7Héloïse Sautter n’était pas de ces historiens pour qui être prof ne constitue qu’un pis-aller ou une façon de gagner sa vie. Pour elle, enseigner était un sacerdoce, une mission. Elle passait des heures, chaque année, à repenser ses cours, à les reconstruire pour qu’ils soient vivants, modernes, pour que ses élèves mordent à l’hameçon de la curiosité.
Elle se navrait de constater combien certains confrères servaient à année faite la même soupe précuite que les collégiens avalaient, le plus souvent de travers. Sa victoire ? Quand un élève réagissait, la contrait en utilisant un argument développé dans un cours précédent. Quand un dialogue s’instaurait qui montrait que l’histoire est surtout une manière intelligente de comprendre l’actualité et de regarder le monde.
Elle souffrait de ne pouvoir inculquer plus largement l’histoire suisse. D’où son adhésion, il y a peu, à un mouvement visant à développer l’histoire locale.
Il allait justement en être question au cours de la réunion convoquée par le doyen sur l’heure de midi et Héloïse savait qu’elle serait prise à partie en raison de son désir de faire bouger les choses. Pierre serait de son côté, espérait-elle, mais ce serait probablement le seul. On disait de lui qu’il était vieux garçon parce qu’à passé quarante ans, il vivait encore chez sa mère. Le vrai historien poussiéreux, pour ses élèves qui en profitaient largement. On savait qu’il ne notait jamais durement, en raison d’une tolérance presque militante pour les adolescents. D’après quelques confrères, Pierre avait retrouvé une certaine fraîcheur en faisant la connaissance d’Héloïse. La jeune femme ne partageait pas ses sentiments, mais appréciait son amitié. Ils arrivèrent au même moment devant la salle de conférence et y entrèrent ensemble.
Dans leurs réunions, les profs ressemblaient beaucoup à leurs élèves, ils arrivaient souvent en retard, se vautraient sur leur chaise, regardaient leur montre toutes les cinq minutes et prenaient la parole sans qu’on la leur donne. Héloïse attendait sa mise en accusation. Elle avait fait circuler dans l’école une pétition visant à réformer l’enseignement de l’histoire. Le doyen, historien lui-même, n’avait guère apprécié la manœuvre.
– Le prosélytisme politique est interdit dans l’école, madame Galiffe, vous le savez fort bien.
Il avait légèrement appuyé sur le patronyme.
– Je m’appelle Sautter, aujourd’hui, monsieur le doyen.
– Galiffe est bien votre nom de famille, je ne me trompe pas ? avait répondu le vieux Dutruit avec amertume et un petit geste agacé de la main balayant la table.
– Oui, mon nom de jeune fille.
– Vous n’en avez pas honte, j’espère ?
Oh, cette bouche acide, ce rictus !
– Il n’est pas question de ça, monsieur. Mais je porte à présent le nom de mon mari décédé et je souhaite qu’on le respecte.
La contre-attaque avait été plus cinglante que Dutruit aurait pu s’y attendre. Son rictus fondit.
– Galiffe ou Sautter, madame, vous savez qu’on ne fait pas de politique à l’école !
– Je le sais parfaitement, monsieur Dutruit, mais je ne considère pas que faire circuler cette pétition en soit.
– Vous voulez changer le système, éructa le doyen, si ce n’est pas de la politique, ça !
– Nous pourrions peut-être examiner les réformes souhaitées par Héloïse avant de l’accuser… tenta Pierre, arrachant un sourire aux quatre autres participants qui avaient deviné ses sentiments depuis longtemps.
– Le seul mot de réforme me donne de l’urticaire ! gronda Dutruit. Notre métier est déjà assez difficile pour qu’on n’en ajoute pas…
– Si je peux argumenter, commença Héloïse d’une voix douce qu’elle savait déstabilisante, j’aimerais juste que nos élèves s’intéressent à notre histoire.
– Vous n’avez qu’à faire votre travail, selon le programme imposé. Si ces petits crétins enregistrent les bases, c’est déjà pas mal. Le plan d’études romand ne prévoit rien de plus !
