Elle aimait cet endroit, empreint de silence et d'Histoire, qu'elle fréquentait depuis ses années d'étude avec assiduité. Peut-être trouvait-elle dans ces registres poussiéreux une humanité qu'aucun écran d'ordinateur ne serait jamais capable d'offrir.
Plusieurs jours d'un dépouillement fastidieux s'avérèrent nécessaires pour retracer le passé de l’appartement de la victime, dont l'histoire débutait par la construction de l’immeuble dans les dernières années du XIXe siècle. Sortit alors d'un cadastre jauni l'identité du premier propriétaire des lieux : un certain Charles Michel Stehnart.
Cathy rencontrait ce nom pour la deuxième fois. Interloquée, elle constata que l’endroit n’avait eu, en tout et pour tout, que deux occupants, cet homme et Pierre Stenhardt lui-même. Le premier y avait vécu jusque dans les années soixante-dix, époque à partir de laquelle le second s’y était, semble-t-il, installé à son tour.
Aucun acte notarié n’établissait en revanche une quelconque succession légale entre les deux hommes. De plus, Stenhardt ne devait être âgé que d’une vingtaine d’années au moment de cet étrange héritage. Cependant, la ressemblance patronymique entre les deux individus ne pouvait être le fruit du hasard. Un lien de parenté les unissait, forcément. Restait toutefois à en déterminer la nature.
En quittant le Caran, ce soir-là, dans l’air glacial du jour déclinant, un message de Stéphane Garnier sur le répondeur de son portable l'informa des premiers résultats de l'enquête. D’après l’inventaire transmis par les services administratifs du défunt, et conformément au constat du policier, aucune pièce de la collection Stenhardt ne manquait. L'assassinat était donc bien l’unique mobile du m******e.
Le rapport préliminaire du médecin légiste, livré la veille, ajoutait d'ailleurs une touche d'horreur à l'effrayant tableau. Du pur travail de boucher, concluait le compte-rendu, sans une once de technique opératoire. Un détail qui excluait d'emblée l'autre hypothèse brièvement avancée par les enquêteurs, celle du trafic d'organes. Le document révélait qui plus est que la quantité de sang retrouvée sur les lieux du crime ne laissait planer aucun doute : le collectionneur était encore en vie lorsqu’on lui avait ôté le cœur.
Officiellement, rien de tout cela ne concernait directement le travail de Catherine. Mais un tel acte de barbarie sortait de la norme, et le lieutenant l’encouragea à la prudence. Tout au moins tant que dureraient les investigations.
Une nervosité manifeste accompagna la jeune femme sur le chemin de son domicile, ce soir-là. L’effarant message de Garnier résonnait encore à ses oreilles. Qui donc était capable d'un tel déchaînement de violence ? Se pouvait-il qu’un héritier potentiel ait soudainement perdu patience et voulu prendre sa part du gâteau ?
Cathy chassa cette ineptie presque aussi vite qu’elle lui était venue. Rien de tout cela ne tenait debout. Son expérience dans le domaine l’en assurait. Dans la très grande majorité des cas, les légataires qu’elle s’échinait à retrouver, au terme parfois de mois entiers de recherche, n’avaient jamais entendu parler de cet aïeul inconnu qui leur concédait, au mieux, une part de son héritage, au pire, ses dernières dettes.
Sur le parking désert de son immeuble, nimbé de la lumière jaunâtre de quelques lampadaires, une angoisse sourde s’insinua en elle. Dans la nuit, une ombre planait. Catherine n'était pas seule. Quelqu'un, quelque part, l'observait.
Regard panoramique. Un tout-terrain aux vitres fumées, au bout de l'allée. Une silhouette noire à son volant. La jeune femme n'avait pas fait trois pas que le mystérieux véhicule démarrait. Une manœuvre plus tard et il se dirigeait droit vers elle, phares braqués. Lentement, d'abord. Puis, à mesure qu'elle s'éloignait pour rejoindre l'entrée du bâtiment, le véhicule força l'allure.
Catherine n'avait pas attendu pour accélérer, elle non plus. Elle fouillait maintenant nerveusement dans son sac. Elle y trouva ses clés, puis chercha encore. La bombe lacrymogène, sa seule et maigre défense, n'y était plus. Jetée deux semaines plus tôt, sur un stupide coup de tête. Du temps avait passé depuis l'agression. Plus besoin de cet ersatz de protection, avait-elle pensé alors.
Jamais, peut-être, elle n'avait autant regretté ce geste. À quelques mètres de la porte, le tout-terrain l'avait rejointe. Le crissement des pneus dans son dos faillit sonner le glas de ses dernières illusions de fuite.
Digicode. Quatre chiffres composés d’instinct. Le bruit de la porte qui se déverrouille et s’ouvre enfin, la soustrayant in extremis à la menace d’acier.
Plaquée contre le verre froid du hall d'entrée, elle se retourna à temps pour voir le véhicule stopper net devant la porte. La vitre latérale s'abaissa alors, dégageant le visage du conducteur. Stupeur. L'homme n'était pas un inconnu. Elle se souvenait l’avoir déjà croisé le jour du meurtre du collectionneur. L’une des « huiles » que lui avait présentées Garnier. Celui des quatre qui n’avait pas prononcé un mot. Visage froid et regard inquiétant, tel que dans son souvenir.
