Chapitre 2-2

2034 Words
Ana observa ensuite son emploi du temps et réalisa qu'elle reprenait les cours à midi quarante-cinq. Il était déjà midi vingt. Là, elle se trouva devant un dilemme cornélien : se hâter pour aller en cours, ou abandonner et rester chez soi à se reposer ? Elle hésita ainsi quelques minutes, jusqu’à midi trente-deux où elle s’avoua à elle-même qu’elle était incapable de sécher une journée de cours intentionnellement, tout comme elle était incapable de passer une journée sans travailler. Le retard la rattrapant affreusement vite, elle craignit que le bus ne lui passe encore sous le nez. Aller, plus vite ! Elle descendit encore une fois très rapidement ses escaliers, jeta dans son sac son paquet de cookies au cas où il arriverait un moment où elle aurait faim et courut dans la rue comme elle le fit quelques heures auparavant. Encore une fois, elle ne regarda pas avant de traverser, et encore une fois, une voiture arrivait. Elle redoubla alors de vitesse pour l'éviter et en même temps éviter cette fameuse flaque d'eau. Comme ce matin-là, le bus arrivait. Ana avait une désagréable sensation de déjà-vu et espérait que cette fois, il n'allait rien lui arriver. Elle se tint finalement à l’heure devant son arrêt de bus, la tête haute, un air victorieux en attendant qu'il s'arrête pour la prendre. Quand il ouvrit la porte, elle monta, pas mécontente d'avoir enfin pu y monter sans se trouver dans un état épouvantable. Le chauffeur lui fit d'ailleurs une remarque qu'elle n'apprécia pas, mais n'en tint pas compte. Elle voulut s'asseoir tout au fond du bus, mais là, un garçon avait déjà pris la place et elle refusait de s'asseoir à côté d'un inconnu. Même si cet inconnu avait un étrange charme. Elle s'assit alors deux rangées devant lui, histoire d'être au fond du bus mais de laisser un espace convenable entre eux. Comme s’il lui prêtait une quelconque attention ! L'avantage lorsqu'elle prenait le bus de midi trente-cinq, c'était qu'il n'y avait personne à part elle, et quelques intellos qui s'asseyaient à l'avant... et ce mystérieux garçon ce midi-là. Néanmoins, partir à trente-cinq de chez elle pour arriver à quarante-cinq dans la classe relevait du plus grand des miracles ! Tant pis, elle serait en retard ! Franchement, pour maintenant... Elle arriva à son cours de chimie cinq minutes en retard, ce qui déplut quelque peu à son professeur, Monsieur Gates. Comme à son habitude, elle s'assit au niveau de la paillasse du fond, en silence. Mais dans la dizaine de minutes qui suivit, quelqu'un frappa à la porte, de façon hésitante, dérangeant à nouveau le cours de Monsieur Gates qui avait horreur de se voir interrompu. Alors que monsieur Gates avait à peine eu le temps de dire « entrez ! », un jeune homme était rentré, un grand brun, qui portait un jeans à trous et une veste en cuir. Il se tourna vers le professeur et lui dit : — Excusez-moi, c'est bien ici la classe six ? Je viens d'arriver en ville, à l'accueil, les pions m'ont dit que l'on m'attendait en six. — Oui, c'est ici. Tu dois être Matthew ? — Brown. Matthew Brown, monsieur. — Eh bien, Brown, Monsieur Brown, sachez qu'ici, nous ne tolérons pas le retard, c'est une perturbation pour la classe. Mais à l'évidence, lorsque vous étiez à New York, les professeurs ne devaient pas être aussi stricts. Je vous accepte donc pour cette fois, mais il faut que vous soyez sûr que si vous avez plus de dix minutes de retard, vous n'êtes pas accepté. Et pas seulement dans mon cours. C'est clair ? — Malheureusement, toutes les équipes pour le TP sont déjà faites, à l'exception de... Ana. Au fond. Allez la rejoindre, vous ferez le TP ensemble. Vous verrez, sous ses airs froids, elle est gentille. Ana esquissa un sourire forcé à son professeur qui semblait vouloir dire ha ha, comme vous êtes drôle. Et puis Matthew s'approcha d'elle, attrapa le dossier de la chaise et lui demanda : — Je peux ? — Je crois que t’as surtout pas le choix, et moi non plus. Alors, vas-y. — Hum. Maintenant je voudrais bien commencer le TP si ça ne vous dérange pas, vous ferez connaissance plus tard, les interrompit Monsieur Gates. Une demi-heure passa, et Ana n'adressait pas la parole à Matthew excepté pour lui demander de lui donner les fioles jaugées et autres ustensiles pour réaliser la manipulation. Pourtant, elle était intérieurement obsédée par lui, et avait de fait bien du mal à rester concentrée sur son TP de