V-4

2007 Words
Une telle sculpture ne passait pourtant pas inaperçue. Si confidentielle qu’ait été son existence, d’autres œuvres du même genre existaient, comme en attestaient les faits dont Catherine venait de prendre connaissance. Pour elle comme pour son associé, tout gravitait autour de cette variable. Il fallait qu'ils en sachent plus sur ces affaires, qu'ils comprennent pourquoi de simples œuvres d'art, si précieuses soient-elles, engendraient autant de cadavres. Tandis que Marc Berthier creuserait le volet judiciaire, Cathy s’attacherait à retrouver la trace du crâne de cristal du collectionneur. L’original du listing des biens de ce dernier se trouvait au siège de la compagnie d'assurance en charge de leur gestion. Si le récapitulatif qu’on lui avait remis avait été tronqué, c’était là-bas, et nulle part ailleurs, qu’elle en aurait la preuve. 7 21 février. Banlieue parisienne. — Tu n'étais pas obligé de m'accompagner. Stéphane réagit à peine à la remarque de son amie. Les traits tendus, il n'avait pas décroché un mot depuis leur départ de Paris. Deux jours plus tôt, il s'était vu débarqué de l'enquête sur la mort de Stenhardt, d’une phrase sibylline dans le bureau de son supérieur, sans une once d'explication. Le parquet s'était montré très ferme. Interpol reprenait les rênes, point final. Difficile de n'y voir qu'une coïncidence. La présence d'officiers de l'O.I.P.C.{1} dès le premier jour d'investigation n'avait été que les prémices de ce dessaisissement. Visiblement, l'affaire possédait des ramifications plus longues que ce qu'un simple crime, aussi sanglant fût-il, pouvait laisser présager. Ce qui concordait parfaitement avec les résultats de la rapide enquête menée par Berthier au sujet des affaires mentionnées sur la clé USB. Moins de deux semaines après leur ouverture, les trois autres dossiers avaient été confiés, comme pour Stenhardt, à une autorité supérieure. Une mesure qu'accompagnait un black-out total sur l'ensemble des investigations ultérieures. En résumé, on ne savait rien. Et pas moyen, non plus, d'en connaître davantage sur la provenance de la fameuse clé électronique. En arrivant devant le siège de la compagnie d'assurance du collectionneur, Catherine et Stéphane nageaient en plein flou. Une situation d'autant plus confuse que, si Garnier ne possédait déjà plus d'accréditation, ce n’était sans doute qu’une question de temps avant que son amie ne subisse le même sort. Cette dernière possédait cependant l'avantage de connaître parfaitement l'endroit où elle mettait les pieds. Une grande partie des richissimes « clients » dont elle avait la charge faisait confiance à Linwood & Sons pour la protection de leur patrimoine. Un immeuble de béton discret, loin de refléter la renommée internationale de la compagnie, qui recelait pourtant son bien le plus précieux : l'inventaire précis et rigoureux de toutes les possessions de ses assurés. En garant son véhicule sur le parking quasi désert, Stéphane briefa son amie sur ce qu'il attendait d'elle. Hors course, le jeune flic n'avait cependant pas l'intention de faire de la figuration. — Tiens, prends ça, dit-il en lui tendant une petite sphère de plastique. — Qu’est-ce que c’est ? — Un transmetteur hautes fréquences. Place-le dans ton oreille. Avec ça, nous resterons en contact. À toi de jouer, maintenant. Nerveuse, Catherine pénétra dans l’enceinte du bâtiment et traversa le gigantesque hall d'entrée, gris et froid, sous le regard inquisiteur des caméras de surveillance. Anonyme en apparence, l'endroit était gardé comme une banque. La jeune femme n'en était pas à sa première visite. Mais celle-là était différente. Pour la première fois de sa carrière, elle entrait avec l’impression qu’on lui cachait la vérité. De familiers, les lieux lui semblèrent soudainement devenus hostiles. Même le vigile de l’accueil, habituellement sensible à son charme, parut, à cette minute, inamical. Au point qu’elle le salua d’une voix mal assurée en passant le portique de sécurité. La salle des archives, rythmée par le bruit de la climatisation, n’était qu’une immense enfilade de tables équipées d’ordinateurs. Chacun d’eux renfermait plusieurs milliers d’inventaires détaillés et illustrés, sous l’étroite surveillance d’un système de sûreté électronique quasi inviolable. Un investissement de taille, largement compensé par la valeur des héritages potentiels. Munie du passe adéquat, Cathy chercha le poste qu’on lui avait alloué, s’y installa et entama ses recherches. — J’y suis, dit-elle discrètement à Stéphane. En quelques clics, l’ensemble des pièces de la collection Stenhardt apparut sous ses yeux. Elle décrivit alors l'objet qu'elle convoitait dans la barre de recherche de la banque de données, sans résultats. Un fastidieux passage en revue s'imposait. Une