Chapitre 15

1914 Words
Chapitre 15 Juillet 1967 Ils avaient démarré la soirée à La Rhumerie, par quelques punchs bien tassés, puis avaient poursuivi chez Dominique, le restaurant russe près de Raspail, avec force carafons glacés de vodka. Tant pis pour l’addition… Tout le petit groupe était là pour fêter le succès d’Élisabeth et de Pierre. Ce dernier était venu avec Anne-Marie, comme d’habitude. Il y a du mariage dans l’air, se dit Michel en observant ses amis à la dérobée. Gérard était accompagné de son amie Marie-Christine, qui commençait Sciences-Po. Il semblait moins gai qu’à l’accoutumée. Sans doute ce stupide échec au concours qui lui faisait perdre une année. Son père devait être furieux. Et il ne pourrait sans doute plus le pistonner à l’oral. Il était probable que celui-ci serait définitivement supprimé l’an prochain. Élisabeth était pareille à elle-même, pas fière pour un sou malgré son brillant succès. Elle allait embrasser une carrière de chirurgien viscéral en pédiatrie, avait déjà sa place retenue dans le grand service des Enfants-Malades (où elle avait élé externe), et Michel n’avait aucun doute sur son avenir, mérité du reste. Alain était venu avec sa nouvelle R8 Gordini flambant neuve, aux couleurs voyantes – bleu roi et b****s blanches–, achetée par ses parents pour le consoler sans doute de son échec à l’Internat ! Sylvie et lui étaient venus seuls. Michel savait pourtant qu’elle sortait avec un type de la fac de lettres en ce moment. Mais ils venaient le plus souvent non accompagnés à ces soirées. Il se demanda s’il fallait y voir une promesse de la retrouver après. Il avait beaucoup de mal à la regarder sans arrière-pensée. Comme d’ailleurs nombre de ses anciennes petites amies. Les femmes étaient plus entières. Quand c’est fini, c’est fini. Mais Sylvie, c’était différent. Il la connaissait si bien qu’il sentait, à d’impalpables indices, qu’elle aussi avait du mal à tourner la page. Plusieurs fois, ils s’étaient retrouvés en fin de soirée pour des étreintes chargées d’érotisme, mais qui leur laissaient toujours un goût amer. Ils savaient l’un et l’autre qu’ils n’avaient plus d’avenir ensemble. L’alcool aidant, Michel se sentait flotter au milieu de cette gaieté un peu forcée. Leur groupe était à la croisée des chemins. Élisabeth, exemptée des obligations masculines du service militaire, allait se lancer dans un internat particulièrement prenant qui la conduirait à l’agrégation, il en était sûr. Pierre allait suivre le circuit habituel des jeunes bidasses médecins – il était trop honnête pour chercher à se faire réformer. Vincennes pour ses « classes » de deux mois, puis Libourne, l’École des officiers du Service de Santé. Ensuite, en fonction de son rang de sortie, il chercherait une affectation pas trop lointaine à cause d’Anne-Marie. Alain ne repasserait pas l’Internat. Il avait annoncé son intention de se consacrer à la médecine légale. Un choix qui ne devait pas enthousiasmer ses parents. Ceux-ci auraient sûrement préféré le voir planter sa plaque dans le seizième arrondissement… Mais leur rejeton unique et préféré avait toujours raison. Ils s’inclineraient. Sylvie, Gérard et lui allaient bachoter à nouveau pour le prochain concours. Ils avaient encore droit à quatre tentatives. Michel n’avait nulle envie d’exploiter l’intégralité de ces possibilités. Ces questions à tiroirs, qu’il fallait connaître pratiquement par cœur… Cela ressemblait parfois à ce qu’un de ses patrons appelait du « dégueulis de chien savant » ! Ce langage médical stéréotypé, souvent loin du bon français que les médecins se targuaient tant de maîtriser, l’irritait. Bien sûr, l’acquisition de connaissances solides était indispensable et la valeur formatrice du concours était indéniable. Mais pour lui, l’intérêt principal n’était pas le titre, mais l’accès aux quatre ans d’internat et aux années de clinicat ultérieures. Cette formation-là, basée sur le compagnonnage, la responsabilité, était irremplaçable. Gérard s’orienterait sûrement vers la chirurgie orthopédique, comme son père. Sylvie était tentée par la dermato. Quant à lui, l’hépato-gastro l’attirait. Il se souvenait de son dernier stage à Beaujon, des ictères graves, ces jaunisses foudroyantes emportant le malade en 24 à 48 heures, des espoirs fous soulevés par de nouveaux traitements. Cette médecine