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2042 Words
— Un peu dans le genre de celui de la rue du Temple il y a deux nuits, entendit-il alors marmonner l’un des soldats. Il tourna la tête juste à temps pour voir l’homme effectuer un signe contre le mauvais œil, l’index et l’auriculaire tendus, les deux doigts du milieu repliés contre la paume. Il devait donc être un adorateur d’Anfrem ce garde, mais c’était le cas de la plupart des Tuckenites. — Certainement un autre fou, commenta le sergent. — Ou une de ces créatures démoniaques, proposa le même soldat. D’après des rumeurs, ils en auraient invoqué durant l’attaque et on dit qu’il y en aurait encore. Newton se dit que cette hypothèse était peu probable. Depuis, il avait eu l’occasion de parcourir certains ouvrages conseillés par g*n et en avait un peu appris sur ces créatures. Il n’y avait tout simplement plus assez de puissance magique pour qu’ils se maintiennent dans les environs. — Je n’en suis pas si sûr, il ne doit pas s’agir d’un démon, se permit-il d’intervenir. — Ah mais tiens ! je vois que nous avons là un expert, ironisa le sergent. Newton se remémora sa longue carrière en tant que camarade de Tueur et toutes ces immondes créatures qu’il avait dû affronter, dont ce buveur de sang dans les entrailles de Gultrun Ozan. — Hum, oui, et vous ne pouvez pas imaginer à quel point, murmura-t-il plus pour lui-même. — De quoi ? lui lança le sergent un peu trop brusquement. Newton préféra ne rien rajouter. Faire état de trop de connaissance au sujet des démons dans cette cité était comme se payer un aller simple jusqu’aux cellules de l’inquisiteur du coin. Ce n’était pas quoi faire de sa vie qui lui manquait et il ne préférait pas la finir sous les sinistres attentions de ces tristes personnages en face de lui. — Non, rien, répondit-il finalement. Le regard du sergent pesa tout à coup sur lui comme s’il était sur le point de réagir violemment à son encontre, et Newton comprenait parfaitement pourquoi. Ce corps inspirait à la fois la peur et la colère et le sous-officier semblait chercher le premier moyen venu de faire passer l’une et l’autre. La femme vint alors à son secours. — Il a raison, c’était pas un démon. C’était un humain, dit-elle. Je l’ai vu. — Les démons peuvent prendre forme humaine, femme, rétorqua le premier soldat, qui semblait peu disposé à ce que sa propre théorie soit battue en brèche par une fille de joie. — C’était un homme, reprit-elle. Et un riche. Un noble, même. Et avec un accent étranger comme celui de l’étranger là. Le regard du sergent sur Newton se fit plus insistant. Celui-ci aurait pu lire dans ses pensées. — Puisque je vous dis que c’était pas lui, ajouta précipitamment la femme, comme si elle aussi avait compris. — En es-tu convaincue Sylvia ? Je l’ai vu te glisser une petite pièce. Il m’a l’air plutôt louche, ton ami, si tu veux mon avis. — Non, c’était pas lui, insista-t-elle. Elle aussi comprenait que la situation se compliquait. Non, il était plus grand, plus mince, moins bronzé. Et rien qu’à le regarder, je frissonnais de tout part. — Ben justement, quand je regarde celui-là, ça me donne à moi la chair de poule, répondit le sergent. Ses hommes ricanèrent sous le trait d’humour de leur chef, à l’exception du soldat superstitieux. — Les démons filent la chair de poule, reprit-il. C’était un démon, pour sûr. — Ça ressemble pas au travail d’un homme. Regarde sa gorge. On dirait plus la morsure d’un chien. J’ai jamais vu un homme en tuer un autre comme ça. — Moi, j’ai déjà vu ça, coupa le sergent. Tu te souviens d’Moussa le Fou ? Il y avait eu cette histoire avec quelques servantes, non ? — Le fait est que Moussa est enfermé chez les fous, objecta le soldat toujours aussi attaché à sa théorie sur les démons. — Et alors ? L’asile a brûlé durant les combats. Personne ne sait si tous les fous ont brûlé avec. — Par contre est-ce que la description de cette femme correspond à ce Moussa ? demanda Newton à tout