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1876 Words
1 Au large de la côte Est du Canada, 30 janvier 1874 — Christ ! On va droit d’ssus ! — Crois-tu ? On va changer d’cap, pour sûr ! — C’est ben trop tard mon gars. On va y avoir droit. Les deux robustes matelots perchés à vingt mètres au-dessus du pont se cramponnaient comme ils le pouvaient, tout comme leurs cinq camarades alignés le long de la vergue. Leurs pieds tentaient de maintenir un équilibre instable sur le marchepied. Le ventre appuyé sur l’espar, ils ferlaient la voile, crochant dans la toile rugueuse, « une main pour soi, une pour l’armateur ». Le vent avait nettement forci depuis une heure et le capitaine avait attendu le dernier moment pour envoyer les gabiers diminuer la voilure. Les haubans vibraient comme des cordes de violon en une mélodie apocalyptique, les embruns volaient jusqu’à hauteur de la basse vergue et la température avait soudainement chuté. Benjamin et Joseph, tous deux pays d’un même petit port sur la côte est des États-Unis tentaient de distinguer quelque chose devant eux, tout en serrant la toile au maximum. Sur le pont, juste en dessous, le capitaine tentait de faire de même, appuyé de guingois le long du râtelier de bas-mât. — Carguez la misaine ! Du monde aux bras ! Plus vite que ça nom de Dieu ! Le bosco fut surpris d’entendre son supérieur hurler ainsi et se dit que le pire était peut-être à venir. Depuis leur départ de Gloucester dans le Massachusetts, il avait dû refréner sa colère et parfois se réfugier dans le carré pour ne pas être tenté d’en venir aux mains avec le capitaine. Il considérait ce dernier dur et cruel. Peu lui importaient fatigue, blessures et découragement. Il exigeait de son équipage une disponibilité sans faille et le double de travail pour celui qui semblait être malade. Sa compétence professionnelle n’était par contre pas discutable. Il savait parfaitement mener un navire, mais à quel prix ! L’équipage s’inquiétait du fait que la mauvaise entente entre le capitaine et le bosco nuisait à la bonne marche de la goélette. Des ordres contradictoires avaient été donnés. Des bris étaient survenus dans la mâture suite à des hésitations. Le capitaine avait même menacé le bosco avec un pistolet, jurant qu’il devrait répondre de ses actes sous peu. À cette situation conflictuelle s’était ajoutée une détérioration météo avec des grains et la mauvaise mer qui avait saisi le navire peu après la sortie du port. Aujourd’hui, l’horizon était complètement bouché. L’océan était gris comme sable et le vent en striait la surface en longues hachures noirâtres. Aucune terre n’était visible de quelque côté vers où se portait le regard. Mais, là-haut, sur la vergue maintenant ourlée d’une voile solidement arrimée, les gabiers voyaient arriver une masse nuageuse monstrueuse, noire comme l’ébène, gigantesque et menaçante, barrant toute la largeur d’un horizon qui n’existait plus. Le vent monta encore d’un cran et un tout jeune matelot manqua tomber lorsqu’une lame plus grosse vint faire gîter la goélette qui mit la lisse dans l’eau. Elle résistait bien à la tempête qui avait commencé à la pousser de plus en plus vite vers le nord-est deux heures plus tôt. Le capitaine, confiant dans les qualités marines de son bateau, rassuré quant à l’habileté d’un équipage composé majoritairement d’hommes d’expérience, avait tout d’abord apprécié le renforcement du vent et l’allure qui s’en était suivi. Mais si une tempête en pleine mer, avec un bateau bien construit et un équipage amariné peut être étalée sans trop de casse, il en va autrement lorsqu’il s’agit d’un véritable ouragan. Et ce qu’apercevait difficilement le capitaine à travers sa lunette ne pouvait être qualifié autrement et il était trop tard pour l’éviter. Petit foc bordé au vent, grand-voile arisée au plus bas et barre dessous, la goélette serait très vite engagée dans ce maelström infernal. Repliant sa lunette, il ordonna à tous les hommes, sauf les guetteurs à la proue et deux timoniers qui luttaient à la barre, de descendre au poste d’équipage. Le bosco arriva péniblement jusqu’à lui en suivant