Chapitre 14

1491 Words
Chapitre 14 Juin 1967 – Toujours rien sur l’affaire du couple de la rue Serpente ? Un double assassinat en plein quartier Latin, ça la fout mal, quand même ! – Je sais, monsieur, mais il y a très peu d’indices… – Il faudrait vous remuer, mon vieux, on devient abonnés aux meurtres impunis, à la Crim’ ! Le divisionnaire Julien était d’une humeur particulièrement massacrante, et Buchot se demanda s’il ne s’était pas fait remonter les bretelles par sa hiérarchie. – N’exagérons pas, monsieur, on y arrive quand même souvent. La Crim’ traitait plusieurs dizaines d’affaires par an, les plus difficiles, et en résolvait près des deux tiers. – On y arriverait peut-être un peu mieux si on perdait moins de temps sur des affaires déjà classées ! Buchot comprit instantanément l’allusion. Maret avait dû se plaindre à son chef. Cela devait arriver un jour. – Écoutez, monsieur, si vous voulez parler de cette affaire de la Nouvelle Fac, il y avait quelques liens avec le meurtre de l’élève infirmière qu’il fallait explorer… – Ne vous fatiguez pas, Maret m’a tout raconté. Je ne vous comprends pas, Buchot. Vous êtes un bon enquêteur, mais là, on a l’impression que vous voulez démolir le travail d’un de vos collègues et jeter le discrédit sur la Crim’ ! Cette histoire est finie, classée, d’accord ? Alors, concentrez-vous sur le présent. Il y a de quoi faire, je vous l’assure. – Bon, si vous le prenez comme ça… Mais je vous assure que je ne cherchais en rien à… – N’en parlons plus ! Buchot ravala sa fureur. Il n’avait rien de concret à proposer pour défendre son hypothèse et il était clair que le divisionnaire n’était pas enclin à discuter. On pouvait le comprendre. Mais il n’avait pas encore mesuré l’obstination de son subordonné. Buchot était décidé à ne pas laisser tomber, tant qu’il n’aurait pas une certitude dans un sens ou dans l’autre. Il s’y prendrait plus discrètement, c’est tout. Sur ses maigres heures de repos. Et cette fois sans en parler à quiconque. C’était devenu une affaire personnelle. * Après l’appel de leur nom, les candidats à l’oral entrèrent à la queue leu leu dans la petite pièce sans fenêtres, située derrière l’amphithéâtre de l’hôpital des Enfants Malades. L’atmosphère était pesante, tendue. Tous étaient assis sans dire un mot, regardant leurs pieds, se jetant parfois des regards furtifs. Pierre connaissait quelques personnes de la « turne », mais n’avait pas le courage de leur adresser la parole. La pièce exsudait la peur. Il eut un instant l’impression de faire partie d’un groupe d’otages attendant leur exécution ! Toutes les dix minutes, un appariteur venait chercher le candidat suivant et l’emmenait dans une autre pièce pour qu’il prépare les questions pendant qu’un des précédents planchait devant le jury. Quand vint son tour, Pierre se leva comme un automate et suivit l’appariteur dans un couloir sombre donnant sur une autre pièce, également sans fenêtre. Au milieu de cette pièce nue, trois tables et trois chaises. Chaque candidat disposant de vingt minutes de préparation, c’était un véritable jeu de chaises musicales. Un des deux autres occupants de la pièce, pâle et luisant de sueur, se leva au moment où Pierre entrait pour gagner l’amphithéâtre par la deuxième porte. – Vingt minutes, rappela sèchement l’appariteur en installant Pierre devant la table libre. Sur la table en question, quelques pages blanches, une feuille de papier scotchée avec les deux questions. Le moment de vérité. L’angoisse reflua un peu devant le désir de se battre. « Placenta praevia » et « Pneumothorax de la grande cavité ». Bon. Un peu bateau, mais au moins il ne serait sec sur aucun des deux sujets. Il se mit à griffonner des notes sans perdre un instant. C’est l’image du gladiateur entrant dans l’arène qui lui vint à l’esprit lorsqu’il pénétra dans l’amphithéâtre, et il la trouva instantanément ridicule. Face à lui, les membres du jury, assis de chaque côté d’une énorme pendule destinée à égrener les dix minutes fatidiques. Derrière, sur les gradins clairsemés, quelques curieux. Le supplice était public… – Monsieur Banari ? lui dit le président du jury d’un ton qui lui parut relativement bienveillant – un signe qu’il résolut de considérer comme de bon augure. Vous avez dix minutes, ajouta-t-il en enclenchant le chronomètre. Pierre, toujours dans une sorte d’état second, commença à parler, ses notes étalées devant lui. Il eut la satisfaction de constater que ses mains ne tremblaient pas trop. * Sept minutes trente. Bien sûr, c’était moins grave que d’avoir dépassé les dix minutes réglementaires, mais ce n’était pas bien. Pierre s’était laissé entraîner à parler trop vite, sous l’effet du stress. Il avait bien senti le soupçon de reproche lorsque le président lui avait demandé « Vous avez fini ? » à la fin de son exposé. Sous entendu : vous avez déjà fini ? On avait l’impression que le contenu avait moins d’importance que la durée. Dix minutes, ni plus ni moins. Du reste, lorsque les résultats de la session furent affichés un peu plus tard, le président du jury (qui, il l’apprit plus tard, connaissait très