L'homme jeta un regard torve en direction de la jeune femme, avant de redémarrer en trombe et de disparaître dans la nuit. Le souffle court, cette dernière n'attendit pas d'en voir davantage. Elle grimpa l’escalier quatre à quatre, s'enferma chez elle à double tour et saisit son portable. Appeler Stéphane, comme une évidence. Lui seul pouvait tout expliquer. Moins d'une heure plus tard, tous deux se trouvaient face à face dans son salon. Earl grey pour elle, expresso pour lui.
— C'est tout ? interrogea le jeune flic, qui s’employait, depuis son arrivée, à sécuriser son amie. Il t'a juste regardée, rien d'autre ?
— Rien d'autre, répondit-elle, encore tremblante.
— J'avoue que je n'y comprends rien !
Cathy dut se rendre à l'évidence. Garnier ne connaissait pas plus qu'elle l'identité de l'inconnu au 4X4. Tout juste savait-il qu'il représentait Interpol, sans plus de précision. Mais cette affaire avait agité pas mal de monde, et tout ce que la capitale comptait de services de police était sur les dents, avec une seule inquiétude : que la rumeur d'un tueur sanguinaire se répande parmi la population.
Ce qui n'expliquait en rien pourquoi un de ses « confrères » avait menacé son amie une heure plus tôt.
— Pas trop le style d'Interpol d'agir comme ça. D'habitude, ces types opèrent plutôt dans la stricte légalité. Je passerai quelques coups de fil, histoire de voir ce que je peux glaner. En attendant, une patrouille va rester en bas de ton immeuble. Toi, tu t'enfermes à double tour, et tu n'ouvres à personne, comprende ?
Catherine sourit. Elle retrouvait là ce ton protecteur et fraternel qui, deux ans plus tôt, l'avait sortie du gouffre sans fond dans lequel avait brusquement basculé son existence. Dans la pénombre du salon, le visage de Stéphane prenait des allures d'hidalgo ténébreux. Un visage aux traits fins et au teint mat, planté de deux yeux noirs, brillants comme des hématites.
La séduction avait vite opéré à l'époque, avant de prendre fin tout aussi rapidement. Par hasard, presque par erreur. D'abord ces absences répétées, maladroitement justifiées. Puis le coup de fil d'une inconnue, fortuitement intercepté. Leur histoire s'était achevée par SMS. Les affres du monde moderne, froid et déshumanisé.
En verrouillant la porte derrière son ex-amant, la jeune femme ferma les yeux et inspira profondément. L’assurance dont elle venait de faire preuve n’était que façade. En fait d'aplomb, elle en était quitte pour une belle frayeur. Une frayeur brutalement resurgie du passé. Mains tremblantes et palpitations cardiaques l'accompagnèrent plus d'une heure encore, retardant d'autant la venue du sommeil.
Jamais une affaire ne l’avait amenée à vivre pareille situation. Que pouvait donc bien cacher Stenhardt pour justifier de telles menaces ? Y avait-il un lien direct avec sa mort ? La tête pleine de questions, Catherine garda les yeux ouverts une bonne partie de la nuit. Les noms, les visages et les dates se brouillèrent dans son esprit, générant en elle une sorte d’oppression lancinante qui l’enserra jusqu’au matin.
4
17 février
C'était un bâtiment de briques rouges, austère, coincé entre la Seine et le métro aérien. Une puissante odeur de produits d'embaumement emplissait les poumons dès qu'on en franchissait la porte. Ici, on enquêtait à coup de bistouris électriques et d'analyses au microscope. Ici, depuis près d'un siècle, la science faisait parler les morts.
Cinq années passées à la brigade criminelle n'avaient pas suffi pour que le lieutenant Stéphane Garnier s’accoutume à l’ambiance particulière de l'I.M.L. À vrai dire, il détestait cet endroit. Mais l’appel du médecin légiste, une heure plus tôt, avait le ton de l'impératif. Quelque chose clochait dans l’autopsie du corps de Pierre Stenhardt. Quelque chose qui ne pouvait s’expliquer par téléphone.
Lorsqu'il pénétra dans la salle d'examen, le policier découvrit un petit homme chauve et maigre, au teint verdâtre et à la blouse maculée de sang, dégustant un sandwich au beau milieu d'une dizaine de cadavres simplement recouverts de draps blancs. S'il ne s'était pas trouvé debout, il l'aurait sans doute confondu avec un de ses « patients ».
— C’est vous qu’on envoie pour Stenhardt ?
Garnier acquiesça. La scène aurait coupé l’appétit au plus affamé.
— Suivez-moi, poursuivit l’autre en posant son déjeuner sur une table d’examen, avant de se diriger vers un bureau attenant.
Des piles de dossiers s’entassaient sur le meuble de bois et de fer, d’où émergeait l’écran d’un ordinateur obsolète. Au cœur du fatras, une couverture ocre portant simplement le nom du collectionneur. Le légiste s’en saisit et la tendit à son hôte, affichant une certaine circonspection.