une ligne de vie qui courait tout au long du bastingage. — Les ordres, capitaine ? L’un des timoniers vit son supérieur, la vareuse ruisselante de pluie et d’embruns donner la lunette au bosco, mais n’entendit rien de la réponse qu’il lui fit. Le bosco sembla hésiter une seconde puis partit vers la descente. Il se retourna vers les trois hommes qui tentaient de garder leur équilibre sur un pont qui dansait comme jamais. On ne voyait plus la pomme de mât, le point le plus haut, et non plus le bout-dehors du mât de beaupré à la proue qui déchirait les vagues continuellement. Pour l’instant, les craquements habituels d’un navire affrontant un grain résonnaient partout dans le carré. Même s’ils étaient parfois effrayants pour les rares novices de l’équipage, ils n’inquiétaient pas outre mesure ces hommes dont certains avaient réchappé à un, voire plusieurs naufrages. Pourtant, les prières, silencieuses ou doucement murmurées par quelques-uns imprégnaient l’espace d’une ambiance inquiétante. La goélette dévalait des pentes liquides à une allure qu’un steamer transatlantique n’aurait pu atteindre à pleine vitesse. Les hommes, coincés dans leur cabane, leur lit clos aménagé dans les parois du carré, s’attendaient à chaque instant à entendre la coque exploser en un vacarme masquant celui de la tempête hurlant au-dehors. Dans les deux cabines dont disposait le navire, les passagers étaient terrorisés. Dans la première, un jeune couple en route vers l’Irlande pour y rejoindre sa famille restait prostré sur la couchette, inconscient des dangers qui menaçaient le bateau. La jeune femme récitait des prières en pleurant tandis que son mari, malade et paralysé par la peur tentait désespérément de ne pas vomir. L’autre cabine était occupée par un voyageur de commerce qui partait en mission en Europe pour le compte d’une grande compagnie canadienne. L’homme, serrant nerveusement un portefeuille contenant plusieurs milliers de livres sterling, hésitait à sortir hors de sa cabine pour aller aux nouvelles. Il ne savait que faire et l’angoisse le laissait tantôt agrippé à sa couchette, tantôt prêt à se ruer sur le pont pour demander au capitaine de lui venir en aide. Il redoutait plus que tout que le bateau soudainement soit englouti et disparaisse, happé par un monstre marin redoutable. Il n’y avait aucun animal fabuleux à affronter pour la vaillante goélette, juste un ouragan hors-norme et le navire tenait bon. Pas mal d’espars avaient été emportés, d’autres avaient cassé, mais les mâts restaient plantés dans un pont parfois submergé par des paquets de mer. Le capitaine luttait pour rester debout près de la barre à laquelle s’agrippaient les timoniers. Il essayait d’estimer la position du bateau, mais aucun repère ne pouvait contribuer à lui donner une estimation valable. Le ciel était d’un noir d’encre, nulle étoile bien sûr n’était visible et aucune odeur de terre, aucun son identifiable comme un ressac ne pouvait être distingué dans la furie liquide qui martyrisait le navire. Le capitaine pensa qu’une dérive de dix ou vingt milles vers le nord-est avait pu advenir depuis le début du grain, mais il avait du mal à déterminer la vitesse du bateau. Dans sa cabine, le bosco, essayait lui aussi de savoir où diable ils pouvaient se trouver sur les Bancs. En faisant et refaisant toutes les estimations possibles, selon la dérive, la force du vent, celle du courant, il situa le navire sur le banc de Misaine, au sud de Louisbourg, en Nouvelle-Écosse. Ils avaient laissé l’île des Sables à tribord l’avant-veille et ils devaient certainement se rapprocher du banc de Saint-Pierre. Jamais, il n’avait connu pareille tempête dans ces parages. Les grains étaient fréquents, le brouillard et le mauvais temps courants, mais jamais, non jamais, il n’avait vu une mer si déchaînée et d’aussi brusques changements de vent. Celui-ci changeait de direction jusqu’à deux ou trois fois par heure et il était impossible de maintenir une allure constante au navire. L’équipage s’épuisait aux manœuvres. À présent, ils naviguaient à la cape ordinaire. