Deux ans qu'elle s'imposait cette discipline. Deux ans, depuis cette nuit de cauchemar. Une seconde reconstruction, quinze années après ce premier choc affectif causé par le divorce de ses parents. Mère française, père new-yorkais. La décision de revenir à Paris après plus de vingt ans d'exil avait appartenu à la première.
Pays inconnu, absence paternelle, acclimatation difficile. La fin de l'innocence. En regardant en arrière, Catherine ne s'en était pas si mal sortie, pourtant. Jusqu'à ce que le destin se charge de la rappeler à l'ordre de la plus abjecte des façons. Depuis, jour après jour, à force de volonté et d'entraînement, elle s'était évertuée à changer. De corps d'abord. De personnalité aussi. Aujourd'hui femme battante et sportive accomplie, la jolie brune au nez busqué et aux yeux verts parcourait quotidiennement dix kilomètres, comme pour exorciser un mal à l'affût, toujours prêt à resurgir.
La Franco-Américaine achevait son septième kilomètre lorsque son regard fut subitement attiré par un SUV noir stationné non loin. Une oppression brutale s'empara de sa poitrine. Stoppant net son effort, elle tenta alors de rassembler ses esprits. Il l’avait suivie, sans aucun doute. La présence du véhicule ne devait rien au hasard. Mais depuis combien de temps durait le manège ? Et que lui voulait au juste cet inconnu ?
Malgré ses appels répétés, Stéphane n'avait rien obtenu de ses demandes d'éclaircissement. Si un autre service que le sien était impliqué, personne ne semblait au courant. Ou peut-être refusait-on simplement de lui en dire davantage.
Il fallait qu'elle sache, pourtant, qu'elle mette un terme à ce jeu de dupes. Alors la curiosité l'emporta sur la peur. Contournant un bouquet d'arbres sur sa droite, la jeune femme disparut un instant de la vue du tout-terrain, s'avança à couvert, avant de reparaître sur le bord de la route de Sèvres, derrière une file de voitures à l'arrêt. Le camouflage idéal pour progresser sans être vue.
Cinquante mètres à parcourir. Cathy remonta la capuche de son sweat. Elle n’avait pas éteint son MP3. La musique la coupait du monde extérieur, lui donnant le courage d’avancer. Tapie dans l’angle mort du véhicule, elle ramassa une branche cassée, épaisse et noueuse, sur le bord de la route. Elle ignorait totalement ce vers quoi elle s’engageait. Mieux valait se prémunir.
Bouche sèche, cœur battant, elle franchit les derniers mètres qui la séparaient de son but. Quand elle fut à portée, elle brandit son arme improbable devant la vitre latérale du conducteur. Derrière le verre fumé, un inconnu aux allures de VRP de province poussa alors un cri de frayeur, se protégeant la tête avec les bras.
La jeune femme s'était trompée. Ce n'était ni le bon véhicule, ni le bon occupant. Juste un 4X4 identique à celui de l'autre nuit, avec à son volant un pauvre bougre qui essayait de se rincer l’œil. Plantée au milieu de la rue, Cathy se trouva tout à coup ridicule avec sa branche dans la main. Elle venait de céder à la plus primaire des paranoïas, fonçant tête baissée sans réfléchir.
Lorsque le véhicule démarra en trombe, elle eut à peine le réflexe de s'écarter, manquant d'être percutée par une seconde voiture arrivant brusquement de sa droite. Des crissements de pneus accompagnèrent l’arrêt de la Peugeot, de laquelle le chauffeur descendit aussitôt pour se porter à la hauteur de la joggeuse.
Reprenant ses esprits, la jeune femme vit alors Stéphane Garnier se diriger vers elle.
— J'ai bien failli te rouler dessus, s'écria-t-il. On peut savoir ce que tu fous au milieu de la route avec ce bâton ?
— J'ai cru que... laisse tomber, grommela-t-elle en jetant le bout de bois.
Catherine préféra se taire. Pas la peine d'alarmer inutilement son ami. Elle se trouvait déjà bien assez bête ainsi. Remise de ses émotions, elle monta à bord et écouta avec attention son ami lui relater avec force détails ce qu’il venait d’apprendre de l’autopsie de Stenhardt.
— Tout ça est...
— Impensable ? J'ai eu la même réaction que toi. Pourtant, tout est vrai, je peux te l’assurer !
— Où va-t-on ? demanda-t-elle, se préoccupant soudain du but de leur trajet.
— Chez Stenhardt. L’appartement n’a pas livré tous ses secrets, fit le policier en exhibant la clé retrouvée dans l'estomac de la victime.
L’immeuble haussmannien, rectiligne et séculaire, vivait de nouveau au rythme du quotidien de ses occupants. La mort ne dérange jamais longtemps l’existence des vivants. D’un coup de canif, Stéphane fit sauter les scellés de la porte d’entrée, avant d’entraîner son amie à l’intérieur. Depuis leur dernière visite, rien ou presque n’avait bougé. Pas même la silhouette du défunt sur le sol, tracée au centre de l'immense tache de sang séché.