— En vingt ans de carrière, je n’ai jamais vu un cas pareil !
Stéphane parcourut les premières lignes du rapport d’autopsie. La plaie béante au thorax, faite avec une lame d'approximativement vingt centimètres. L'absence du muscle cardiaque, littéralement arraché de la poitrine. Tout cela, il l'avait déjà lu dans le rapport préliminaire. La suite, en revanche, relevait de l'inconcevable.
— Pas d'erreur possible, lâcha le médecin. L'expertise physiologique est formelle.
— Je veux voir le corps, exigea Garnier.
La porte nº 1412 se perdait au milieu d’un mur recouvert de caissons identiques, régulièrement alignés. Le cliquetis métallique qui accompagna son ouverture avait quelque chose de glaçant. Mais rien, à ce moment, n’aurait pu détourner l’attention du policier, qui suivit du regard le sac mortuaire s’avançant vers lui.
Lorsque le médecin ouvrit la housse, Stéphane se crut, l’espace d’une seconde, victime d’une hallucination. En lieu et place de la dépouille du collectionneur sexagénaire, s’étendait sous ses yeux celle d’un véritable vieillard, au visage et au corps émaciés et creusés de rides profondes.
Le lieutenant ne put très longtemps nier l’évidence. La ressemblance, frappante, ne laissait planer aucun doute. C’était bien Pierre Stenhardt qui gisait devant lui. À ce détail près qu’il devait avoir au bas mot quarante années de plus que lorsqu’il avait été découvert mort à son domicile, quelques jours plus tôt.
— D’après mes analyses, l’homme que vous observez avoisine les cent ans, dit le légiste.
— Comment expliquez-vous ça ?
— Je ne l’explique pas. Du moins, pas encore. Mais il y a plus surprenant.
— Je vous écoute.
— Cet homme n'a aucun passé médical. Il ne possède même pas de dossier, et son cadavre ne porte ni cicatrice, ni marque visible d'une quelconque opération, hormis la blessure qui l'a tué, bien sûr.
Garnier n'y comprenait rien. On nageait en plein paranormal.
— Écoutez, reprit le médecin, j’ai effectué sur ce cadavre tous les examens possibles et imaginables, et je n’ai pas trouvé la moindre trace d'une intervention médicale. Même ses radios dentaires sont nickel. Ce qui fait de votre bonhomme le défunt le plus en forme que j’ai jamais vu !
Le rire du légiste se perdit dans le silence glacé de la morgue. Son interlocuteur, lui, flottait depuis longtemps déjà dans les méandres de la stupéfaction. Tout cela n’avait aucun sens. Pourtant, l’évidence demeurait, attestée qui plus est par la médecine légale. Une médecine en quête elle aussi d'explications, comme le lui confirma le scientifique.
— Ses analyses sanguines ont révélé des traces d'un composé organique d'origine inconnue. J'ai transmis le prélèvement à un confrère biologiste. J'attends le résultat. En revanche, j'ai autre chose qui peut peut-être vous intéresser.
Le médecin tira alors de la poche de sa blouse un sachet de plastique translucide, étiqueté avec précision et contenant une simple clé.
— Je l'ai trouvée dans son bol alimentaire. Il a dû l'avaler avant de mourir, probablement pour éviter que son assassin la découvre.
Les déductions du légiste semblaient pertinentes. Elles avaient qui plus est le mérite d'orienter le policier vers un mobile possible, le premier de son enquête. Un indice auquel s'ajoutait un cliché présent dans le rapport, sur lequel Garnier ne s'était pas attardé de prime abord. Une sorte de marque, visiblement tracée à la main, que le défunt portait sur le front. Deux traits horizontaux, l'un au-dessus de l'autre.
— On ne l'avait pas vue lors des premières constatations, il y avait trop de sang, précisa le médecin.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Aucune idée. Tout ce qu'on sait, c'est que l'encre utilisée provient d'un encreur de tampon retrouvé sur le bureau du mort.
Garnier remarqua que le légiste ne désignait jamais la victime par son nom. Comme si le corps n'avait plus son identité propre. Un cadavre parmi les autres. Un simple sujet d'étude. Un moyen, sans doute, de dépersonnaliser la souffrance, d’anonymer la mort.
Ce constat ne changeait pourtant rien aux choses. Le vieillissement inexpliqué, l’absence de passé médical, la clé, et puis cette marque étrange… En quittant l’IML, le lieutenant ne manquait pas de questions. L'une des réponses résidait peut-être dans le travail de Catherine, qu’il contacta aussitôt.
— Tu cours toujours le matin à Boulogne ?
— Toujours.
— Alors à demain. J’ai beaucoup de choses à t’apprendre.
5
18 février
Un soleil pâle nimbait de lumière blanche les branches paralysées de gel des arbres de Boulogne, faisant scintiller les cristaux glacés. Le MP3 vissé sur les oreilles, Cathy courait au son de Coldplay, les yeux rivés devant elle, contrôlant telle un métronome chacune de ses respirations. Le chemin gravillonné défilait sous ses semelles, tandis que l'air hivernal emplissait ses poumons.