chimie. Il avait pris le même bus qu'elle le jour même, il venait de s'installer en ville... Qui pouvait être assez stupide pour s'installer à Seattle alors qu'il avait toute sa vie à New York ? Pourquoi tout quitter pour venir dans cette contrée orageuse ? Le pire dans tout ça, c'était qu'Ana était tout à fait désorientée par l'odeur de son parfum qui lui était familière. De son côté, Matthew était fasciné par cette mystérieuse fille, qui était là, juste à côté de lui et qu’il trouvait non seulement magnifique, mais aussi très troublante : il n’arrivait pas à lire dans ses yeux. Pourtant, le moyen le plus sûr pour communiquer, d’après Matthew, c’était de lire dans les yeux : eux seuls peuvent refléter sans tromper les sentiments de la personne qui vous regarde, ils sont le miroir de l’âme. Mais ses yeux à elle... oui, elle avait de beaux yeux, hypnotisants même, mais il ne parvenait pas à capter leurs paroles. Il ne savait comment engager la conversation, car oui, il le voulait, mais il avait également cru comprendre qu'elle n'était pas facile à approcher. Ainsi n’osait-il pas lui poser de questions trop personnelles, et pourtant, il mourrait d'envie de connaître sa partenaire de chimie. — Il est toujours comme ça ? lui demanda-t-il pour briser la glace. — Comment ça ? lui répondit sèchement Ana. — Il aime dénigrer les élèves comme ça, ou lui as-tu juste fait quelque chose ? — Quelle délicatesse ! Tu te crois fort c'est ça ? Je vais te dire, c'est pas parce que tu es nouveau et que tu es beau gosse que tu dois te croire tout permis. — Eh. On se calme. Calme. Excuse-moi, je ne voulais pas te vexer ou quoi que ce soit. — Désolée. Je suis fatiguée, je crois. Oui, il est toujours comme ça, ce n'est pas qu'avec moi, même si, vis-à-vis de moi, c'est encore plus prononcé. Le regard de Matthew s’attarda sur la compresse tachée de sang du front d’Ana. À ce moment, la question « qu’est-ce qui t’est arrivé ? » lui brûla les lèvres. Mais c’était tellement, tellement indiscret. Elle allait se braquer s’il la lui posait, c’était certain. — Pourquoi ça ? — Hum. Eh bien, je te raconterai peut-être un jour mais là, j'ai besoin que tu me passes le sulfate de cuivre. — Je ne peux pas faire la manipulation ? — Si tu veux. Tiens regarde, tu dois faire en sorte que le ménisque ne dépasse pas ce trait-là de l'éprouvette, tu vois ? Elle se pencha, lui montra ce qu'il devait faire, puis en lui passant le sulfate de cuivre, leurs mains s'effleurèrent. Ils se sentirent aussi gênés l'un que l'autre, et se sentirent d’autant plus gênés de rougir de la sorte comme des enfants. Pour détendre l'atmosphère, Ana lança un : « Bah alors ? Le tombeur de New York rougit au moindre contact avec une jeunette de Seattle ? Ça m'étonne ! », auquel Matthew rit, d’autant plus confus. Et puis la cloche sonna, tout le monde sortit précipitamment de la salle, même Ana sortit rapidement, laissant de côté son beau partenaire de chimie. Elle était debout, devant son casier et prenait des affaires de cours pour le reste de la journée, quand Matthew arriva en courant. — Ben alors, tu pars sans moi ? — Euh, oui. C'est pas parce qu'on a été partenaires de chimie deux heures que ça veut dire que nous sommes inséparables. C'est ton premier jour. Fais-toi des amis. — Tu pourrais peut-être me faire visiter l’université, pour que je prenne mes repères ? — Euh... Attends, laisse-moi réfléchir... NON. — Oh aller, dis, sois sympa ! Et puis réfléchis, je n'ai personne à qui me raccrocher pour l'instant, sauf toi. Si tu m'aides à prendre mes repères, je te laisserai plus vite tranquille ! Aller.... — C'est bon. Tu as gagné. Allez viens, on a une heure de pause. Ils partirent donc tous les deux. Parcourant les couloirs, descendant, montant les escaliers, traversant la cour. Au début, ils étaient plutôt silencieux mais ils se rendirent vite compte qu'ils appréciaient réellement être en compagnie l'un de l'autre. Ils commencèrent à se poser des questions, à rire... Quoiqu'il en fût, ils n'avaient pas vu l'heure passer que la cloche sonnait déjà pour qu'ils abandonnent ce moment d’évasion et retournent en cours. — Ah, ça sonne. Je dois aller en littérature, lui dit Ana. Tu as quoi comme option toi ? — Littérature aussi. Ana se contenta d'écarquiller les yeux car il était le premier garçon qu'elle rencontrait qui avait pris option littérature, puis lui fit signe de la suivre. Matthew n’était vraiment pas comme les