V
1
Paris, février, de nos jours.
La vague de froid, brutale et inattendue, s’abattait sur la capitale. Périphérique, heure de pointe, embouteillages. L’interminable cohorte de véhicules semblait figée dans l’air glacé. D’un geste impatient, Catherine Claymore essuya la buée qui couvrait l’intérieur de son pare-brise, puis avisa un panneau de sortie au travers de la trouée. Deux heures de calvaire prenaient fin.
Les rues s’enchaînèrent silencieusement. À défaut d'un chauffage digne de ce nom, les véhicules électriques possédaient au moins cet avantage. Un œil sur le GPS, un autre sur la route. Catherine était rodée à ce type d’exercice. En bonne Parisienne, elle évita un Vélib’ qui surgit à sa droite, se débarrassa d’un bus, klaxonna un taxi qui prenait une ruelle à contresens.
— 42, rue Boudreau, ânonna la voix synthétique. Vous êtes arrivé.
La rue Boudreau était coincée entre le Boulevard Haussmann et le Boulevard des Capucines, à deux pas de l’Opéra. Façade XIXe, balcons de fer forgé. Trois véhicules de police occupaient encore le trottoir lorsque la jeune femme y stationna sa micro citadine, se faufilant entre une voiture de patrouille et un imposant SUV. Étrange. D'ordinaire, les forces de l’ordre avaient fini leur travail quand on faisait appel à ses services. Intriguée, elle rejoignit le porche en s’emmitouflant dans son écharpe, puis pénétra dans l’immeuble.
Cinquième étage, ascenseur privatif. Visiblement, son « client » ne se refusait rien. Encore transie de froid, elle franchit le seuil de l’appartement qu’encadraient deux agents en uniforme et découvrit les lieux d’un regard panoramique. Boiseries omniprésentes, tableaux de maîtres, bibliothèques richement dotées. Un véritable intérieur 1900.
Ce qui retenait le plus l’attention demeurait cependant ces larges vitrines où s’alignaient en bon ordre sculptures, masques et autres statuettes d’origine amérindienne. Pierre Stenhardt était sans nul doute l’un des plus grands collectionneurs d’art précolombien de son temps. Au cours de sa vie, il avait assemblé l’une des collections privées les plus prestigieuses au monde.
Mais Stenhardt venait d’être sauvagement assassiné à son domicile. On ne lui connaissait aucune famille, et il ne laissait pas de testament.
C’est pour cette raison précise que Catherine Claymore avait été mandée. À trente-deux ans, et en sept années d’exercice seulement, cette généalogiste testamentaire faisait figure de référence dans son domaine. La fortune du défunt attiserait bien des convoitises. Trouver les véritables ayants droit en froisserait assurément plus d’un. Rien qui sortait du cadre de son ordinaire professionnel, donc.
En revanche, la jeune femme ne s'attendait pas à ce que tant de policiers soient encore présents sur les lieux du crime, bien après que le corps de la victime eut été conduit à l’I.M.L.{1}. Deux heures plus tôt, un coup de fil lapidaire l’avait missionnée, sans plus de précisions.
— Salut Cathy.
La voix provenait d’un jeune inspecteur venant à sa rencontre. Léger sourire, politesse contenue.
— Bonjour Stéphane. Tu m’expliques ?
Le lieutenant Stéphane Garnier promenait ses cinq années passées à la Criminelle avec une certaine nonchalance. Son look – Perfecto, sweat à capuche et jean usé – ajoutait au décalage, tout comme son jeune âge, vingt-huit ans. Ce jour-là, cependant, son dilettantisme apparent s'effaçait sous une tension palpable.
— Des « huiles », fit le policier en désignant le groupe de personnes en costumes sombres qui occupaient le salon. Brigade financière, R.G., même Interpol s'est invité à la fête.
— Ces types ne se déplacent jamais sans raison, grommela la chercheuse. Je n’aime pas ça.
— D’accord avec toi, mais Stenhardt n’était pas n’importe qui, et la façon dont il a été tué n'est vraiment pas… ordinaire.
Garnier n’hésitait jamais. Quelque chose n’allait pas. Nerveux, tendu, il semblait marcher sur des charbons ardents. Catherine ne l’avait jamais vu ainsi. Son regard insistant désigna une autre pièce de l'appartement. Le bureau de la victime. Là où le meurtre avait eu lieu. Des rubans jaunes en barraient encore l'entrée, comme un avertissement.
Intriguée, Catherine emboîta le pas du jeune flic, qui souleva les b****s de plastique, libérant le passage devant elle. Là, sous ses yeux, elle découvrit alors le terrifiant spectacle. D'abord, le chaos. Chaises et meubles renversés, tiroirs et étagères démolis, sol jonché de livres et de papiers en tout genre. La pièce avait visiblement été le théâtre d’une lutte acharnée.