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre. Le capitaine envoya l’un des timoniers au carré se reposer et demanda une relève fraîche. En serrant fortement le manchon de cuivre sur la barre, il pensa lui aussi qu’ils devaient se trouver près du banc de Saint-Pierre. Il n’y avait pas à redouter de heurter quelques pêcheurs en doris traquant la morue. La mer était déserte devant eux, à moins d’un autre navire en perdition, mais il y avait peu de risque que cela soit. Tout à coup, l’ouragan sembla marquer une pause. Le vent continuait à hurler dans la mâture, mais les murs liquides qui agressaient la coque une minute auparavant se muèrent en vagues presque normales à cette latitude. Le capitaine pesta contre le nouveau timonier qui mettait du temps à arriver. Celui-ci mit enfin péniblement un pied sur le pont et se dirigea lentement vers la barre en s’agrippant du mieux qu’il pouvait. — Bordel de Dieu ! Tu veux mon pied au cul pour arriver plus vite ? L’homme n’entendit guère ce que son capitaine avait hurlé, mais il sut qu’il lui fallait se presser. Enfin, il agrippa la barre et le capitaine se dirigea vers la proue, s’arrêtant de temps en temps en courbant le dos pour affronter une lame qui le recouvrait durant quelques secondes. Il rejoignit enfin l’un des deux matelots guetteurs à poste près du bossoir d’avant et s’amarra rapidement avec une ligne. Il déplia sa lunette et scruta l’écran gris qui lui faisait face. Oui, c’était à présent certain, les vagues avaient perdu en force. Si le vent continuait à souffler pareillement comme au plus fort du grain, on semblait déceler comme un apaisement dans la furie de l’ouragan. Au plus profond du navire, le maître-charpentier avait lui aussi noté la différence qui venait de se produire. Une lampe dansant au bout de son bras, il faisait et refaisait l’examen des membrures pour tenter d’y discerner une faiblesse, une déchirure qu’il conviendrait de colmater afin d’éviter une avarie plus grave. Pour l’instant, les pompes avaient réussi à évacuer l’eau qui inexorablement s’immisçait en fond de cale. Il s’arc-bouta contre la coque, coinça sa jambe contre une paroi pour maintenir son équilibre et écouta le chant de l’eau qui courait le long de la muraille en chêne. Le bruit avait changé, il entendait autre chose, comme un écho qui le fit sourciller. Tout à coup, il poussa un juron et rebroussa chemin le plus vite possible pour remonter vers le carré. À l’avant du navire, le capitaine ouvrit grand les yeux au même moment. La grisaille, seulement blanchie à intervalles réguliers par l’écume de la vague d’étrave, venait soudainement de lui révéler une vision qui l’horrifia. Il hurla en se retournant : — A BABORD TOUTE ! BABORD TOUTE ! Son ordre ne fut pas entendu par les deux timoniers, mais ceux-ci virent le bras de leur capitaine leur intimer la direction à prendre. Ils se regardèrent une seconde puis pesèrent de tout leur poids sur la roue pour faire virer le navire dans la direction voulue. En bas, le maître-charpentier jura entre ses dents en entendant le mécanisme de barre grincer horriblement. Le navire gîta brusquement de presque vingt degrés. Les hommes terrés dans les banettes crièrent de surprise en tentant de ne pas être éjectés. Certains se blessèrent à la tête et aux bras. Beaucoup d’équipements valsaient dans tous les sens. Malgré la double précaution qu’avait ordonnée le capitaine pour arrimer les objets mobiles, bien des liens se rompirent sous la contrainte. Un homme eut le pied broyé par une caisse qui glissa sur le plancher comme un palet sur la glace. Joseph, le plus jeune des deux pays de Gloucester se demanda s’ils n’allaient pas tous être noyés d’ici quelques minutes, le navire étant maintenant offert aux lames. Toute la longueur de sa coque était assaillie par des centaines de tonnes d’eau qui ne demandaient qu’à le submerger et le retourner. Il suffisait que la cargaison rompe ses amarres dans les cales et se déplace pour que la stabilité du navire s’en trouvât compromise. Ajouté à l’assaut du vent, nul doute que la goélette serait cul par-dessus tête rapidement. ***
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