Chapitre 17

1932 Words
Chapitre 17 Octobre 1967 La température s’était brutalement abaissée. On approchait de novembre et la galerie intérieure de la cour était exposée au vent. Il était près de minuit. Élisabeth serra les pans de sa c****e bleu marine – la fameuse c****e réservée aux internes – et pressa le pas vers la salle commune du service de chirurgie, un peu anxieuse. Dures, ces premières gardes d’interne. Dès que l’on portait ce titre tant convoité, on passait du statut d’étudiant à celui de médecin censé tout savoir ! Mais si les connaissances théoriques étaient en principe acquises – du moins pouvait-on légitimement l’espérer après une telle préparation et une sélection aussi impitoyable –, la pratique était mince, à peine ébauchée par les quelques semestres d’externat. De plus, Élisabeth avait été nommée dès le premier concours : son expérience était encore plus brève. Et pour couronner le tout, n’ayant pas à faire de service militaire, elle avait dû choisir dès le mois d’octobre, dans les derniers, parmi les services laissés par les plus anciens. Elle n’avait trouvé qu’un service de chirurgie générale d’adultes à Tenon. Au moins apprendrait-elle les bases. Pour sa deuxième garde, elle était flanquée d’un chef de clinique plutôt flemmard qui avait tendance à la laisser en première ligne. Elle avait quand même réussi à le traîner aux urgences pour voir une suspicion d’ulcère perforé pendant qu’elle répondait à un appel en salle. Une hémorragie digestive chez une malade atteinte d’une cirrhose du foie. Malheureusement pas grand-chose à faire pour la sauver, mais sûrement beaucoup d’angoisse à gérer – et pas seulement celle de la patiente… L’odeur la frappa dès l’entrée dans la pièce. Le sang, le vomi, les matières fécales. La patiente avait probablement moins de quarante-cinq ans, mais même une interne de première année pouvait voir au premier coup d’œil qu’elle présentait un stade très avancé d’une cirrhose alcoolique. Le visage terriblement amaigri, envahi de couperose, la peau fine, presque transparente, et ce ventre gonflé, tendu par un épanchement liquidien abondant. Du sang sur les draps – le haricot avait débordé – et par terre. L’hémorragie était manifestement abondante. À tous les coups, rupture de varices dans la partie supérieure de l’œsophage. Complication classique des cirrhoses évoluées. Les infirmières avaient déjà préparé la grosse sonde gastrique munie de deux ballonnets (un pour la partie inférieure de l’estomac et un pour l’œsophage) pour tenter de comprimer les varices et d’arrêter le saignement. Zut, elle n’en avait jamais posé de celles-là. Seulement des sondes gastriques « normales ». Elle connaissait le principe. Elle ferait comme si ! Élisabeth demanda une transfusion d’urgence et jeta un rapide coup d’œil au dossier. Sa lecture ne fit que confirmer sa première impression. Le taux de prothrombine était à trente pour cent. Cela voulait dire que le foie était pratiquement détruit par la cirrhose. Les ravages de l’alcool, surtout chez les femmes, plus sensibles à son effet toxique. Malgré son appréhension, elle réussit à poser sa première sonde de Blakemore – la fameuse sonde à deux ballonnets – sans difficulté majeure. Elle l’avait correctement lubrifiée, puis avait bien enroulé les ballonnets dégonflés autour de la sonde, et la malade était coopérante en dépit de son angoisse évidente. Une fois les ballonnets gonflés à l’eau, le saignement parut maîtrisé. Un court répit dans une évolution malheureusement prévisible à court terme. Mais Élisabeth était contente d’elle, et elle sentait que les infirmières avaient apprécié son habileté et son calme apparent. Elle se pencha pour dire au revoir à la patiente qui paraissait apaisée, lorsque celle-ci lui agrippa le bras avec une force inattendue. – Je veux voir un prêtre, lui dit-elle dans un souffle. – Maintenant ? Mais… – Oui. C’est urgent… Je sais bien que je n’en ai plus pour longtemps, que je peux partir à tout moment, il faut que j’en voie un cette nuit, c’est très important, je vous en supplie… Élisabeth ignorait encore que les malades gravement atteints sentent souvent venir la mort. Mais elle avait été élevée dans le respect de la religion. Elle n’hésita qu’un court instant. – Comment peut-on joindre le curé à cette heure-ci ? * Le père Mauduit avait largement atteint l’âge de la retraite, si on pouvait