Et puis, le sang. Partout où se portait le regard. Le liquide écarlate maculait tout, les murs, les bibliothèques, le bureau. Sur le sol, une immense tache noirâtre recouvrait le centre d'un tapis de laine à motifs amérindiens. Autour, des lignes d'adhésif dessinaient les contours d’une silhouette, témoignant de l’emplacement du corps.
D'un coup, les jambes de l’enquêtrice semblèrent se dérober. Livide, elle recula, cherchant, d’un geste incertain, un appui sur le chambranle de la porte. Le cœur au bord des lèvres, elle ne dut qu'à l'intervention de Garnier de ne pas vomir ses tripes sur le parquet.
— Désolé, j’aurais dû te prévenir.
— Mais qu'est-ce que... ?
Le lieutenant hésita, une fois encore. Puis il se décida. On avait découvert le corps de Stenhardt tôt le matin même, baignant dans une mare de sang. Sa poitrine déchiquetée n'était plus qu’une gigantesque plaie béante. Béante, et vide. La jeune femme coupa court, craignant de mal comprendre.
— Attends une minute, tu veux dire que...
— Précisément. On lui a arraché le cœur.
2
Au-dehors, les derniers rayons d’un soleil aux abois transperçaient par endroits la couche nuageuse, frappant le bitume scintillant de gel. Paris, sortie ouest, nouvel embouteillage. Catherine prit la Porte de Saint-Cloud, traversa Boulogne-Billancourt, puis franchit la Seine. Les lumières diffuses des quartiers résidentiels de Sèvres émergeaient déjà de l'obscurité naissante.
Appartement spacieux, façon loft industriel récemment rénové. La façade alliait béton brut, poutres métalliques, parement de bois et larges espaces vitrés. La lourde porte d'acier se referma sur le silence. D’un geste mécanique, Catherine ôta ses chaussures, posa son sac sur le sofa, puis appuya sur le bouton du répondeur. Trois messages, tous professionnels.
Rien, pourtant, pas même une longue douche, ne parvint à effacer l'horreur. Le sang était toujours là, imprégnant son esprit, tout comme il avait imprégné le tapis indien du bureau de Stenhardt. Cathy peinait à s'imaginer la scène du meurtre. À vrai dire, elle se le refusait, s'évertuant à en demeurer extérieure.
Les faits étaient là, pourtant, implacables. La nuit dernière, en plein centre de Paris, on avait tué un homme, on lui avait ouvert le thorax et on avait pris son cœur. Quel monstre pouvait se montrer capable d'une telle abjection ? Et surtout dans quel but ? Personne, pour l'heure, ne semblait en mesure de répondre. Pas même les « huiles » que la jeune femme avait croisées en arrivant chez le collectionneur, et qui n'avaient pas bougé du salon lorsqu'elle était reparue, blafarde, de la scène de crime.
— Viens, je vais te présenter, avait dit Garnier en l'enjoignant à le suivre.
Sur les quatre hommes aux visages froids qui lui avaient fait face, seuls trois d'entre eux s’étaient entretenus avec elle, le quatrième, étrangement silencieux, était demeuré en retrait de la conversation. Contre toute attente, chaque service avait exigé son rapport au plus vite. Et chaque service avait reçu la même réponse : il fallait du temps pour faire parler un mort, et elle n’avait pas pour habitude qu’on vienne s’immiscer dans son travail.
Décidément, l’affaire était hors norme. Rien de tout cela n'avait de sens. Il était bien trop tôt pour qu’on vienne lui réclamer des comptes. Stéphane n'avait d'ailleurs pas tardé à abonder en son sens.
— Ce type était plein aux as, mais d’après les premières constatations, on n’a touché à rien. Regarde autour de toi.
Catherine avait observé. Hormis le saccage du bureau, tout lui avait semblé parfaitement en ordre. Les vitrines, en particulier, étaient intactes. Aucune d’elles n’avait été brisée ou forcée. Surtout, pas un objet de la précieuse collection précolombienne ne semblait manquer à l’inventaire.
— Rien ne colle dans cette histoire, avait ajouté le flic. Même le mort n'est pas ordinaire.
Assise en tailleur sur son lit, une tasse de thé earl grey à la main – la seule chose qu’elle pût avaler ce soir-là – Cathy ne cessait de se répéter cette dernière phrase. Garnier n'avait pas tort. L’homme sur lequel elle s’apprêtait à enquêter s’était ingénié, toute sa vie durant, à faire preuve d’une discrétion confinant à l’opacité. De nombreux pans de son existence demeuraient dans l’ombre, y compris pour ses plus proches collaborateurs. À commencer par ses origines, encore mystérieuses à ce jour.
En transférant les données de son smartphone sur le disque dur de son ordinateur portable, Cathy se dit qu’elle en apprendrait sans doute davantage lorsqu’elle pourrait compulser les archives personnelles du collectionneur. Pour l’heure, le mystère annoncé autour de l’existence de Stenhardt, dont on ignorait jusqu'à l'âge exact, l’intriguait.