heure durant, elle ouvrit un à un chaque dossier, observant les photos, détaillant chacune des notes explicatives. En vain. Rien, parmi les objets, ne s’apparentait de près ou de loin à un crâne de cristal précolombien. Rien qui s’approchait, qui plus est, de la description qu’en donnaient les articles de presse de la clé USB reçue à son bureau. Étrange. Quelque chose clochait, forcément. Quelque chose que Cathy ne tarda pas à comprendre. En examinant la base de registre de l’inventaire, la jeune femme remarqua que sa capacité mémorielle était tronquée. Quelque chose manquait au listing qu’elle venait d’observer. Un vide de quelques dizaines de kilo-octets, s’insérant entre deux éléments de description. L’équivalent d’un objet qu’on aurait volontairement passé à la trappe. Seule en subsistait la mémoire résiduelle, sorte d’empreinte numérique fantôme invisible à l’œil nu. — J'avais raison, confia-t-elle au policier, on a volontairement effacé quelque chose. Que fait-on à présent ? — Regarde dans ton sac, poche de gauche. Catherine s’exécuta, découvrant une minuscule carte mémoire, dont elle comprit rapidement l’usage. — Ce que tu me demandes est illégal ! protesta-t-elle, s’efforçant de conserver son calme afin de ne pas se faire remarquer. Toutes les données de ces ordinateurs sont marquées électroniquement. Je ne passerai jamais les contrôles de sécurité ! — Tu m’as bien dit qu’un des vigiles t'avait à la bonne ? Son amie acquiesça. — Alors, écoute-moi très attentivement. En quittant la salle des consultations, l'angoisse avait définitivement gagné la jeune femme. Le plan de Garnier était une pure folie ; une folie qui pouvait la mener droit devant un tribunal. L'escalier, puis le hall à nouveau, immense, austère, et cette fois, carrément menaçant. Une menace matérialisée à cet instant précis par le portique de sécurité, duquel elle s'approchait pas après pas. Plus que quelques mètres. Le cœur battant, Cathy hésita une seconde, puis se décida. À l’instant où elle franchit l’arcade, une alarme stridente retentit, alertant immédiatement le vigile de l’accueil. La fraudeuse leva alors les yeux au ciel, faisant mine de n’accorder qu’une importance relative à l’événement. — Je l’ai acheté il y a peu de temps, soupira-t-elle en désignant son sac, tandis que l’homme venait à sa rencontre. Il me fait le coup chaque fois que je passe sous l’un de ces trucs ! — Pourtant, rien ne s’est produit quand vous êtes arrivée tout à l'heure, s’étonna l’autre. — C’est incompréhensible ! Il m’arrive la même chose quand je fais du shopping ou quand je suis à la banque. Lorsque j’entre, tout va bien, et à la sortie, on me dévisage comme si j’étais la pire des voleuses ! Fouillez-moi, si vous voulez ! D'un geste, elle dégrafa le haut de son chemisier, laissant entrevoir son décolleté. Troublé, le vigile ne sut quelle attitude adopter, se contentant de rougir avant de bredouiller, un timide sourire aux lèvres : — Ça... Ça doit venir de l’antivol magnétique. Donnez, je vais voir ce que je peux faire. Se saisissant du sac, il le fit glisser plusieurs fois sur un socle de plastique, au moment où l’un de ses collègues s’approchait pour s’assurer de la situation. Les secondes s'égrainaient comme des heures. Jamais le temps n’avait paru si long à la jeune femme, qui voyait d’un mauvais œil l’intrusion d’un second gardien dans le jeu très risqué qu’elle s’évertuait à mener. Sa manipulation terminée, l’agent de sécurité effectua lui-même, muni du sac, un second passage sous le portique, qui cette fois resta muet. — Vous devriez être tranquille, à présent, fit-il en rendant la besace à sa propriétaire. — Vous êtes adorable, le remercia Catherine, le gratifiant d’un sourire charmeur avant de quitter les lieux. En remontant à bord de sa voiture, la jeune femme poussa un soupir de soulagement, avant d'expulser son stress sur Stéphane. — J’ai bien failli mourir de trouille ! C’est la dernière fois qu’on agit à ta manière ! — Tu t’en es parfaitement tirée. Où as-tu caché la carte mémoire ? — Dans un endroit où personne ne serait venu la chercher. Devant le regard interrogateur de son ami, Cathy s’empressa de poursuivre. — Dans ma chaussure, espèce de pervers ! — Bien joué, fit le policier en manipulant la carte de stockage entre ses doigts. — Et maintenant, où va-t-on ? — Sur les bords de Seine. Je connais quelqu’un qui pourra peut-être nous aider. Donne-moi les clés, je vais conduire. Tu es trop nerveuse pour prendre le volant. 