— Que cherche-t-on ? interrogea la joggeuse.
— Ce qu’ouvre cette clé, fit le flic en exhibant l’objet.
— Stenhardt avait probablement un coffre.
— On l’a déjà trouvé. Derrière un tableau. Comme dans les films ! Il ne contenait rien de plus qu’un peu de liquide, et quelques dossiers professionnels. La forme de cette clé n’est pas commune. Elle doit ouvrir quelque chose de bien particulier.
Une heure durant, les deux enquêteurs fouillèrent les lieux de fond en comble, testant tout ce qu’ils pouvaient comporter de serrures. Sans succès. Échaudés, ils s’apprêtaient à abandonner les recherches lorsque la jeune femme, observant les bibliothèques, remarqua, partant de l'angle inférieur de l'une d'elles, une trace semi-circulaire sur le plancher. Des rayures à peine visibles au premier coup d’œil, suffisamment marquées cependant pour imaginer que le meuble devait être régulièrement déplacé.
— Tu ne crois tout de même pas que… hésita le lieutenant.
— Aide-moi.
Tous deux unirent leurs forces afin de faire bouger le meuble de chêne massif, sans succès, avant de se raviser et de chercher un quelconque mécanisme. D’une série de gestes incertains, ils se mirent alors à manipuler chacun des livres que contenaient les étagères, quand le déplacement de l’un d’eux provoqua soudain un déclic métallique, entraînant la rotation de la bibliothèque.
— Comme dans les films ! fit Catherine, stupéfaite.
Dissimulée derrière les rayonnages, une porte secrète se dressait sur le mur. La serrure de cuivre dont elle était équipée effaça tous les doutes. Elle portait des traces de crochetage, mais paraissait en état de fonctionnement. Trouvant avec précision sa place dans le barillet, la clé retrouvée dans les entrailles du collectionneur joua d'ailleurs sans contrainte, déclenchant l'ouverture dans un grincement sourd.
La pièce que le policier et son amie découvrirent derrière elle était une sorte d’alcôve assez sombre aux murs d’ocre rouge, nimbée d’un éclairage indirect dissimulé dans le plafond. Au centre trônait un socle de granit poli, dont la surface circulaire semblait destinée à accueillir un objet de taille raisonnable. À ce détail près que rien n’ornait plus le support de pierre.
— À quoi pouvait bien servir cette pièce ? s’interrogea Cathy. Et qu'y avait-il sur ce socle ?
— Aucune idée, mais je te parie ma paie qu'on a devant nous le véritable mobile du crime.
6
Catherine prit à peine le temps d'une douche avant de rejoindre son cabinet. Son esprit tout entier s'actionnait encore autour de cette étrange découverte et des révélations sur l’autopsie de Stenhardt. Stenhardt centenaire… Si le légiste disait vrai, il devenait par conséquent concevable que Charles Michel Stehnart, l'homme dont elle avait déniché le nom dès le début de son enquête, et le collectionneur soient un seul et même individu.
Pour alambiquée qu'elle soit, l'hypothèse semblait se tenir. Elle résolvait du même coup la question de l'absence de transmission officielle entre les deux seuls propriétaires de l'appartement. Mais tout cela n'expliquait en rien comment Stenhardt avait pu dissimuler son âge véritable, ni pourquoi il était allé jusqu'à changer d’identité pour donner le change. Sur ces deux points, seule son histoire personnelle pouvait apporter des réponses.
Plusieurs jours durant, la généalogiste et son associé épluchèrent tout ce que les archives comptaient d’éléments sur la vie de cet homme. État civil, documents administratifs, parcours professionnel... L'ensemble fut passé au crible, sans exception.
Charles M. Stehnart était né au lendemain du premier conflit mondial, à Paris. On savait peu de choses de ses origines, tout comme des premières décennies de sa vie, si ce n’était l’intérêt manifeste qu’il porta rapidement aux civilisations précolombiennes. On relevait ainsi, dans son parcours, de multiples voyages vers l'Amérique Centrale.
Le destin avait même voulu qu'il connaisse une certaine notoriété, vers la fin des années quarante, pour sa découverte d'une cité maya jusqu'alors inconnue au cœur de la jungle du Guatemala. Mais les tourments de la Guerre Froide qui débutait avaient vite rangé l'événement au second rang des préoccupations du monde d'alors.
À son retour en France, Stehnart n’avait plus fait parler de lui que pour sa collection d’objets d’art précolombiens, dont le clou semblait être une sculpture de cristal d’origine maya. Et puis, plus rien. Au cœur des années soixante-dix, les archives perdaient d'un coup la trace et de l'homme, et de sa collection. Comme s'ils s'étaient, l'un et l'autre, brusquement volatilisés. Aucun acte de décès, ni de cession de biens, ne venait ponctuer ce tournant. C’est à cette époque précise que Pierre Stenhardt entrait en scène. Sorti de nulle part, comme par enchantement.
