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982 Words
8Le doyen Dutruit nettoyait ses lunettes avec rage en quittant la cour du collège. Cette peste d’Héloïse Sautter-Galiffe lui avait tenu tête devant tout le groupe ! Il ferait ravaler sa morgue à cette gourgandine et lui rappellerait où est l’autorité. Il devait empêcher la propagation de cette pétition. Le mieux, pour freiner la nièce, serait d’appeler l’oncle. Mais il détestait Aymon Galiffe. Un prétentieux gonflé par le savoir de sa famille, porté par son nom, un type étrange déjà au temps de l’Université, qui hantait les bibliothèques quand tous les gars de son âge couraient les filles… Ils avaient travaillé côte à côte à Calvin pendant des années ; Galiffe collectionnait par ailleurs les ouvrages à succès. La presse avait été unanime à souligner l’art de la vulgarisation de l’historien. Aymon Galiffe ne fait pas de l’histoire, il raconte Genève disaient ces imbéciles de gratte-papiers. Sa jalousie avait atteint son point culminant quand le professeur Labordon, une sommité, leur ancien mentor, lui avait préféré Galiffe pour cosigner un ouvrage avec lui sur les anciens souterrains genevois. Ce vieux barbon n’avait pas hésité, en plus, à s’attribuer dans l’ouvrage certaines découvertes sous le Collège Calvin, des trouvailles qui étaient le fait de Dutruit lui-même ! Humilié, il avait alors su manœuvrer avec habileté et provoquer la disgrâce de son collègue. Il avait opportunément bénéficié de la complicité du frère d’Aymon, qu’il croisait au musée. Cet imbécile de James Galiffe avait été trop heureux d’enfoncer son aîné. Dutruit se moquait de leurs histoires de famille, mais cela lui avait été très utile. Il revivait souvent avec jubilation le moment où Aymon avait été obligé de démissionner du collège pour faute grave, parce qu’on l’accusait d’entretenir des relations « trop proches » avec certains élèves. Ce jour-là, lui, Daniel Dutruit, avait accédé au poste de doyen. Galiffe s’était à peine défendu. Ne rien dire, c’est consentir, non ? Les deux hommes ne s’étaient que peu rencontrés ces dernières années. Toutefois, leur opposition semblait tenace. Il avait fallu en plus que ce têtu de Galiffe prenne fait et cause contre le nouveau musée au nom de la protection de la colline de la Demi-lune et des éventuels vestiges archéologiques qu’elle pouvait renfermer. Il suivait ainsi le vieux Labordon qui, à l’époque où il voyait encore clair, avait été le chef de file des opposants au parking prévu sous la butte. Dutruit pensait même que Galiffe s’était laissé influencer par le vieux prof, qui savait toujours caresser dans le bon sens. Il avait même été jusqu’à soupçonner les deux hommes de… Enfin, bref, ça les regardait et là n’était pas la question. Le doyen s’arrêta un instant devant le chantier de la promenade Saint-Antoine, cherchant à constater l’avancée des travaux entre deux toiles blanches tendues autour des fouilles. Il se prit à rêver que bientôt, au lieu d’enseigner l’histoire à des ados irrespectueux, il serait peut-être là, à diriger les recherches, à installer les trouvailles dans des salles flambant neuves… – C’est génial, ces découvertes, hein ? Dutruit sursauta. Un homme plus petit que lui, le regardait avec une certaine familiarité. Dutruit connaissait ce visage rougeaud mais ne le situait plus. – Oui, vous avez raison. On se connaît ? – Ben je veux, mon capitaine ! Je travaille de temps en temps pour le musée. On s’y est souvent rencontrés ! Hector Vieusseux, pour vous servir, compléta l’homme en mimant une révérence. – Ah oui, comment allez-vous, dit Dutruit, en tendant la main, espérant que personne ne passe à ce moment-là. – Et puis on a failli être « frères d’armes » ! Avec Labordon et les autres… « Mon Dieu, tout mais pas ça… » pria Dutruit en réalisant à quoi l’homme faisait référence. – Bien sûr, bien sûr… – Vous et moi, on croyait tout connaître sous ces collines, hein ? Et puis non ! – En effet… « Surtout ne pas le contredire, pour qu’il parte au plus vite ! » se dit Dutruit. – Alors c’est vous le futur chef, il paraît ? reprit Vieusseux en désignant le musée du menton. – Qui vous l’a dit ? – Un « frère », chuchota le petit bonhomme avec une mine de conspirateur. – On le dit en effet, se rengorgea quelque peu Dutruit, mais rien n’est encore certain. – Je ne sais pas si je survivrai au monstrueux déménagement, dit alors Vieusseux. Mais j’espère pouvoir continuer à dépanner quand vous serez là ! Au revoir, mon commandant ! Le petit homme prit la direction du Bourg-de-Four. « On n’a pas idée d’être si mal fagoté ! » pensa Dutruit en le regardant s’éloigner. Plusieurs années auparavant, il avait été contacté par un ami franc-maçon qui recherchait à Genève tous les descendants de soldats ayant servi sous Napoléon. Et il y en avait beaucoup ! Au total, des centaines de gamins de la cité avaient été contraints de renforcer les armées de l’Empereur. Son ancêtre à lui était décédé en Vendée, laissant à Genève une veuve et plusieurs enfants. Les faits d’armes du fameux aïeul n’étaient pas restés dans toutes les mémoires. Certains racontaient même qu’il était loin d’avoir été un prix de vertu. Bref, pas de médaille, pas de légende, rien dont on ne pût s’enorgueillir. Et Daniel Dutruit le supportait difficilement ; il avait donc décliné l’invitation de ses « frères d’armes » et s’en était félicité lorsqu’il avait appris peu après que cette confrérie avait été créée à l’initiative du professeur Labordon. Il lui en voulait trop d’avoir pris Galiffe sous son aile et ne souhaitait en aucun cas frayer avec lui. Il ne comprenait pas ce que le vieux prétentieux pouvait trouver à Napoléon en général et à son passage à Genève en particulier. Ainsi, la nouvelle de sa possible nomination circulait déjà ! C’était bon signe ! Dutruit, balayant ses idéaux conservateurs, s’était rallié au projet d’un nouveau musée. Il avait posé sa candidature à la direction et on ne l’avait pas écarté. En tant que membre de la fondation du Musée d’art et d’histoire depuis si longtemps, c’était assez normal. De la sorte, si tout se passait bien, il quitterait bientôt le collège pour prendre la direction du nouveau musée, avec tous les honneurs que cela lui conférerait. Il aurait dû se moquer de la pétition de cette gamine. Mais il en faisait une question de principe. Il ne supporterait pas qu’une fois de plus un Galiffe – quel qu’il soit – vienne s’opposer à ses vues. Il agirait seul, s’il le fallait. Il repartit en direction de chez lui d’un pas si gaillard qu’une petite dame promenant son chien sur la Demi-lune s’écarta en voyant arriver vers elle ce grand homme large d’épaules…
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