Chapitre 18

1491 Words
Chapitre 18 Novembre 1967 – Hamp’-deux ! Hamp’-deux ! Hamp’-deux ! La compagnie marchait au pas dans un ordre approximatif. L’adjudant-chef martelait le rythme avec conviction. Il appréciait manifestement ce pouvoir qu’il était libre d’exercer sur ces jeunes médecins. Pouvoir très temporaire puisqu’ils partiraient tous pour l’École d’élèves officiers de Libourne dans deux mois. D’ici là, il pourrait quand même leur faire subir quelques humiliations, la première étant de leur faire raser la boule à zéro dès leur arrivée à la caserne. Il leur faudrait au moins six mois avant de retrouver figure humaine ! Pierre découvrait avec un certain étonnement cette vie inconnue. La première des choses qu’on apprend à l’armée, se disait-il, c’est attendre. Il fallait attendre près de trois quarts d’heure pour tout. Se faire enregistrer ; se faire tondre ; toucher son paquetage… Attendre sans rien faire, en se vidant la tête. Situation nouvelle pour des étudiants toujours pressés par le temps. La deuxième chose qu’on pouvait apprendre si on n’avait pas déjà commencé avant, c’était à fumer : tout le monde recevait son lot de cigarettes ! Pierre avait donné les siennes à quelques accros, trop heureux de l’aubaine. Et puis, la routine habituelle. Dix jours sans permission au début. Le réveil à six heures : « Debout là-dedans ! ». Les lits au carré – dur pour un fils de famille qui ne faisait jamais le sien… Les brimades de l’adjudant-chef. Les discours plus ou moins menaçants du capitaine au regard halluciné, dont la réputation se transmettait de promotion en promotion. Au fond, tout cela n’était pas si terrible, d’autant que ce serait fini dans deux mois. Le plus drôle, paraît-il, était de revenir dire bonjour à l’adjudant-chef en uniforme d’aspirant et de le voir se mettre au garde-à-vous, dégoulinant d’un respect soudain, mêlé de crainte… La chaude camaraderie des casernes n’était pas vraiment la tasse de thé de Pierre et il était surpris de constater la facilité avec laquelle certains de ses camarades se coulaient dans le moule. Il avait bien sûr quelques amis dans le groupe, allait de temps en temps au foyer, mais préférait lire ou écouter de la musique dans sa chambrée pendant que les autres jouaient au bridge. Il écrivait très souvent à Anne-Marie et attendait la distribution quotidienne du courrier avec impatience, malgré les quolibets que lui attiraient ses nombreuses lettres. Aujourd’hui – avant-dernier jour avant sa première permission de nuit –, il avait une lettre de ses parents, et une d’Élisabeth. Pierre s’installa sur son lit pour lire tranquillement ses lettres pendant que plusieurs occupants de la chambrée entamaient leur habituelle partie de bridge. Sa mère lui donnait, de sa belle et tranquille écriture, des nouvelles de toute la famille, de ses sœurs, qui habitaient encore là, et lui prodiguait des encouragements pour tenir les quelques jours avant sa première permission. Pierre mesura une fois de plus la chaleur familiale dont il avait toujours été entouré. La lettre d’Élisabeth le plongea dans l’inquiétude et l’angoisse. Qu’est-ce que c’était que cette nouvelle histoire ? Cela n’allait donc jamais finir ! Il fallait absolument qu’il la voie dès qu’il sortirait en permission. * La rame de la ligne Vincennes-Neuilly berçait les voyageurs de son roulement régulier. Pierre, engoncé dans son uniforme de bidasse, somnolait doucement. Il avait peu dormi la nuit dernière : première permission, départ à 17 h 30 de la caserne, retour à 6 h 55 précises ! Le temps d’arriver chez lui, de se changer, de dîner avec sa famille, puis de ressortir ensuite pour passer un moment avec Anne-Marie, il était déjà minuit… Ce soir, ils devaient dîner avec Élisabeth pour parler de ce dernier épisode. Il était convenu qu’ils se retrouveraient chez Anne-Marie autour d’un repas froid pour réfléchir dans le calme. * – Je me demande si cette fois, on ne devient pas tous un peu paranos, dit Pierre après avoir vidé son verre. Ils étaient tous les trois assis par terre autour d’une table basse. Avec ses cheveux encore tondus à ras, largement au-dessus des oreilles, il était méconnaissable. – Pourquoi ? La voix d’Élisabeth tremblait légèrement. Elle était manifestement très anxieuse. – Je ne sais pas… Autant je suis persuadé qu’il y a eu erreur pour Rabot et le meurtre déguisé en suicide du père d’Anne-Marie – Buchot le pense aussi, mais à ma connaissance, il n’en a encore trouvé aucune preuve –, autant j’hésite à croire cette histoire. – Parce que si elle est vraie, intervint doucement Anne-Marie, cela veut dire que cette pauvre femme réclamait un prêtre parce qu’elle voulait se libérer d’un terrible secret et que ce dernier a été assassiné par peur qu’il parle. Ce qui prouve que le criminel devait être aux abois et qu’il n’a pas vu La loi du silence d’Hitchcock ! Un prêtre ne révèle jamais ce qu’il a entendu en confession, même sous la t*****e… – C’est vrai, mais je me méfie un peu d’Alain. Il adore les histoires morbides… Et puis ce prof de médecine légale ne se fait-il pas un peu mousser ? Ce prêtre était