La querelle allait sans doute se ranimer, quand un inconnu, un « inaperçu », un pauvre petit bonhomme de rien du tout, qui paraissait quelque chose comme un nain derrière la table où, modestement, il se cachait, se leva, ce qui fit qu’on put à peu près l’apercevoir, et dit d’une voix forte : – Monsieur le cabaretier, moi, je vous loue pendant toute la nuit votre pompe à bière, et le prix qu’il vous plaira, je paie d’avance, by jove ! Un grand mouvement de sympathie entoura, immédiatement l’être étrange qui avait prononcé ces admirables paroles, et on lui fit une ovation. On lui demanda sans plus tarder comment il s’appelait, chacun, poète, romancier, chansonnier, marchand d’olives, voulant avoir l’honneur de faire sa connaissance. Il répondit qu’il avait nom : M. Macallan, et qu’il était de nationalité américaine. Et comme il exhibait des billets de banque, dont son portefeuille était amplement garni, messire Thiébault se précipita sur sa pompe à bière dont les deux robinets, à partir de cette minute, ne se refermèrent plus. M. Macallan commença par faire de grands compliments au Professeur, lui disant que sa réputation était immense en Amérique, ce qui ne parut point étonner outre mesure notre pauvre ami, et comme celui-ci lui demandait s’il avait quitté New York exprès pour le voir, M. Macallan lui répondit que ce n’était point là précisément le but de son voyage, mais qu’il avait pris rendez-vous au cabaret des Trois-Pintes avec des amis qui tardaient un peu à arriver. Sur quoi le Professeur se montra curieux de savoir quels pouvaient bien être les amis de M. Macallan qui connaissaient assez Montmartre pour avoir en aussi particulière estime le cabaret des Trois-Pintes. M. Macallan répondit que ses amis à lui étaient aussi les amis du Professeur et qu’ils avaient habité longtemps l’Hostellerie de la Mappemonde. Ils s’appelaient, l’un, qui était un homme : Master Bob, et l’autre, qui était une femme : la Mouna. Le Professeur, à cet énoncé, poussa de glorieux cris, manifesta une grande joie de revoir la Mouna, joie qui parut partagée par toute l’assistance, mais déclara qu’il n’avait jamais eu une grande sympathie pour Master Bob, auquel il avait toujours trouvé un « air renfermé et sournois ». – La Mouna est donc toujours avec Master Bob ? demanda-t-il. – Oh, non ! Depuis longtemps elle a quitté cet homme pour un autre amant, mais ils sont restés très amis. – Curieux ! fit le Professeur. J’ai connu un temps où Master Bob était si jaloux de la Mouna qu’il n’aurait pas hésité à zigouiller celui qui lui aurait fait de l’œil ! – Qu’est-ce au juste que la Mouna ? demanda M. Macallan. – Bah, dit le Professeur, une bonne fille qui s’ennuyait dans son harem de Tunis et qui, bravant la surveillance des eunuques, est venue chercher des amants à Paris. Je dis des amants, car c’est le désespoir où elle était d’avoir à se contenter pour toute sa vie d’un seul homme qui lui a fait braver le poignard des assassins et traverser l’Océan ! Le Professeur connaissait comme tout le monde sa géographie, et cependant jamais on ne lui eût fait appeler la Méditerranée d’un autre nom que celui-ci, qui, dans sa bouche, prenait une sonorité magnifique : l’Océan ! – Le malheur, continua-t-il, pour cette pauvre Mouna, est que, aussitôt arrivée à Paris, elle tomba sur un amant plus jaloux même que son époux devant Mahomet, le Master Bob en question, qui mit toutes les entraves possibles au contentement des passions que la charmante Mouna sentait bouillonner en elle. Sans cette sombre brute, certainement la Mouna eût été notre maîtresse à tous, et l’hostellerie de la Mappemonde se fût changée pour elle en un harem où il n’y aurait eu que des hommes, multiple objet de ses convoitises ! – Hélas ! gémit la Littérature. – Mme la Mouna n’a décidément pas de chance, fit entendre M. Macallan. Elle est maintenant au pouvoir d’un nouveau maître qui semble au moins aussi jaloux que Master Bob. – Comment s’appelle-t-il ? – M. Costa-Rica. – Connais pas ! – J’aurai l’honneur de vous