hasard, surtout pour détourner les soupçons de sa propre personne. — En aucun cas ! Moussa était un petit gros, chauve et il travaillait du côté de la rue des Tanneurs. Il puait tellement qu’on le sentait à six pas. Sylvia aurait sans doute remarqué ça, n’est-ce pas, Sylvia ? À moins que tu ne nous racontes tout ça juste pour dédouaner ton petit ami ici présent ? — Il n’avait pas du tout l’air de Moussa, protesta-t-elle en secoua la tête. Mais il sentait quand même bizarre… — Comment ça, bizarre ? lui demandèrent Newton et le sergent d’une même voix. — Il émanait de lui un parfum étrange, comme ceux que portent les nobles, mais encore plus fort. C’était comme ces épices qu’on pouvait trouver au marché aux Poivres. Comme de la chamelle, ou de la ca… quelque chose. — De la cannelle ? lui proposa Newton. — Voilà, c’est ça ! — Voilà où nous en sommes nous : on recherche un homme de grande taille, vêtu comme un noble et qui sent la cannelle, énuméra le sergent d’un ton sarcastique. Il montrait de plus en plus de signes d’impatience et Newton avait le sentiment que lui-même allait en faire les frais. — Et où étiez-vous la nuit dernière, étranger ? le toisa-t-il d’un regard soupçonneux. Newton prit quelques secondes pour savourer la réponse qu’il allait lui donner. — Au palais, lui annonça-t-il. Peut-être voudrez-vous aller trouver le duc pour lui demander deux ou trois explications ? Le sergent changea subitement d’attitude, même s’il aurait tout aussi bien pu se demander si on ne se moquait pas de lui. Après tout, à en juger par les habits que portait Newton, qui aurait parié le moindre écu que celui-ci puisse avoir ses entrées à la table du maître de la cité, la deuxième plus importante de tout le Tucken ? — ça ne vous dit pas de m’accompagner jusqu’au palais et vérifier par vous-même ? reprit Newton. Il était assez confiant sur la tournure des événements. Glenn et lui avaient été fêtés en véritable héros, de même que Chinxua Kumlow, après leur attitude sans reproche sur les murs de la cité et leur victoire sur Shogun Griffe de Démon. Même s’il se demandait parfois si toute cette bienveillance à son égard n’était pas due qu’au fait qu’il accompagnait les nains, ces derniers s’étaient en effet avérés être les meilleurs alliés des Tuckenites jusque-là dans cette guerre. Leur vaisseau volant avait autant fait pour briser le siège de Pràgu que le Lynx dans toute son entièreté. — Je pense bien… que ça ne sera pas nécessaire, répondit le sergent après plusieurs secondes d’hésitation. Puis il s’adressa à ses hommes. Allez, vous autres, transportons ce corps jusqu’aux fosses communes. Newton échangea un dernier regard avec Sylvia, puis chacun reprit son chemin. Elle était tellement grande la salle à manger et g*n Tcheten se demandait si les réjouissances s’éterniseraient pendant longtemps encore. Les Tuckenites aimaient apparemment célébrer leurs victoires par des banquets interminables et en portant toast après toast. Il avait l’impression de n’avoir fait que manger et dormir ces derniers jours. Il avait l’impression que son estomac allait exploser. Heureusement qu’il s’était attaché à ne boire que de l’eau depuis cette fameuse entrevue avec Fatum à Baraîjan, et il s’y était tenu jusque-là. Il en avait profité pour étudier les Tuckenites autour de lui. Cela faisait un petit moment qu’il ne s’était plus retrouvé en compagnie aussi euphorique. Là où était réservée au duc une place d’honneur en temps normal, était assise la Reine de Glace Krisantemm, la tzarine du Tucken, une beauté froide et étrange, au regard d’un bleu glacial. De nos jours, elle avait des cheveux blancs comme la neige, mais g*n savait que cette couleur changeait selon ses désirs. Elle se tenait droite comme une statue, son visage était parfait, à tel point qu’il en était presque inhumain. Contrairement à lui, elle semblait parfaitement supporter ces jours de ripaille et de beuverie. g*n ne la quittait pas des yeux et il commençait à croire