne ne m’avait vu. Le souvenir de Marguerite Lacorre revint à l’inspecteur. Réaction aussi misérable, même si les conséquences étaient moins graves dans ce cas. Malheureusement, les aveux tardifs d’Alain Mammard ne lui étaient d’aucune utilité. La déception était d’autant plus vive qu’il avait vraiment eu l’impression de dénicher quelque chose d’important. Il ne put s’empêcher de lui administrer le petit sermon de circonstance. – Il est quand même très regrettable que vous n’ayez pas eu davantage de sens civique à l’époque. J’ose espérer que vous montrerez plus de responsabilité dans votre futur métier… Le jeune homme partit la tête basse, avec la recommandation expresse de garder le silence sur cet entretien. Retour à la case départ… * C’est la lettre D qui avait été tirée au sort. Une chance incroyable pour Pierre. Cela lui donnait deux mois supplémentaires pour préparer l’oral ! Ce ne serait pas du luxe… En revanche, Élisabeth allait subir l’épreuve dans les semaines à venir. Cela ne semblait pas la perturber outre mesure. Pierre était persuadé qu’elle était au point. Mais il serait obligé de réviser tout seul. De toute façon, sa nature un peu solitaire s’accommodait mal du travail en groupe. Il serra inconsciemment les poings. Il était près du but. Il fallait qu’il réussisse.
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