le présenter. C’est alors que Master Bob entra et, comme il était suivi de la Mouna, des chants d’allégresse firent trembler les poutres des Trois-Pintes. La Mouna embrassa le Professeur, serra la main à tous ces messieurs, et s’intéressa aussitôt à la partie de dames que le Professeur avait interrompue. En vain celui-ci voulut-il s’extasier plus longtemps sur la toilette magnifique de la jeune personne et ses bijoux somptueux, la Mouna le ramena à son jeu, disant qu’elle s’intéressait beaucoup à la partie, et que le jeu de dames, que l’on joue beaucoup dans les harems de Tunisie, lui rappelait toute sa jeunesse. La tablette à casiers sur laquelle le Professeur et le poète Sésostris débattaient la partie, était moins couverte de jetons que des plus disparates objets destinés à les remplacer. Les jetons naturellement avaient été perdus depuis longtemps. On voyait là des morceaux de sucre, un dé à coudre, des allumettes. Une dame était représentée par un sifflet. – Chez nous, en Tunisie, nous jouons aux dames, dit la Mouna, avec des crottes de chameau !
La Mouna était un petit être charmant, peu compliqué, instinctif toujours, instrument docile dans les mains de celui qui la tenait, ne connaissant et ne pouvant connaître de l’amour que le désir qu’il inspire ou la terreur qu’il apporte. Elle avait désiré et redouté Master Bob, et, maintenant que ce désir était allé à son second amant, Costa-Rica, elle gardait encore de ses aventures précédentes la peur de cet être mystérieux qui n’avait pas cessé de la dominer, de cet hercule à profil de vautour qui l’avait aimée, lui aussi, jusqu’au crime, et puis, un beau jour, l’avait en quelque sorte donnée à Costa-Rica, à ce Costa-Rica qui s’était révélé tout de suite un maître aussi jaloux, aussi tyrannique que Master Bob, aussi… sanglant… puisqu’il avait tué ce Didier qu’elle connaissait à peine et à qui elle n’avait jamais parlé ! Elle avait fui l’Orient et l’austère devoir des hourris et les tragédies de la jalousie mahométane après avoir lu un bouquin où il était parlé des joies futiles, nombreuses et passagères de Paris en général et de Montmartre en particulier ! Elle avait cru à la liberté, à la joie facile, aux amants innombrables ; elle se sentait capable de toutes les infidélités. Hélas ! Les bras du géant Master Bob s’étaient refermés sur elle plus solidement qu’une porte de prison… Jamais elle n’avait soupçonné que Master Bob appartenait à une formidable société secrète, qu’il en était l’un des chefs tout-puissants, et qu’il lui faisait faire à elle, naïve, docile et apeurée, une besogne souvent effroyable. Espionne, délatrice, guetteuse, receleuse, indicatrice, préparant inconsciemment et joyeusement les drames les plus noirs, elle obéissait à toutes les fantaisies de Master Bob et accomplissait tous les gestes qu’on lui dictait, croyant le plus souvent jouer un rôle dans une farce de carabin sans importance. Master Bob, du reste, quand elle le connut, ne paraissait nullement riche et lui fit mener une vie plutôt modeste à l’Hostellerie de la Mappemonde. Quand il cessa de l’aimer, et qu’elle devint la chose de Costa-Rica, sa situation matérielle changea du tout au tout. Elle eut un petit hôtel, rue d’Aumale ; des toilettes, des bijoux, beaucoup d’argent. Où Costa-Rica avait-il tout cet argent qu’il lui donnait ? Elle n’eût pu le dire. Il allait aux courses, où il perdait. C’est tout ce qu’elle savait de Costa-Rica. Par quel hasard, ce soir-là, la revoyait-on à l’Hostellerie de la Mappemonde, au cabaret des Trois-Pintes ? Était-ce bien un hasard que celui qui réunissait dans cette salle joyeuse, autour du Professeur, Master Bob, M. Macallan et la Mouna ? Et puis, comment expliquer cet intérêt soudain de la demoiselle pour cette partie de dames quasi délaissée par le Professeur et qu’elle faisait reprendre avec une telle hâte ? Le Professeur avait déjà, sur son ordre, repris ses jetons. Ses jetons ? Nous avons dit quels pauvres jetons étaient là. Un sifflet ! Un sifflet pour figurer une dame. Le