8 Paris, quais de Seine, 22 h 30. Le même jour. Les pavés humides des voies sur berges allongeaient le halo des phares de la Peugeot comme deux lignes de vie dans l'obscurité. Stéphane se gara non loin d'une péniche sombre de laquelle aucune lueur n'émanait, coupa le contact et observa l’embarcation. — Reste ici, dit-il. Je n'en ai pas pour longtemps. — Hors de question, c’est encore mon enquête. Cathy ouvrit sa portière sur ces mots. Le flic soupira. Inutile d'insister, il le savait d'expérience. — Comme tu voudras, mais reste à l'écart de la conversation, c'est plus prudent. S'il y avait bien une chose que Catherine ne supportait pas, c'était de se voir dicter sa conduite. En temps normal, elle ne se serait pas gênée pour remettre le flic à sa place. Mais l'heure n'était pas aux états d'âme, et la situation lui imposait une certaine tolérance. Le clapotis de l’eau contre la coque du bateau ajoutait à l’atmosphère crépusculaire. Rien ne bougeait alentour. La Seine elle-même semblait pétrifiée par la nuit. Devant les enquêteurs, la masse silencieuse, figée au bout de son ancre, prenait les allures d'un vaisseau fantôme tout droit sorti d’une légende de marins. La passerelle rouillée n’avait rien d’engageant. Garnier s’y agrippa pourtant sans hésitation, aidant son amie à embarquer à son tour. Tous deux longèrent le bastingage, puis firent le tour de la cabine de pont, avant d'ouvrir une écoutille menant à l'intérieur. Une courte échelle de bois descendait dans la cale, qu’ils empruntèrent dans une quasi-obscurité. Peu à son aise, la jeune femme ne quittait pas le policier d'un pas. Une odeur rance, mélange d'humidité et d'oxyde de fer, lui emplissait les narines. Accaparée par ses craintes, elle manqua de percuter son partenaire lorsque celui-ci stoppa brusquement sa progression. Le cliquetis métallique d'un fusil qu'on armait venait de rompre le silence. — Ne bougez pas, fit soudain une voix nasillarde. La lumière blafarde d'un néon crépitant illumina aussitôt la cabine, découvrant le singulier spectacle d'un véritable capharnaüm d’électronique en tout genre. Noyée sous une forêt de câbles multicolores, une batterie d’ordinateurs dernier cri et d'écrans plasma recrachait sans discontinuer des milliers de lignes de données absconses. Du fatras émergea l’homme à la voix nasillarde, son arme toujours braquée sur les deux visiteurs. D'un mouvement du bras, il fit lentement avancer le fauteuil roulant dans lequel il se trouvait cloué, découvrant les visages de ses hôtes. — Garnier ! s’exclama-t-il. Mais qu'est-ce que vous foutez là ? — On se détend, Ackerman, je ne suis pas venu pour t’arrêter. Ackerman. Ce nom résonna immédiatement dans l’esprit de Cathy. Thomas Ackerman, le « faiseur de faillites », l’homme de la Parson’s Bank, le hacker capable de provoquer la chute d’une banque londonienne deux fois centenaire en à peine un mois. Difficile, pourtant, d'imaginer que ce paraplégique aux cheveux gras et aux lunettes disproportionnées pouvait être le même qui, cinq ans plus tôt encore, faisait trembler les marchés à la simple évocation de son nom. L’une des premières affaires de Garnier, encore jeune inspecteur. L'une des plus douloureuses aussi. Ackerman avait à peine vingt ans lors de son arrestation. Condamné à cinq années de réclusion, libéré au bout de trois pour bonne conduite, le pirate avait perdu l'usage de ses jambes en prison. Une bagarre qui avait mal tourné, six mois après le début de son incarcération. Sourire crispé, Stéphane dissimulait tant bien que mal sa nervosité. Une tension presque palpable régnait entre les deux hommes. Les mains bien en évidence, le policier montra qu'il ne détenait aucune arme. Gorge nouée, Catherine comprit à cet instant que son ami s'était discrètement débarrassé de son automatique avant de descendre de voiture. Elle commençait à saisir pourquoi il tenait tant à ce qu’elle reste à l’écart. Le temps paraissait suspendu. Seuls les grincements de la coque rompaient par intermittence le silence. Quelques secondes s'écoulèrent encore avant qu'Ackerman ne se décide à mettre fin au jeu. — Je peux sentir le danger approcher à des mètres à la ronde, dit-il en détournant son fusil et en le rangeant sous une étagère crasseuse. La prison vous apprend à devenir méfiant. D’un coup, la tension retomba. Garnier savait que l’homme n’était véritablement dangereux que pour lui-même. Il savait également comment s’y prendre pour reprendre l’avantage. Un simple compliment sur son « installation » suffit à provoquer la réaction attendue. — Je m’intéresse aux cours de la Bourse, il n’y a rien de mal à cela ! La nervosité venait de changer de camp. Ackerman se saisit de l’inhalateur qu’il avait dans la poche et en avala une bouffée. Puis, d’un geste saccadé, il éteignit un à un chacun des écrans de son équipement high-tech, avant de dissimuler maladroitement, sous une pile de dossiers, un scanner branché sur les fréquences de la police. — Vous ne me présentez pas ? demanda-t-il en détournant l’attention vers la généalogiste.
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