parler de retraite pour un curé. Mais il était toujours prêt à apporter le secours des sacrements lorsqu’on l’appelait, quelle que soit l’heure. Habitué à fréquenter les mourants, il comprit dès qu’il aperçut la malade que son déplacement ne serait pas inutile. Malgré son extrême état de faiblesse, celle-ci était parfaitement consciente et demanda à se confesser. Il ménagea un petit espace d’intimité à l’aide d’un paravent et se prépara à l’écouter. * Bouleversé, le prêtre se hâtait vers l’église, située au centre de l’hôpital, face à la cour intérieure. Toute envie de dormir l’avait quitté. Il avait besoin de se recueillir et de prier, après ce qu’il venait d’entendre. Il était lié par le secret de la confession. Que pouvait-il faire ? Il allait devoir vivre avec ce terrible aveu. À moins qu’il n’arrive à la convaincre… Malgré ses supplications, il avait refusé de lui donner l’absolution tout de suite. La faute était trop grave. Il fallait chercher le moyen de la réparer. Il lui avait promis de retourner la voir le lendemain. * – Malheureusement ce n’est plus possible, mon père, elle nous a quittés ce matin vers sept heures. L’hémorragie a récidivé et nous n’avons rien pu faire. Vous voyez, elle vous a fait venir à temps. Elle devait le sentir… D’ailleurs, vous avez raté son compagnon. Il était là il y a dix minutes. Je lui ai bien dit qu’elle avait reçu votre visite et pu se confesser cette nuit. Le père Mauduit se sentit soudain inondé d’une sueur glaciale. L’homme avait-il compris ? Dans ce cas, il était en danger… Mais comment pouvait-il se protéger sans trahir le secret dont il était dépositaire ? * La chapelle n’était que faiblement éclairée. La nuit était déjà tombée. Il était près de dix-neuf heures. Le prêtre, perdu dans sa méditation, sursauta en entendant un léger bruit de pas provenant de la porte d’entrée. Il se retourna vivement et tenta de scruter la semi-pénombre. – Il y a quelqu’un ? Sa voix résonna sous la voûte. Pas de réponse. Le père Mauduit se dirigea lentement vers l’entrée de la chapelle, toujours ouverte. S’attendant à chaque instant à se trouver face à face avec une présence hostile. Il atteignit la porte, s’avança dans la cour intérieure de l’hôpital. Il n’y avait personne. Il revint sur ses pas et s’apprêta à fermer la porte. Brusquement, il ressentit une violente douleur à l’arrière du crâne et tout devint noir. * Le professeur Fallemard, de grande taille et sec comme un sarment, avait les cheveux ondulés, le front dégarni, une moustache en crocs, de petites lunettes cerclées. Il était d’humeur joyeuse ce matin. Prêt à faire son petit numéro devant les étudiants du certificat, massés autour de la table de dissection. – Ici, à l’Institut médico-légal, on reçoit les morts suspectes ou les décès survenus sur la voie publique. Si un jour, vous rompez votre anévrisme cérébral dans le métro, c’est sur cette table que vous finirez ! Ravi de percevoir le frémissement qui parcourait le petit groupe, il poursuivit sur sa lancée. – Tenez, un jour, on m’a amené une prostituée qui était décédée dans la chambre en compagnie de son client. Vous voyez ce que je veux dire ? Le type chez les flics, soupçonné de meurtre et tout et tout. Il n’y avait aucune trace de violence apparente sur le corps. Eh bien, vous savez ce que j’ai trouvé ? Un préservatif qui obstruait la glotte ! Pour faire des économies, la dame lavait et talquait soigneusement ces précieux accessoires. Elle a voulu souffler dedans pour le dérouler, a inspiré brusquement au mauvais moment, et hop ! le truc s’est collé sur l’orifice trachéal, et la belle est morte asphyxiée. Le client l’a échappé belle ! Si je n’avais pas trouvé l’arme du « crime »… Alain Mammard était fasciné par ce festival d’humour douteux, assez spécifique d’une spécialité en contact permanent avec les morts les plus horribles. Tout en parlant, le professeur découvrait le corps d’un homme âgé, étendu sur la table de dissection. – Celui-là, il est arrivé ce matin. Et vous serez en terrain connu, c’est l’aumônier de l’hôpital Tenon ! Le pauvre homme a été retrouvé mort dans la chapelle de l’hosto. À pied d’œuvre, si on peut dire. Mort naturelle, apparemment, mais on va voir. L’homme de l’art inspecta le corps, puis le retourna avec l’aide des étudiants. – Petit hématome occipital. Il a pu se cogner en tombant s’il a eu un accident cardiaque