Chapitre 1-2

2165 Words
Elle s'était effacée le plus possible pour se fondre dans la masse des élèves, pour ne pas trop se faire remarquer, et au final, elle était devenue tellement peu populaire que même sa meilleure amie Mary ne la remarquait plus. Enfin son ex-meilleure amie. Puisqu'à l'évidence, elle n'était plus sa meilleure amie. Elle n'était même plus son amie tout court, tout comme tous les élèves du bahut dans lequel Ana allait. À Woodinvill's high school, Ana était devenue la personne la plus transparente qui soit. Ce ne fut même pas une mission difficile : elle ne se rendait plus à aucune réunion ni réception, ne faisait plus de cheerleading, ne se vêtait plus de minijupes roses ni de talons aiguilles, refusait toute invitation à des parties, pour finalement ne plus y être invitée. Le processus de dépopularisation fut très rapide. À la fin, même, la professeur de maths était plus populaire qu'elle, c’est dire ! C'est fou quand même, au mois de juin l'année précédente encore, le monde entier était à ses pieds. Comme quoi les mentalités : vous changez votre garde-robe et d’amis et plus personne ne vous connaît ! Bref. Revenons-en à son ancienne amie, tiens ! Tu parles d’une amie ! Cette petite g***e s'était empressée de prendre sa place de présidente des Claquantes à la seconde même où Ana s'en était retirée, sans vraiment prendre conscience que leur amitié risquait de n'être plus qu'un lointain souvenir si elle continuait à se comporter de façon si égoïste, peu compatissante, et si peu à l'écoute des autres. Mais que voulez-vous, Mary était malheureusement aveuglément atteinte de cette maladie grave qui touchait la plupart des adolescentes de Woodinvill's high school : la popularité. Dans cette université, c'était une bactérie qui avait une inquiétante capacité à se proliférer très rapidement, prenant le contrôle de leur être tout entier, quitte à ce qu'elles perdent énormément de choses : mauvaises notes, faux amis, faux petits amis, etc. Mais tant qu'elles étaient remarquées, les adolescentes se fichaient complètement de ce qu'elles pouvaient perdre. Seulement lorsque ces filles étaient atteintes de cette maladie, elles ne se rendaient pas compte des conséquences que leur comportement pouvait avoir, jusqu'au jour où quelque chose d’horrible et dramatique leur arriva, alors qu'elles pensaient que des monstruosités pareilles ne pouvaient arriver qu'aux autres. Alors, leur façon de voir les choses changeait radicalement. Elles prenaient conscience de l'insouciance dont elles avaient fait preuve. Oui, elles voulaient faire un tour dans leur passé, changer leurs attitudes parce qu'elles comprenaient enfin qu'elles s'étaient mises plus d'une fois en situation de danger et qu'il était stupide et surtout inutile de faire de pareilles choses et de prendre de pareils risques sans en mesurer le danger ou les conséquences. En fait, quand elles étaient débarrassées de cette maladie, que ce soit par force, comme il était arrivé à Ana, ou parce que quelqu'un avait réussi à leur faire comprendre à quel point il était ridicule de faire tous ces efforts pour récupérer si peu — rien de plus que des regards envieux, qu'ils viennent des hommes parce que le fait de vous voir dans des minijupes si courtes fait inexplicablement apparaître une bosse là, ou des femmes qui vous regardent avec envie d'avoir un corps aussi parfait et qui voudraient avoir le même pour se faire remarquer à leur tour —, bref quand elles se rendaient compte de leur bêtise, elles n'avaient d'autre choix que de mûrir. D'un coup. Sans laisser le temps à leurs proches de comprendre la raison de ce changement. Enfin elles... Il n'y avait qu'Ana qui en avait pris conscience. Ana passa alors de la mezzanine VIP de la cafétéria du bahut à laquelle ont droit les Claquantes et les sportifs à une petite table, isolée au fond, loin des regards des autres. Elle passa alors de la fille pour laquelle les élèves se battaient pour s'asseoir à côté en cours à la fille qui rentrait en dernier et qui allait s'asseoir à la table du fond de classe toute seule, près de la fenêtre. – Place fortement désagréable d'ailleurs, puisqu'en hiver elle avait le froid de l'extérieur qui venait lui glacer son être tout entier au désespoir d’un radiateur perpétuellement en panne, et la lourde et pesante chaleur humide de l'été de Seattle qui lui donnait l'impression de fondre sur place. Heureusement qu'elle habitait à Seattle, qui n'est pas moins que la ville appartenant à l'État le plus pluvieux de Washington, alors elle n'avait pas trop souvent de problèmes avec la chaleur du