Dans l'esprit cartésien de Catherine, cependant, le subterfuge ne prenait pas. Rien de tel, en effet, pour brouiller les pistes et camoufler une jeunesse apparente devenue trop flagrante, que de disparaître corps et bien, avant de reparaître sous une nouvelle identité vierge de tout passé. Dès lors, l’enquêtrice entreprit d’étayer sa théorie par l’adjonction d’une nuée d’éléments disparates qui, assemblés, formaient un tout.
Le premier Stehnart avait agi avec intelligence. Durant les mois qui avaient précédé son « évanouissement », il s'était peu à peu coupé du monde et de son entourage, se retirant de la société, vivant reclus dans son appartement. Des rumeurs, sans doute habilement distillées par lui-même, le disaient malade. Bientôt, il se murmura même qu'il était à l'article de la mort, victime d'une fièvre inconnue rapportée d'un de ses voyages.
Sa soudaine disparition ne surprit donc personne. Elle se voulait la conséquence logique de la situation qu'il avait patiemment installée. De longs mois s'écoulèrent ainsi avant qu'un certain Pierre Stenhardt ne vienne frapper à la porte de l'appartement parisien déserté. Cathy ne possédait pas tous les détails, mais elle l'imaginait sans mal sous une apparence suffisamment travestie pour que personne ne se doute de la supercherie.
Le reste, elle le devinait aisément. Stenhardt avait pensé à tout, s’assurant un avenir tout tracé en faisant réapparaître, pièce par pièce et année après année, les œuvres amérindiennes amassées dans sa vie précédente. Le temps et la réputation qu'il s'était construite avaient fait le reste.
La jeune femme et son associé en étaient à ces considérations, lorsqu’au quatrième jour de recherche, une enveloppe kraft fut déposée sur le pas de leur porte. Le pli, anonyme, ne comportait aucune adresse d’expéditeur, et ne contenait en tout et pour tout qu’une simple clé USB. Un regard en direction de Marc Berthier en guise d'approbation, et Cathy inséra le support électronique dans son ordinateur.
Trois dossiers sans titres s’affichèrent alors sur l’écran. En ouvrant le premier, Cathy et son assistant découvrirent d’anciennes coupures de presse, provenant de différents journaux londoniens. Toutes relataient le meurtre sanglant, huit ans plus tôt, d'un certain John Gielgould, riche universitaire britannique, lors du cambriolage de son manoir de West End. L'homme, âgé d'environ soixante ans, y était présenté comme l'un des plus grands spécialistes des civilisations précolombiennes. Il avait été retrouvé la poitrine béante, le cœur manquant, et ne laissait ni famille, ni descendants.
L'analogie avec Stenhardt était troublante. Elle le fut encore plus à la lecture du deuxième dossier, qui faisait état de l'assassinat, quatorze ans auparavant, de Stavros Constantinopoulos, un armateur grec, sexagénaire lui aussi, et féru d’antiquités mayas. Là encore, plus de muscle cardiaque, et pas la moindre succession familiale.
Le troisième dossier, lui, ne comportait qu’un seul article, tiré d'un exemplaire du « San Francisco Chronicle » vieux de vingt ans. Il y était question de la mort d’un officier de police lors de l’arrestation d’un cambrioleur au terme d’une course poursuite. Deux éléments, toutefois, sortaient l’histoire des sentiers battus. D’une part, l’identité de la victime du vol, Richard Bancroft, à l’époque très médiatique leader d'une organisation écologiste radicale, et aujourd'hui à la tête d'un des plus gros consortiums mondiaux de l'industrie du bio. D’autre part, la passion connue et affichée de l'homme pour tout ce qui touchait à l'art amérindien.
Chacun de ces méfaits semblait obéir à un seul mobile reconnu : le vol. Et pour cause. On déplorait chaque fois la disparition d'une pièce unique figurant au patrimoine des victimes. Une pièce de grande valeur, d'une surprenante originalité : un crâne de cristal d'époque précolombienne.
Pierre Stenhardt n’était donc pas un cas isolé. Deux autres meurtres s’ajoutaient à sa disparition. Deux meurtres pour un objectif commun, celui de dérober un objet bien particulier de la collection des défunts. Le mode opératoire, brutal, avait épargné la vie d’une des trois personnalités visées, mais apportait une information majeure : l’identification probable de ce que renfermait la mystérieuse salle secrète de l’appartement du Français. À un détail près cependant : l’inventaire de la collection Stenhardt ne comportait aucune mention d’un quelconque crâne de cristal. Le secrétariat de ce dernier avait-il omis de le signaler ou bien n’en avait-il tout simplement jamais eu connaissance ?