âgé, il y a des morts subites où l’autopsie est négative, non ? Une trace de piqûre, on peut tous en avoir… Bien qu’elle ne partage pas son opinion, Anne-Marie nota avec satisfaction que Pierre s’exprimait avec une autorité nouvelle. La réussite à l’Internat lui avait donné de l’assurance. – Bon, reprit-il, je vais essayer d’en parler à Buchot. Je verrai bien ce qu’il en pense. Cela me donnera l’occasion de l’interviewer discrètement sur le reste. J’avoue que je n’ai pas très envie de parler de tout cela à Alain. Il me fait parfois une drôle d’impression. Pierre se rappelait leur dernière conversation sur le trottoir. Je ne suis jamais sûr qu’il soit franc du collier. * – Alors, le militaire, content de remplir son devoir national ? Buchot était enjoué au téléphone. Il aimait bien ce garçon et, n’ayant presque aucune famille, il était touché qu’il continue à l’appeler régulièrement pour lui donner des nouvelles. Mais cette fois, au ton de sa voix, il comprit tout de suite qu’il y avait quelque chose. Il l’écouta attentivement, tout en prenant quelques notes sur son calepin. – Franchement, tout cela me paraît un peu tiré par les cheveux. Vous savez, il est fréquent que des personnes, à l’approche du grand départ, ressentent un besoin v*****t de se confier à un homme de Dieu, de se tourner vers la religion qu’ils ont souvent délaissée au cours de leur vie. Et ce saint homme avait, à son âge, le droit de mourir subitement. Je connais bien le professeur Fallemard. C’est un excellent légiste, mais il a beaucoup d’imagination et comme vous le suggériez, il aime en mettre plein la vue à ses étudiants. D’ailleurs, le juge ne l’a pas suivi. Et je me trouverais dans une situation délicate car je n’ai aucun mandat pour lui parler officiellement de ce décès considéré par la justice comme naturel. – Je vois, dit Pierre qui commençait à se trouver un peu ridicule. – Mais il m’arrive de le rencontrer aux Deux Palais. Je vous promets, si cela peut rassurer votre collègue, que je lui en glisserai un mot, comme ça, sans avoir l’air d’y toucher. Je vous tiendrai au courant. Et vous, passez me voir un jour, quand les militaires vous laisseront sortir ! Je n’ai malheureusement aucune information nouvelle à vous communiquer concernant « notre » affaire, mais je serai toujours heureux de vous offrir un pot. * Buchot n’aperçut Fallemard que deux semaines plus tard. Ce dernier engloutissait de bon cœur un petit salé aux lentilles dans un coin de la brasserie. Se rappelant sa promesse, il se fraya un chemin jusqu’à sa table. – Hello, doc, comment va ? La tambouille est bonne aujourd’hui ? – Pas mauvaise, dit Fallemard en s’essuyant les moustaches. Par ce temps-là, il faut se réchauffer. Absorber des plats qui tiennent au corps, comme disait ma grand-mère ! Vous prenez quelque chose ? – Juste un sandwich et un café. J’ai un rendez-vous dans un quart d’heure. – Moi aussi, il faut que j’aille au Palais déposer dans une sombre affaire de meurtre maquillé en suicide… Encore un prétendant pour la Veuve ! La préméditation ne fait aucun doute. Décidément, la vacherie humaine n’a pas de limites. Enfin, vous savez ça aussi bien que moi. Les deux hommes se connaissaient bien et s’appréciaient. Buchot commanda son jambon beurre et résolut de jouer cartes sur table. – Dites donc, doc, j’ai entendu parler d’une drôle d’histoire et j’aurais bien voulu avoir votre sentiment là-dessus. Vous savez, la mort de l’aumônier de l’hôpital Tenon… – Mais vous êtes au courant ? Comment cela se fait-il ? Le juge Larmina n’a rien voulu savoir ! – En fait, j’en ai entendu parler de façon tout à fait indirecte par un étudiant en médecine que je connais bien. Mettons que c’est par curiosité professionnelle que je vous demande cela. Je n’ai évidemment pas été saisi officiellement. – Je vois… Cela a dû beaucoup les exciter. C’est vrai que ce décès ne m’a pas paru très… catholique, c’est le cas de le dire ! Hahaha ! Fallemard ne reculait jamais devant un mauvais calembour. Cela faisait partie de son personnage. Mais Buchot savait que derrière cette façade, au demeurant plutôt sympathique, se cachait un redoutable professionnel. Il esquissa un sourire complice et attendit la suite. – Cette trace d’injection, dont votre « agent secret » a dû vous parler, m’a effectivement paru suspecte au plus haut point. Mais je n’avais rien d’autre à mettre sous la dent du juge, et toutes les analyses toxicologiques sont restées négatives. Bien sûr, elles ne détectent pas toutes les substances toxiques. Tenez, l’insuline par exemple. Et la glycémie dosée de nombreuses heures après le décès n’a aucune valeur… Mais de toute façon, je n’avais pas assez d’éléments objectifs pour emporter la décision de Larmina. Vous savez comment il est, hein ? Encore un mystère non résolu ! Si c’était le seul… L’inspecteur resta encore cinq minutes avec le légiste, puis s’éclipsa. Intrigué malgré tout. Il avait bien envie d’aller faire un de ces jours un petit tour à Tenon, en dehors de toute mission officielle… Le divisionnaire Julien n’en saurait rien.
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