soleil. Attention, Seattle n'est pas seulement la ville la plus pluvieuse de l'État de Washington. D'après Ana, elle est aussi la ville la plus ennuyeuse de toute l'Amérique. Tellement ennuyeuse qu'à moins d'être une Claquante ou que de faire partie d'un autre des clubs de leur université, tel que celui des sportifs qui faisaient la fierté de cette faculté américaine sur les terrains, ou encore celui des intellos qui faisaient, eux, la fierté de cet établissement en termes de pourcentage de réussite aux examens, ou encore celui des décalés qui étaient juste connus pour vivre dans un monde à part, en tout cas, quelque chose qui vous démarquait des autres habitants, il n'y avait rien à faire. Pas de démarcation, pas de centre d'intérêt ; pas de centre d'intérêt, pas de but ; pas de but, rien à faire de votre temps libre. Ana était la preuve vivante de cette suite logique. Quand vous n'étiez personne, vous passiez, comme elle, votre temps libre à rêvasser sur le rebord de votre fenêtre pendant que tout le monde vous prenait pour une folle. Voyez comme la vie de cette jeune fille était palpitante ! Ha ha. Quelle ironie ! Le soleil allait bientôt se coucher. Ana n'avait pas vu le temps passer. C'était pourtant quelque chose qui ne lui arrivait jamais ! Mais de sa fenêtre, elle ne pouvait pas le voir. En revanche, si elle s'aventurait sur la colline qui se trouvait juste derrière sa maison, elle pouvait observer – le peu de fois où il faisait son apparition – le soleil se coucher à l'horizon. Ses rayons de feu les envahissaient alors, elle, la colline, les arbres et la rue, les laissant goûter à la douce chaleur d'un soir de printemps. Ana aimait beaucoup s'allonger dans l'herbe douce de cette colline, se laisser bercer par la brise et abandonner son corps purement et simplement sous cette lumière flamboyante. C'était tellement agréable, et décompressant. Surtout ce soir-là, elle avait besoin de se détendre car le lendemain, c'était la rentrée et vous ne pouvez pas imaginer combien elle angoissait à l'idée de retourner à l’université. Déjà que c'était une fille particulièrement stressée de nature, un rien lui faisait faire une crise d'angoisse, mais retourner à la fac, c'était LA chose qui la mettait dans des états pas possibles. Pourtant, elle savait qu'il ne lui restait plus qu'un an à passer dans cette université, et cette idée aurait dû la réconforter, mais ce n'était pas si facile. Elle avait la boule au ventre rien qu'en sachant que le lendemain matin, elle allait devoir, une fois de plus, affronter les regards de tout le monde, comme à chaque rentrée depuis septembre dernier, et de toute façon, comme chaque jour où elle pointait le bout de son nez au bahut. Dire que ce n'étaient que les vacances de Noël qui se terminaient... Il fallait absolument qu'elle parvienne à se vider la tête, et à se détendre, pour une fois. Mmmm. Comme prévu, elle s'allongea et s'abandonna naturellement au soleil, essayant de profiter de cet unique moment où elle pouvait ne penser à rien d'autre qu'aux rayons chauds qui effleuraient son teint basané. Le cri perçant de sa mère l’obligea à redescendre de sa colline pour faire cesser cet ultrason auquel les fenêtres ne survivraient pas longtemps. Alors d’un point de vue économique, il valait mieux qu’Ana rentre. — Roooooh... Quoi maman, râla la jeune fille, interrompue dans son précieux moment de détente. — Mais où étais-tu ? — C'est très drôle. Tu sais très bien où j'étais enfin. — Ana, je t'ai déjà dit que je ne voulais pas que tu te balades toute seule. Tu te souviens de ce que ton imprudence t'a coûtée ? — Ah ! Ah bah ça c’est la meilleure. Quel tact ! Eh... Ana jeta un regard désabusé à sa mère qui l’était tout autant. — C'est une blague j'espère maman. Non, tu n'as quand même pas osé me ressortir cette histoire ! Mon dieu tu as osé ! Mais comment tu peux être aussi... Tu sais ce que ça fait toi ? Tu sais ce que ça fait de se sentir impuissante dans ce genre de situation ? Non je ne crois pas non. Alors pour l'amour du ciel, arrête de parler de ce que tu ne connais pas. — Tu... tu.... Grrr tu m'énerves ! Enfin Tommy, dis quelque chose ! C'est aussi ta fille, tu as vu de quelle façon elle me parle, s'énerva Suzan, à son tour. — Mmh-mmh, son père ne leva même pas les yeux vers elles, il les garda rivés sur son journal, comme à son habitude. — Bon Ana, reprit-elle, je suis désolée de t'avoir dit ça, je me doute que tu t'en souviens car c'est une épreuve traumatisante pour une jeune fille de ton âge, mais ce n'est pas une raison pour me manquer de respect. — Ah, maman, tu me fais tellement rire. D'abord