ou cérébral brutal par exemple. À moins bien sûr qu’il n’ait été frappé. Passez-moi mes instruments. Pendant un moment, on n’entendit plus que le bruit du scalpel courant sur la peau, puis celui des ciseaux découpant les côtes. – Le cœur paraît normal… Pas d’infarctus… Il n’y a pas d’embolie pulmonaire… Les viscères sont sains… Pas d’anévrisme de l’aorte… Le praticien, redevenu sérieux, travaillait avec rapidité et méthode. Passez-moi la scie, il faut maintenant examiner le cerveau, dit-il en incisant le scalp et en décollant la peau du crâne pour la tirer vers le haut. Le bruit de la scie découpant la boîte crânienne emplit la pièce pendant quelques minutes. Le légiste posa la calotte osseuse à côté de la tête et examina le cerveau. – Il ne semble pas y avoir eu d’hémorragie cérébrale ou d’accident vasculaire. Curieux. Bon, on reverra cela au microscope. Mais on ne trouve pas toujours de cause dans ces morts subites. Il faudra aussi faire des analyses de routine… Tiens, qu’est-ce que c’est que çà ? Le professeur venait de jeter un coup d’œil au poignet du mort, à l’endroit où celui-ci était recouvert du bracelet d’identification. – Vous voyez, j’ai failli passer à côté de cette petite trace parce qu’elle était recouverte par ce foutu bracelet. Cela ressemble à une trace d’injection, bien qu’elle ne soit pas située sur le trajet d’une veine. Raison de plus pour faire les analyses toxicologiques. Il y a peu de chances, vu la profession de notre client, mais on ne fait jamais assez attention dans ce métier. Toujours garder l’esprit de système. * Une semaine plus tard, Alain Mammard aborda le professeur Fallemard à la sortie du cours. – Monsieur, je voulais savoir… Vous avez eu les résultats des analyses complémentaires faites chez le curé de l’autre jour ? Vous savez, celui que vous avez autopsié en travaux dirigés ? – Ah, ça t’intéresse, mon garçon ! Alors tu auras la nouvelle en avant-première, je pensais l’annoncer à la prochaine séance. Eh bien rien ! Pas de toxiques décelés. Et tu vois, je suis pourtant persuadé qu’on lui a injecté quelque chose. Cette trace sur le poignet, et la bosse sur l’occiput… Mais je n’ai aucune preuve objective, seulement ma conviction, tirée d’une longue expérience. C’est le magistrat qui décidera s’il doit lancer une enquête. Et je doute qu’il me suive dans le cas présent. Sais-tu que non seulement trente pour cent des meurtres ne sont pas élucidés, mais aussi qu’une partie des morts dites naturelles sont des crimes non détectés ou non prouvés ? Ca te la coupe, hein ! Et un curé en plus… Où va-t-on si on commence à assassiner nos bons pères ? Une femme jalouse, qui sait ? Hahaha ! Le professeur Fallemard se tapa sur les cuisses, ravi de sa bonne plaisanterie. * Élisabeth arriva chez elle vers vingt heures trente. Épuisant, ce service. Il faisait froid, la nuit était déjà noire et une brume blafarde noyait les contours des immeubles. Elle sursauta malgré elle en voyant une silhouette immobile se matérialiser sous le porche de l’immeuble. – C’est moi, Alain. – Mon Dieu, tu m’as fait peur ! Que se passe-t-il ? – Tu sais, le curé de Tenon, celui qu’on a retrouvé mort l’autre jour dans sa chapelle ? – Oui, et alors ? – Je te dis cela sous le sceau du secret, mais en fait, il a probablement été assassiné. – Quoi ? Mais… – Le professeur Fallemard en est persuadé, mais il ne peut le prouver. Il pense qu’on l’a assommé et qu’on lui a injecté un toxique impossible à doser. – Mais pourquoi ? Mais qui… ? – Je n’en sais rien, mais je te jure que c’est vrai. Bon, il faut que j’y aille. Salut. Alain se fondit dans le brouillard comme il était venu, laissant Élisabeth médusée. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? * Dissimulé dans une encoignure, il la regarda franchir le lourd porche de son immeuble. Était-elle au courant aussi ? Le curé, il en était certain. Mais elle ? Cela commençait à faire beaucoup de morts derrière lui. Jusqu’à présent, il avait réussi à en faire passer quelques-unes pour des morts naturelles, mais il commençait à marcher sur des œufs. Chaque fois qu’il croyait en avoir terminé, il se trouvait toujours quelqu’un pour soulever un coin du voile, ou plutôt du linceul ! Et il fallait bien prendre des mesures pour l’empêcher d’aller plus loin. Quand tout cela allait-il s’arrêter ?
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