Un coup d'œil sur la base de données des actes de naissance ne lui donna qu’un seul nom, celui de Charles Michel Stehnart, né à Paris le 13 janvier 1919. Mais ni l'orthographe, approximative, ni la date, bien trop ancienne, ne pouvaient correspondre. À croire que la victime n’était même jamais venue au monde.
Catherine posa ses lunettes de lecture et éteignit son ordinateur. Ce premier résultat était peut-être médiocre, mais elle ne s'avouait pas vaincue pour autant. Elle n’en était qu’aux prémices de ses investigations, et savait d'expérience que les choses n'étaient jamais aussi simples que l'apparence qu'elles revêtaient. Sans quoi, on n’aurait pas fait appel à ses services.
Debout devant la baie vitrée de sa chambre, elle but une dernière gorgée de son thé, presque froid, avec pour fond sonore la litanie d’une chaîne d’infos en continu. Brutalité de l’hiver, mort de soldats français en Afghanistan, disparition mystérieuse d’un biologiste renommé, frasques sexuelles d’un homme politique en vue, instabilité des marchés boursiers en proie à des investisseurs agressifs… Rien, encore, sur le meurtre du collectionneur. Pour le moment du moins.
Dehors, la nuit glacée enveloppait tout, délitant les contours des bâtisses environnantes à la faible lueur des réverbères. Même les premiers arbres du parc de Saint-Cloud, habituellement visibles de sa fenêtre, semblaient avoir disparu, avalés par les ténèbres. Un sentiment inquiétant se dégageait de l’obscurité. Catherine réprima un frisson. Quelque part, dans l'ombre, rôdait un monstre. Un monstre capable d’arracher un cœur. La simple idée de son existence la terrifia. Il fallait pourtant qu'elle se reprenne, qu'elle se concentre sur ce qui la concernait vraiment.
Après tout, le volet criminel de l’affaire n’était pas de son ressort. En outre, la mort était un peu son quotidien, sorte de compagne devenue familière au fil des années. Comme si l'esprit des êtres sur lesquels elle enquêtait la côtoyait parfois, l'accompagnant sur le chemin de leur passé. Elle viendrait au bout de ce dossier comme des précédents, elle en avait la certitude.
La jeune femme jeta un œil sur le cadran du réveil. Une heure trente du matin. Gagnée par le sommeil, elle laissa là craintes et interrogations. Sa nuit serait courte, une fois encore. En quittant la fenêtre, ce fut à peine si elle remarqua le 4X4 sombre stationné au coin de la rue. Le même auprès duquel elle se trouvait garée, rue Boudreau, cinq heures plus tôt.
3
16 février
Deux jours que Marc Berthier s’échinait à retrouver des traces du passé de Stenhardt. Le trentenaire à la calvitie prononcée et au visage émacié, précieux collaborateur de Catherine, avait tout passé au crible, écumant des kilomètres de registres d’État civil. Sans résultats. Tout se passait comme si l’homme n’avait jamais existé autrement que par sa précieuse collection.
Depuis trois ans que Berthier travaillait auprès de la jeune femme, rien ne lui échappait, d’ordinaire, de la vie passée de ses « clients ». Jusqu’à aujourd’hui.
— Si tu veux mon avis, ce type s’est trimbalé toute sa vie sous une fausse identité.
— Possible, répondit sa collègue. Mais ça n’explique pas qu’on ne retrouve aucune trace de son existence dans les archives. Là où Stenhardt a vécu, il a forcément laissé des traces.
Il y avait toujours une trace, quelque chose ou quelqu’un qui reliait les défunts à leur passé. Les côtés les plus secrets d’une vie, si sombres qu’ils aient été, remontaient toujours à la surface. Il suffisait d’en trouver la clé.
Puisque l’État civil ne donnait rien, Cathy s'y prendrait autrement. Selon ses plus proches collaborateurs, le collectionneur avait toujours vécu dans cet appartement de la rue Boudreau dont il était propriétaire. Peut-être l'histoire des lieux lui en apprendrait-elle davantage à son propos.
Les renseignements relatifs aux constructions parisiennes antérieures à 1900 n'étaient pas disponibles en ligne. Ce fut donc aux Archives nationales que la jeune femme poursuivit ses recherches. D’un jet de voiture, elle quitta son bureau du Ve arrondissement, traversa la Seine, puis rejoignit le Caran{1}.
Catherine se gara rue des Quatre Fils, puis contourna le bâtiment. En franchissant les grilles de fer décorées par Pierre Gaucher, une douce familiarité s'insinua en elle. La rotonde d’entrée et sa pyramide, œuvre d’Adalberto Mecarelli, la longue façade de verre et de béton, l'immense hall habillé des teintes claires du béton et ses larges ouvertures sur le jardin de Rohan ; puis la salle de lecture, à l’étage, où s’alignaient en bon ordre de longues tables de travail, sous les lumières discrètes des lampes à abat-jour émeraude.