tu parles de ce que tu ne connais pas, ensuite tu en tires des conclusions et pour finir tu arrives à me faire une leçon de morale ! Tu es vraiment pas croyable. En voyant qu'elle ne répondait rien et que trois assiettes étaient posées sur la table, Ana poursuivit : — Et j’ai pas faim, tu peux ranger la troisième assiette, moi je vais me coucher tout de suite. Je vous dirais bien bonne nuit, mais non. Alors à demain. — Oh non, jeune fille tu vas me poser tes fesses sur cette chaise, on doit discuter tous les trois, décréta fermement sa mère. — Pardon ! J'espère que tu plaisantes. On n'a pas fait ça depuis cet été, répliqua Ana. — Je sais, c'est pour ça qu'on va le faire maintenant. Tommy, pose ce journal. Comme la plupart des jeunes, Ana ne supportait pas cette ambiance. – Arrêtez de mentir, je suis sûre que, comme elle, vous la connaissez aussi cette ambiance : calme, un peu trop calme d'ailleurs, vos parents qui vous regardent d'un air si... il n'y a même pas de mot pour décrire ce regard mais vous avez l'impression que vous allez être accusé du pire crime qui puisse exister. Ana regarda avec des yeux ronds son père car il venait de poser son journal – ce qui n'arrivait vraiment, mais alors vraiment jamais –, c'est pourquoi elle commençait tout de même à se sentir quelque peu inquiète. — Ana, commença son père — incroyable, il avait parlé ! C’était alors à ça que ressemblait le son de sa voix ? —, ta mère et moi, nous voulons te parler de quelque chose. — Allô la Terre Tommy, merci de débarquer. J'ai bien compris, maman vient de me le dire. — Oh. Bien. Alors Suzan, je te laisse la parole. Il reprit son journal. Suzan, d’abord, ouvrit de grands yeux étonnamment déçus, puis fronça les sourcils de colère, mais Tommy n’y prêtant pas attention, elle finit par soupirer discrètement, fermer les yeux, puis les lever au ciel avant de se retourner sur Ana pour finalement poursuivre : — Je vois, en effet, que tu as très envie de parler, lança Suzan, avec une ironie qui frisait la crise nerfs. Bon Ana, pour commencer, on voudrait que tu ailles plus souvent voir ton psychothérapeute, car je ne pense pas qu'il y ait grande amélioration quant à ton rétablissement, ensuite... — Je te coupe, maman. Je... je devrais pas te le dire mais... Cela fait maintenant cinq mois que je ne le vois plus. Sans votre autorisation, oui. Et si tu étais un tantinet soit peu impliquée dans ma vie, tu le saurais. D'autres remarques ou ce retour t'aura-t-il suffi ? — On voudrait que tu changes ton style vestimentaire. Ces robes de Morticia ne te correspondent pas du tout, tu penses te fondre dans la masse mais tu ne te fais que plus remarquer, tu sais. — Primo : ce ne sont pas des robes de Morticia, secundo : tu veux que je te respecte mais tu t'entends parler ? Tertio : elles me correspondent très bien : sombres et étroites, comme les journées que je passe, quatro : de toute façon je fais ce que je veux, et c'est mieux que je sois habillée de la sorte plutôt qu'en fashionista comme je l'étais avant ! Maintenant, je pense que tu as eu tout ce que tu voulais, cette discussion n'était en rien enrichissante, à demain, bonne fin de soirée et merci de ta grande participation à la conversation papa. Bien que je ne sois pas sûre de pouvoir t'appeler de la sorte, étant donné qu'au bout de vingt-deux ans, tu n'as toujours pas l'air conscient d'avoir une fille. Car si tu crois qu'être parent c'est lire son journal pendant que ta femme fait à manger, et bien tu devrais revoir la définition de « parent ». Sur ce, Ana monta, furax, car encore une fois sa mère avait parlé d'une façon très agaçante de ce qu'elle ne connaissait pas, quant à lui, il n'était simplement d'aucune utilité. Mais d'un autre côté, comme chaque jeune de ce monde, Ana était tout de même fière d'elle, car encore une fois, elle avait réussi à la faire taire avec des propos soit insolents, mais tellement vrais que Suzan n'avait su quoi répondre. Ne vous méprenez pas, Ana était consciente que sa conduite était des plus irrespectueuses mais c’était plus fort qu’elle. La nuit promit d'être longue. Déjà que, naturellement, Ana dormait peu, mais en plus, ce soir-là, elle ressentait au plus profond d’elle une monstrueuse boule qui la tordait de douleur : un mélange de stress, comme chaque nuit qui précédait une journée de cours, mais aussi de colère, comme après chaque discussion qu'elle avait avec ses parents. Détends-toi Ana, c'est la meilleure chose à faire. Un jour, il t'arrivera quelque chose de bien, un jour, la chance tournera..., se dit-elle.
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