Professeur, tout en faisant honneur au houblon mousseux, faisait manœuvrer sa dame, c’est-à-dire son sifflet, au grand préjudice de Sésostris. Le poète allait certainement perdre la partie quand la Mouna, se penchant sur le damier, fit observer au Professeur que sa dame aurait dû prendre un jeton à Sésostris et que, ne l’ayant point fait, elle devait être indubitablement confisquée par le poète. Ce disant, la Mouna étendit ses menottes sur le sifflet et, le retirant du jeu, le plaça à côté de Sésostris. Le Professeur poussa des cris de désespoir et le poète des cris d’allégresse, tandis que la Mouna mettait tranquillement sa main dans la poche de sa petite jaquette. Ce geste, qui paraissait sans importance, avait réussi cependant, sans que nul ne s’en aperçût, à substituer au sifflet qui représentait la dame, un autre sifflet exactement semblable, mais qui, sans doute, ne devait pas avoir les mêmes propriétés. La Mouna paraissait enchantée de son petit tour de passe-passe et sa gaieté, subitement excessive, aurait pu provoquer de l’étonnement si on l’eût mise sur le compte du plaisir qu’elle avait de voir apparaître sur le seuil du cabaret son amant. – Costa-Rica, s’écria Master Bob. Vous êtes en retard de cinq minutes, mon ami !… D’où venez-vous ? – Du « Williams Bar », répliqua Costa-Rica en serrant la main de Master Bob. Et c’est elle qui m’a mis en retard… Elle n’est pas venue, mais elle me revaudra ça !… – Qui, elle ? demanda la Mouna, curieuse. – Mon notaire ! répondit Costa-Rica, ironique et énigmatique. Le Vautour daigna sourire, car sans doute comprenait-il l’expression de CostaRica. La Mouna, elle, qui ne se fatiguait jamais à comprendre, entreprit à nouveau le Professeur ; elle lui présenta son amant, elle présenta tout le monde. La pompe à bière ne cessait point de couler aux frais de M. Macallan. Le gnome, qui s’était glissé auprès de la Mouna, recevait d’elle, sous la table, le sifflet qu’elle avait dérobé au Professeur… – Qu’est-ce que nous sommes venus faire ici ? demanda maussadement Costa-Rica. – Mon chéri ! répondit la Mouna, j’avais tant envie de revoir le lieu où pour la première fois j’ai fait connaissance avec la grande vie de Paris ! Costa-Rica parcourut d’un regard dégoûté le cabaret avec son extravagante décoration, ses pots d’étain, ses plats de faïence, ses hallebardes, ses panoplies branlantes, ses caricatures. Costa-Rica était habitué à un autre luxe. À côté de lui, le Vautour, le profil immobile, les paupières mi-closes, semblait somnoler ou réfléchir, ou… attendre quelque chose. Celui qui l’eût bien observé aurait vu que sous l’apparente indifférence de sa tenue, il tournait incessamment ses yeux du côté de la petite porte qui donnait sur le porche de l’hôtellerie. La partie de dames continuait sous la direction de la Mouna. Costa-Rica regardait sa maîtresse. Ah ! comme elle le tenait ! Et sans qu’on sût pourquoi, car elle n’était pas excessivement jolie. Il le savait peut-être, lui. Costa-Rica, regardant sa maîtresse, se taisait. Il pensait. Le malheur est que, chaque fois qu’il commençait maintenant à penser à elle, il finissait par penser à lui, à celui qu’il avait tué à cause d’elle !… En vain essayait-il de se tromper, de se répéter qu’il n’avait rien à craindre, que son crime resterait à jamais ignoré – n’avait-il pas trouvé un merveilleux alibi ? Non, non, il n’était point tranquille, car toujours, toujours se dressait devant lui une figure… un visage de femme… un pauvre visage souffreteux qui lui était apparu certain jour, à certaine heure… dans un certain escalier… quand il redescendait du crime !… Oui, au moment où la porte refermée sur le cadavre du suicide,il fuyait… ce visage de femme lui avait barré la route… ces yeux l’avaient fixé comme s’ils devinaient quel geste il venait d’accomplir… Quelle était cette femme ? Il ne savait pas !