– C’est faux, coupa Héloïse, il n’est pas exhaustif, il donne des directions, des cadres. Que chacun d’entre nous interprète à sa guise.
– Et alors ?
– On a le droit de sortir des grandes lignes, d’aller vers le plus concret !
– De toute manière, ils n’écoutent pas ! J’ai essayé aussi, bien avant vous, ça ne marche pas !
– Vous n’aviez peut-être pas la bonne méthode…
Dutruit répondit par un coup de poing frappé sur la table. Il était rouge. Les autres intervenants, peu courageux, ne voulaient pas trancher. Sauf Pierre, peut-être. Pris entre ses sentiments pour Héloïse et son obéissance au doyen.
– Il est vrai qu’en deux heures par semaine… tenta-t-il en forme de réconciliation.
– Ce n’est pas une question de temps, répondit Héloïse brusquement. C’est une question de convictions. Vous mélangez tout, monsieur Dutruit. Je ne dis pas qu’on enseigne mal, je dis qu’on ne produit qu’un saupoudrage culturel qui dépend totalement des intérêts personnels des professeurs. Nos jeunes ne devraient pas attendre d’être à l’Université pour bénéficier d’un enseignement cohérent. Nous savons tous, autour de cette table, que ce qui est fait avant est aléatoire. Et cela ne transforme pas nos élèves en citoyens conscients de l’histoire de notre pays et capables de se déterminer en fonction de cela.
Dutruit grognait toujours, mais son visage reprenait une couleur normale. Il dit d’une voix encore grinçante :
– Vous avez toute liberté de sortir du programme, si le cœur vous en dit.
– Et je ne me gêne pas pour le faire.
– Alors je ne vois pas où est le problème.
– Parce qu’il n’y en a pas, monsieur Dutruit !
– Pourtant, votre pétition…
– Cela ne rend pas mon enseignement plus mauvais, si ? demanda Héloïse en fixant le doyen.
– Je ne veux pas de politique en nos murs !
– Ce n’est pas de la politique, c’est un acte citoyen !
– Vous m’expliquerez la différence !
Héloïse ferma les yeux un instant pour ne pas sortir de ses gonds face à ce vieux réactionnaire. Elle reprit d’un débit plus lent, sachant très bien qu’on taxe les filles d’hystérie au quart de tour.
– J’ai juste envie, cette année plus que jamais, de rappeler à nos élèves que Genève fut le chef-lieu du Département du Léman pendant quinze ans. J’ai envie qu’ils sachent que nous étions Français avant de devenir Suisses. À la veille des commémorations du 1er juin 2014, ce me semble un minimum !
– Eh bien ! allez-y avec votre Napoléon, si vous pensez qu’il a vraiment apporté quelque chose à Genève…
– Il n’y a pas que du mauvais… tenta Pierre à la surprise de tous.
– C’est assez comique, venant de vous, ricana Dutruit. L’histoire a oublié votre famille, si je ne me trompe, non ?
– Cela n’a rien à voir avec Pierre, lâcha Héloïse au secours de son ami qui regardait alors Dutruit avec un œil mauvais.
– Alors allez-y, continua Dutruit, sarcastique, tartinez votre petit empereur à toutes les sauces, si cela vous fait plaisir, mais cessez de faire circuler votre pétition.
Le vieux ne changerait pas d’avis. Un âne corse, aurait dit Pagnol. Avec sa dernière phrase, il avait eu un petit geste de la main qui disait sans doute « débarrassez-moi le plancher ». Héloïse ne se le fit pas dire deux fois. Elle se leva et se mit à remballer les documents dont elle aurait aimé parler avec ses collègues si la réunion avait été plus constructive.
– Je n’en ai plus besoin, monsieur, toutes mes feuilles sont remplies, je les garde précieusement chez moi jusqu’au délai légal. On en reparlera quand le peuple votera.
Pierre s’était levé et la suivait. Quand il referma la porte derrière eux, Héloïse ne vit pas la colère qui se peignait sur son visage…