autres ! Ce fut la plus longue heure de littérature qu'Ana n'avait jamais connue. Elle n'avait pas pu penser à autre chose pendant toute l'heure que d'en savoir plus sur Matthew. Elle ne désirait que ça : en savoir plus sur lui. Les quelques instants qu'ils avaient passés ensemble n'avaient fait que soulever encore plus de questions à son propos. Il avait quelque chose d’hypnotisant lui aussi, à sa manière. Elle y était déjà fort attachée, ce fut indéniable, quoique fort déconcertant. À la fin du cours, Matthew sortit et attendit Ana devant la porte. Seulement, sa professeur la retint. Il essaya de décoder leurs paroles en collant son oreille à la porte mais elles étaient trop loin de lui pour qu'il puisse entendre entièrement leur conversation. Elle sortit finalement au bout d'une dizaine de minutes, énervée, et étonnamment pressée. Tellement pressée qu'elle ne prêta même pas attention à Matthew qui l'attendait. Penser qu'il était parti sans elle ne fit que l'énerver un peu plus et alors elle se mit à courir pour se défouler, ce qui donna à Matthew l’impression qu’elle le fuyait quand il n’en était rien. Matthew se lança à sa poursuite, il criait son nom dans le couloir mais elle n'entendait rien : elle avait ses écouteurs sur les oreilles ! Elle pensait : Mais Ana, comment as-tu pu un instant être aussi bête ? Ce que tu peux être idiote ! Il s'est servi de toi pour prendre ses repères. Il n'en a rien à faire de toi. Qu'est-ce que tu espérais ? Et en arrivant à son arrêt de bus, fatalement, elle ne vit personne et crut à tort comprendre qu'il était déjà parti. Il ne manquait plus que ça. Elle s'arrêta quelques secondes pour reprendre son souffle quand elle sentit une main se poser sur son épaule. Comme elle écoutait de la musique volume maximum, elle n'entendit pas la voix de Matthew et sans hésiter, lui retourna un coup de poing, attrapa son bras et quand il fut à terre, lui dit menaçante : « Ne recommence jamais ça, tu m’entends ? », jusqu’à ce qu'elle réalise que c'était lui et s'excusa : — Matthew ? Oh Pardon ! Je t'avais pris pour quelqu'un d'autre. — Je suis impressionné ! Où as-tu appris à te battre de la sorte ? dit-il, face contre terre. — Ce n'est pas important. — Et pourquoi es-tu si énervée ? — Pour rien, laisse tomber. Le bus est parti, on doit rentrer à pied. Tu m'avais attendue ? — Mais oui, j'étais contre la porte de la classe mais tu es sortie si furieusement que tu n'y as même pas prêté attention. Qu'est-ce que Mme Perrez t'a dit ? — Rien, laisse tomber, ce n'est pas important. — J'ai l'impression qu'avec toi, rien n'est important, pourtant tu sembles être en détresse. Donc c'est que c'est important. — Eh oh. Tu peux arrêter avec ta psychologie à deux balles ? Ce n'est pas important, fin de la discussion. Tu pars par où ? — J'habite dans une maison de la rue derrière chez toi. — Super, on va pouvoir faire le trajet ensemble. — C'est ironique ? — Oui, parce que je suis énervée et quand je suis énervée, je n'aime pas qu'on se mette en travers de mon chemin. — Aller détends-toi, je ne vais pas te manger. Tu peux me parler si tu veux, explique-moi ce qui se passe. Le temps de rentrer chez toi à pieds, ça nous laisse un bon quart d'heure de discussion alors lâche-toi, ça te fera du bien. — Sans façon. Je préfère marcher et écouter le bruit de vent. Ça, c'est apaisant. Et je préfère marcher seule. — Je vais me faire si discret que tu ne remarqueras même pas ma présence. — Soit. Et ils rentrèrent, sans s'adresser la parole. Ana fut touchée qu’il respecte le silence qu’elle avait expressément demandé, quand à l’évidence, c’était quelqu’un qui avait la langue bien pendue. Ils se séparèrent un quart d'heure plus tard, devant la porte de la maison d'Ana, où ses parents l'attendaient. En les voyant sur le perron, Ana sentit le malaise et demanda alors poliment à Matthew de partir. Il s’exécuta, l’air maussade, alors, pour lui rendre le sourire, elle lui promit qu'ils se reverraient le lendemain matin dans le bus. Au vu de l’air agacé de ses parents, il tenta de la convaincre de rester avec lui comme pour la protéger d’un conflit latent, mais elle avait un regard plutôt persuasif, et savait qu’elle ne pourrait pas échapper à leur colère indéfiniment : il valait mieux les affronter une bonne fois pour toutes. Alors il partit pour de bon, la laissant seule face à ses parents en colère.
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