active le passionnait. Oui, leur groupe un peu hétéroclite, dont la cohésion était jusqu’à présent maintenue par les études poursuivies en commun, risquait de se disloquer petit à petit. Les pôles d’intérêt divergeaient désormais. Michel interrompit sa réflexion morose. Ils arrivaient au dessert, et au quatrième carafon de vodka… Pierre commençait à avoir l’œil hagard et Michel se demanda s’il n’allait pas être malade. Bon, ce soir, tout était permis pour lui ! Même la sage Élisabeth semblait avoir un petit coup dans l’aile et riait à tout propos. Il croisa le regard de Sylvie et, à la lueur imperceptible qu’il savait seul reconnaître, sut instantanément qu’ils feraient à nouveau l’amour ensemble cette nuit. Où iraient-ils ? Il avait envie, cette fois, d’expérimenter des lieux insolites… Besoin de donner une tournure exclusivement sexuelle à leurs accouplements souvent teintés de tristesse. * Buchot était content. Ce double meurtre du Quartier Latin était enfin élucidé. Comme souvent un proche parent, avec une sordide histoire d’héritage à la clé. Affaire résolue grâce à la méticulosité et la ténacité du policier, qui avait épluché à nouveau tous les indices. Le divisionnaire Julien allait peut-être lui lâcher un peu les baskets. Tiens, justement, cela lui donnait envie d’aller à nouveau fouiner dans l’affaire Rabot. De plus, Maret était en congé en ce moment et il se sentirait plus libre. Il y avait quelque chose qui le titillait depuis un moment dans le récit de madame Lacorre et qu’il voulait tirer au clair. Quitte à tenter un grand coup de bluff. La rue Vaucanson était toujours aussi lugubre. Comme Buchot l’espérait, le mari jaloux et son fils étaient au travail. Et madame Lacorre à nouveau pétrifiée de terreur à sa vue. Il se dit qu’elle pourrait bien être une femme battue. Mais il avait décidé d’attaquer bille en tête. Sans états d’âme. Son intuition lui soufflait qu’il avait trouvé la faille. Et il avait sa petite idée – Madame Lacorre, je suis vraiment désolé de vous importuner à nouveau, mais je suis persuadé que vous ne m’avez pas dit toute la vérité la dernière fois. – Mais… je vous ai tout dit… pourquoi me harcelez-vous encore ? – Allons, ne me prenez pas pour un imbécile ! Vous étiez bien plus intime avec Fernand Rabot que vous ne me l’avez dit, n’est-ce pas ? – … – Vous aviez couché avec lui, et vous saviez que vous étiez enceinte, mais vous ne pouviez l’avouer à vos parents. Rabot n’avait pas de situation, pas d’avenir. Le scandale… Alors, Jules Lacorre est arrivé au bon moment. Plus âgé, avec un métier. Vous vous êtes donnée à lui dès le premier soir… La faute serait à moitié pardonnée si vous l’épousiez. Et lui, c’était un parti convenable. Pas comme Fernand. – Je vous en supplie… Marguerite pleurait silencieusement. Buchot continuait impitoyablement. Au fur et à mesure qu’il parlait, tout devenait clair dans son esprit. – Votre mari n’a jamais su la vérité. Je pense que vous n’avez rien dit non plus à Fernand, du moins pas à ce moment. Il a dû être très frappé par votre fuite soudaine. Et puis, quand vous l’avez retrouvé par hasard à Paris, prise de remords ou pour je ne sais quelle raison, vous lui avez avoué que Chantal était sa fille. Et vous lui avez fait promettre de ne jamais rien dire à Jules. De toute façon, Fernand était déjà une épave. Quand cette fille qu’il n’avait jamais connue, et qu’il apercevait de temps à autre sans pouvoir lui dire la vérité, est morte dans ces circonstances atroces, plus rien n’avait d’importance pour lui… Il s’est laissé faire pratiquement jusqu’au dernier moment, sans protester, sans vous trahir. Vous rendez-vous compte, Madame, que cet homme accusé injustement a fait preuve à votre égard d’une grandeur d’âme que vous ne méritiez guère ? – Mais il faudra bien que la vérité éclate, maintenant, poursuivit Buchot, hors de lui. Un innocent a été exécuté, par votre faute, comprenez-vous cela ? – Et qu’est-ce qui vous prouve qu’il était innocent ? s’écria soudainement Marguerite à travers ses larmes. Il était tellement furieux quand je lui ai annoncé… L’inspecteur resta silencieux. Cette femme pitoyable avait raison. Il n’avait encore aucune preuve. Fernand avait pu ourdir une vengeance abominable. Buchot ne pouvait cependant imaginer cet homme violant sa propre fille après l’avoir tuée… Et