… Mais ce qu’il savait bien, au fond de lui, c’est que, pour sa sécurité, il valait mieux qu’il ne rencontrât plus jamais ce visage-là… Il fut tiré de sa songerie par une voix de femme qui demandait à M. Thiébault « de lui céder un bout de bougie ». Costa-Rica leva la tête. Il vit devant le comptoir, lui tournant le dos, deux femmes, l’une grande, élancée, l’autre petite, courbée, grelottante sous un mauvais châle dont elle s’enveloppait honteusement. Le père Thiébault donna la bougie demandée, et les deux femmes se retournèrent. Costa-Rica eut besoin de toute son énergie pour retenir un cri d’angoisse et de terreur, mais il eut un mouvement si brusque que M. Macallan fut bousculé. – Qu’y a-t-il donc ? demanda M. Macallan, dont les yeux semblaient dévorer Costa-Rica. Costa-Rica ne répondit pas. Il n’entendit peut-être pas… Il regardait… de tous ses yeux il regardait… Il eût voulu fuir… et il ne le pouvait pas… Et soudain il y eut un cri déchirant, le cri de la petite femme voûtée, de la femme au châle : – Lui ! Et elle chancela… Mlle Desjardies dut la retenir. – Qu’avez-vous ? demanda-t-elle anxieuse. Alors, la femme montra l’homme, d’un geste sauvage… – Lui ! répétait-elle, celui dont je vous ai parlé… Lui, qui était à ma porte, le jour où mon mari s’est suicidé !… L’inconnu de l’escalier… C’est lui… je vous dis que c’est lui !… Et Costa-Rica ne pouvait détacher son regard épouvanté de ce visage qui le fixait… qui l’accusait… lui !… Elle !… La femme au châle ne parla plus… Costa-Rica ne pouvait prononcer un mot, et ils continuaient de se regarder tous les deux avec horreur. La femme s’approcha. Costa-Rica recula. – Que me voulez-vous, madame ? interrogea-t-il d’une voix rauque… Je ne vous connais pas. Le père Thiébault était accouru. – Qu’est-ce qui se passe ? demandait-on… – Bah ! répliquaient certains, c’est la folle… la pauvre folle !… Car cette femme, depuis qu’elle habitait l’hôtellerie, avait eu des allures telles, parlant toute seule parfois, chantant et pleurant tour à tour, sans raison, affirmant à tous que son mari ne s’était pas suicidé, mais avait été tué, qu’on avait pensé que son cerveau était dérangé… Tout à coup la folle cria dans la figure de Costa-Rica, qui essayait en vain de reconquérir son sang-froid : – Moi, je te connais !… C’est toi qui as assassiné mon mari !… Il y eut des cris, des rumeurs, une bousculade… « C’est la folle !… C’est la folle !… » – C’est encore la folle qui a une crise… Son mari s’est suicidé et elle accuse tout le monde de le lui avoir tué… s’écria le père Thiébault. – Je ne connais point cette femme, je vous jure, murmurait Costa-Rica, pendant qu’on s’empressait autour de l’accusatrice, qui n’était prise au sérieux par personne, bien que l’étrange trouble de l’accusé ne passât point inaperçu… Je ne sais même point comment elle s’appelle… – Je m’appelle Mme Didier !… Et toi, comment t’appelles-tu, assassin ? La Mouna s’était dressée, haletante, comprenant soudain le danger… – Je vous défends d’accuser mon amant, vieille folle ! s’écria-t-elle… C’est un honnête homme !… La Mouna en eût dit bien davantage si le père Thiébault ne l’avait calmée et si elle n’avait aperçu tout à coup la jeune femme qui se tenait auprès de la femme au châle. – Oh ! dit-elle entre ses dents, pendant qu’elle se rappelait la nuit de la Roquette, la fille du condamné à mort !… Le roi des Catacombes ne doit pas être loin !… Il fait mauvais pour nous ici… Et, inquiète, elle se tourna vers Master Bob. Celui-ci, sans la regarder, car ses yeux étaient occupés ailleurs, lui dit d’une voix sourde : – Va-t-en, maintenant… emmène-le… et tais-toi ! Alors, la Mouna, déclarant avec volubilité qu’elle ne remettrait plus jamais les pieds dans une sale boîte pareille, s’enfuit en poussant devant elle Costa-Rica. Mme Didier glapissait toujours d’une voix qui se mourait : « Assassin ! » Le père Thiébault la poussa sous la voûte, où elle tomba quasi évanouie dans les bras de Mlle Desjardies. Master Bob, appelé encore le Vautour, offrit ses bons offices pour porter chez elle cette pauvre femme. – C’est cela, s’écria le père Thiébault, qu’elle aille se coucher. Et il referma la porte du cabaret, furieux.