réelles ces légendes qui prétendaient qu’une part de sang inhumain coulait dans les veines de la lignée souveraine du Tucken. Peu importait d’où sa beauté lui venait, il émanait également d’elle une aura de puissance magique. C’était une sorcière de grand talent, convenait g*n, qui savait reconnaître un magicien quand il en croisait un, et la tzarine en était indiscutablement. Mais ses pouvoirs eux aussi avaient un rien d’inhumain. Elle était différente de tous les sorciers humains qu’il avait rencontrés jusque-là et quand il l’examinait avec ses sens arcaniques, il apercevait les volutes de pouvoir tourbillonner autour d’elle, et celles-là également avaient quelque chose d’étrange. Elles étaient d’un bleu très froid et semblaient s’étendre au-delà de son champ de vision. Des dessins d’énergie magique virevoltaient autour d’elle comme des flocons de neige emportés par des bourrasques de vent. Elle semblait en connexion directe avec les racines glacées de sa terre. Certainement que ses pouvoirs étaient d’une nature très primitive, mais il les savait aussi redoutables que l’impact d’un bélier de siège. Elle était le réceptacle d’une colossale quantité d’énergie dont il ne connaissait pas du tout les origines. Elle parut observer g*n qui la dévisageait et elle posa sur lui ses yeux glacés. g*n avait entendu des rumeurs à son sujet, et sur ses innombrables amants, et n’avait pas vraiment envie de savoir si tout ça était fondé. Il détourna le regard. Un léger sourire moqueur se dessina sur les lèvres de la tzarine, comme si elle avait lu dans ses pensées. g*n se frotta la barbe d’une main, surtout pour dissimuler son embarras. Il n’était pas vraiment habitué à cette attitude aussi directe qui était celle des femmes en Tucken. Elles étaient si différentes de celles de son pays natal, l’Empire. De nouveau, il porta son regard sur Fatum. Elle était assise juste en face de lui, à côté de son père, le tout puissant boyard des Marches, Gizmo Oligarch Anthelm. À les regarder tous les deux, g*n se demanda comment il était possible qu’un homme ayant la carrure d’un ours pût être le père d’une femme aussi délicate. Gizmo Anthelm était un véritable géant, aussi large d’épaules que de ceinture. Quelque chose longue comme une barbe lui tombait du menton, un peu à la manière des nains, et atteignait presque son estomac. Son front dégarni était couvert de sueur. Il tenait une pinte de bière dans une de ses énormes mains, d’une telle taille que le récipient ne semblait pas plus gros qu’un gobelet de vin. Sa fille était tout l’inverse. Mince et affûtée comme une lame, avec des pommettes hautes et des yeux légèrement trop écartés. Ses cheveux blonds étaient coupés court. Elle était vêtue d’une tunique et d’un pantalon de cavalerie, c’était la digne fille des seigneurs cavaliers du Tucken. Elle riait et plaisantait avec son père comme l’aurait fait n’importe quel troupier, et chacune de ses blagues était récompensée par des éclats de rire qui secouaient de soubresauts la poitrine du vieil homme. Le duc était assis tout près de g*n, un homme de grande taille à l’allure taciturne, portant de longues moustaches. Il se pencha en avant pour servir un peu de vin à la tzarine. Il y avait une lueur étrange dans ses yeux et g*n se souvint de ces histoires sur la santé mentale de cet homme. D’après les rumeurs, il était en effet un peu dérangé. Rien d’étonnant cela dit ; gouverner la cité hantée de Pràgu aurait affecté la raison de l’homme le plus équilibré en ce bas monde. Depuis qu’il a perdu son frère à cause des adorateurs du Chaos, il lui avait semblé encore plus triste et ironique que d’habitude. Était-il au courant de cette théorie défendue par Newton selon laquelle son frère avait été membre de l’un des cultes du Chaos ? Peut-être ne le saurait-il jamais. Qui allait risquer sa tête à poser une telle question à une personne aussi puissante ? En tout cas ce n’était pas lui.
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