l’infortunée Marguerite devait être aux abois pour insinuer une telle chose. Tout était bon pour ne pas soulever le couvercle de la marmite et empêcher que son mari apprenne la vérité… Cela dit, il n’avait pas le droit de se précipiter. Il avait déjà largement progressé, et cette fois, il allait bien falloir que Julien et Maret l’écoutent ! En tout cas, il commençait à avoir de sérieuses réserves sur la peine de mort. L’idée qu’on ait pu exécuter un innocent le révulsait. Il attendit que Madame Lacorre retrouve un peu de contenance et la laissa seule avec son terrible secret, qui n’en serait vraisemblablement plus un très longtemps. Il savait que les conséquences seraient dramatiques pour cette famille déjà tellement éprouvée. Quel gâchis… * À voir l’air sombre de ses collègues, Buchot sentit tout de suite qu’il s’était passé quelque chose en arrivant à la Criminelle. Il fut immédiatement accueilli par le divisionnaire qui lui apprit que Maret était mort subitement ce matin. Crise cardiaque. Il s’était effondré devant sa femme et ses enfants, au retour de la plage. Rien ne laissait prévoir un accident aussi brutal. Bouleversé, Buchot remit à plus tard le récit de ses découvertes concernant Fernand Rabot et Marguerite Lacorre. De toute façon, il devait prendre des congés dans quelques jours. Il partirait plus tard. Après l’enterrement de Maret. Et si le planning le permettait. Il avait besoin de faire le point sur toute cette affaire. * – Tu crois en Dieu, toi ? demanda à brûle-pourpoint Gérard à Pierre, alors qu’ils prenaient un pot à la terrasse du Cluny. Un peu surpris par cette question abrupte – ils n’avaient jamais abordé le problème auparavant –, Pierre répondit néanmoins sans hésiter, avec l’assurance de celui qui avait déjà beaucoup réfléchi à la question. – Bien sûr. Pourquoi ? – Pourquoi, pourquoi… C’est aussi simple que cela, dans ton esprit ? – Je t’avoue que je n’ai jamais hésité. J’ai du mal à imaginer que le monde soit né d’une série de hasards. Et je n’arrive pas à croire qu’il n’y ait rien après la mort. J’ajouterai que si tel était le cas, je trouverais le principe même de notre existence particulièrement sinistre ! – C’est la peur de mourir qui te fait dire ça. – Non. Bien sûr, la mort fait peur. Mais l’idée même de la mort, cet anéantissement d’une intelligence, d’une personnalité, de ses sentiments a quelque chose de révoltant, d’inconcevable. Et, comment te dire… je pense que ce n’est pas par hasard. – Mmmhh… mais comment gober ces histoires de Messie venu sur terre, et puis toutes ces religions sont bourrées d’interdits, de menaces de châtiment… – Écoute, mon vieux, gober, comme tu dis, le miracle que représente l’être humain dans son incroyable complexité est tout aussi difficile. Et pour citer une de mes vieilles tantes, la religion, on n’a encore rien trouvé de mieux ! ajouta Pierre en riant. Quant aux interdits, si on ne retient qu’eux, on a effectivement une vision négative des Écritures. Moi, je ressens surtout Dieu comme un Dieu d’amour et de pardon. Et pour moi, le commandement le plus important est celui du Christ : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Peut-être suis-je un peu jésuite… – Aimer tout le monde… y compris les cons, les salauds, les criminels ? – Personne n’a dit que c’était facile. Il peut y avoir le meilleur et le pire dans l’homme. J’avoue que je suis spontanément porté vers les autres par… oui, par de l’amour. Je préfère chercher le meilleur. Il existe toujours. Et Dieu peut tout pardonner. – Et tu vas à la messe tous les dimanches ? Le ton de Gérard était devenu grinçant, à la limite de l’agressivité. – Non, pas tous les dimanches. Je reconnais que je ne suis pas assez pratiquant. En revanche, je prie souvent, quand je suis seul ou dans des églises. De toute façon, je pense que ce qu’il y a de plus important, c’est ce qu’il y a au fond de notre cœur. Dis donc, on est drôlement sérieux tout à coup ! On va se le faire, ce film ? Si on traîne trop, on va rater la séance. Gérard lui emboîta le pas, l’air plutôt morose. Pierre se dit qu’il n’avait pas l’air dans son assiette. Lui qui était toujours le boute-en-train du groupe. Son échec à l’Internat lui était vraiment resté en travers de la gorge. Pourvu qu’il réussisse son prochain concours !
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