bien son oncle) vint le prendre familièrement par le bras et lui dit à l’oreille avec un cynisme désarmant : « quel dommage que vous ayez été si bref ! On aurait pu vous mettre une meilleure note. ». Effectivement, la note moyenne – le « point » – de la turne tournait autour de 23 sur 40. Un fils de patron avait obtenu 33 – avait-il vraiment mieux fait pour justifier une telle différence ? Pierre avait 28. Il ne savait pas encore que ce petit coup de pouce allait lui permettre d’être nommé à ce premier concours. Même avec un coefficient réduit, l’oral pouvait encore servir… Lorsqu’il sortit sur le parvis de l’amphithéâtre, Anne-Marie l’attendait. * Ce jeudi après-midi de fin juin, il faisait un soleil superbe. L’avenue Victoria était noire de monde. Les gens se bousculaient le long des panneaux d’affichage pour chercher leur nom ou celui de leur descendance, sur la liste des reçus au concours. Quête frénétique, entrecoupée de cris « ça y est, je t’ai vu, tu y es ! », barrée de visages hilares ou contractés par l’angoisse, parfois en larmes. Il fallait aller du numéro 1 au numéro 220 environ, ou l’inverse, suivant son degré d’optimisme. L’incertitude demeurait pour ceux classés dans les tout derniers. Certains étudiants passaient plusieurs concours en même temps et choisissaient une des villes s’ils avaient la chance d’être reçus à plusieurs épreuves. Mais les défections étaient évidemment bien plus rares à l’Internat de Paris, considéré comme le plus prestigieux. Pierre eut l’impression que son cœur se contractait de plus en plus, à mesure qu’il approchait de la fin de la liste sans apercevoir son nom. Il avait déjà vu celui d’Élisabeth, reçue 54e – belle performance – et commençait à se dire qu’il n’aurait pas dû venir, quand il entendit sa mère l’appeler, à quelques mètres sur sa droite : « Pierre, Pierre, mon chéri, viens, tu es là ! » Elle lui tendait les bras. Il s’y jeta sans pouvoir retenir ses larmes. Il était reçu à son premier concours, dans un rang modeste – 178e – mais reçu ! Son rêve se réalisait. Dès qu’il fut remis de ses émotions, il chercha fébrilement une cabine téléphonique libre. Il voulait prévenir son père, son oncle, Anne-Marie… Une fois rentré chez lui, il appela spontanément l’inspecteur Buchot. Il avait envie de lui faire partager sa joie. Au fil du temps, une sorte de complicité s’était établie entre eux, malgré la différence d’âge. Ce dernier parut sincèrement touché de cet appel et le félicita chaleureusement. * Malheureusement, cet état de grâce ne pouvait s’éterniser. Il fallait très vite se mettre en quête d’un patron susceptible de lui réserver une place pour la dernière année d’internat, autant dire choisir dès maintenant sa future spécialité… Pas toujours évident quand on était nommé au premier concours et qu’on avait encore envie de tout découvrir. Élisabeth, elle, savait depuis longtemps qu’elle voulait faire de la chirurgie pédiatrique. Pierre eut quelques jours d’incertitude, voire d’angoisse, surtout lorsqu’il entendait les autres internes récemment nommés raconter avec une certaine complaisance leurs démarches et l’accueil – toujours extraordinaire – qu’ils avaient reçu de leur futur patron. La compétition sournoise continuait. Le calendrier du futur interne était assez acrobatique. Il fallait tenir compte des seize mois de service militaire, sauf pour les filles et les « exemptés ». Les recommandations pour les patrons choisis étaient là encore souvent les bienvenues, si on ne les connaissait pas auparavant. Et on avait d’autant moins de chance de les connaître qu’on avait eu un externat très court, comme Pierre. Pour les patrons eux-mêmes, la surréservation était pratiquement obligatoire compte tenu des changements d’orientation en cours de route, des contretemps divers… On n’avait pratiquement aucune chance de trouver une place en quatrième année si on ne l’avait pas réservée dès le début. C’est le souvenir de cette jeune fille aperçue pendant son premier stage, mourant d’insuffisance rénale terminale dans cette salle commune, qui le décida sans doute à choisir la néphrologie. D’un côté, cette spécialité récente, complexe et rébarbative, lui faisait un peu peur. Mais de l’autre, il pressentait un avenir exaltant, avec les nouveaux moyens de traitement comme la dialyse et la greffe. Il y avait peu de services de cette spécialité dans Paris. Son oncle, qui avait manifestement gardé d’excellentes relations avec de nombreux patrons parisiens, lui en indiqua un. Il prit rendez-vous, fut reçu un matin aux aurores par un homme très impressionnant, qui l’écouta attentivement, lui conseilla trois tonnes de livres à lire, nota son nom dans un cahier et lui demanda de rester en contact régulier avec lui tout au long de son cursus. Apparemment, il envisageait de le prendre dans son équipe, mais Pierre avait bien compris qu’il devrait faire ses preuves. Le sort en était jeté. Il lui restait à devancer l’appel pour le service militaire, pour commencer ensuite la grande aventure de l’internat. Il venait de fêter ses vingt-cinq ans.
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