Chapitre 4

1687 Words
Chapitre 4 Décembre 1963 La jeune fille devait avoir au maximum vingt et un ou vingt-deux ans. Elle se tenait dans son lit en position demi-assise, le regard perdu dans le vague, les bras posés sur les draps, le long du corps. Elle avait le teint pâle, un peu jaunâtre, les yeux bouffis et exprimait une tristesse incommensurable. Perdue au milieu des quelque cinquante occupants de la salle commune, elle donnait l’impression d’être déjà abandonnée par la médecine. Pierre se détacha du groupe de stagiaires et aborda l’assistant, plongé dans la contemplation d’une radio de poumon. – Monsieur, s’il vous plaît, qu’est-ce qu’elle a, cette jeune fille qui est dans le lit là-bas, près de la fenêtre ? – Oh, elle a une néphrite chronique avec insuffisance rénale terminale, on ne peut malheureusement rien faire. – Alors, elle va mourir ? – Oui, mais la mort par urémie est une mort douce. Elle va progressivement s’enfoncer dans le coma. Elle ne souffrira pas. Pierre fut bouleversé et révolté par cette impuissance ouvertement avouée. Il savait bien qu’il y avait de nombreuses maladies incurables. Cela lui aurait peut-être paru différent si on lui avait dit que cette malade avait un cancer. Mais mourir parce qu’on ne pouvait pas remplacer des reins défaillants… Brusquement submergé par l’émotion, il sentit des larmes lui piquer les yeux. Depuis son plus jeune âge, Pierre Banari ne supportait pas le spectacle de la souffrance, physique ou morale. Spontanément porté vers les autres, il avait très tôt décidé de devenir médecin. Il ne s’agissait pas d’une vocation héréditaire : son père était ingénieur dans une grande entreprise pétrolière. Mais un de ses oncles était médecin, responsable d’un service de cardiologie dans un hôpital de la banlieue ouest de Paris. Pierre l’admirait profondément et son exemple l’avait beaucoup marqué. Dès l’âge de dix ans, il se promenait avec une petite trousse de secouriste, s’attirant souvent les quolibets de ses deux sœurs aînées et de ses camarades. Parfaitement conscient que son hypersensibilité risquait de lui jouer des tours, Pierre avait combattu sa constitution un peu chétive par un entraînement physique acharné et avait développé une belle musculature. Mesurant plus d’un mètre quatre-vingts, il avait un visage fin et empreint de bonté, d’abondants cheveux blond vénitien et les yeux clairs. Malgré ces atouts indéniables, il restait encore assez timide, notamment avec le s**e opposé, alors qu’il faisait preuve d’une détermination sans faille dans les buts qu’il se fixait. Son désir de soigner n’avait jamais connu la moindre faiblesse, et sitôt son bac décroché, il s’était inscrit en médecine, impatient de vivre les premiers contacts avec les malades. C’était son premier stage et il était avide de tout voir. L’année précédente n’avait pas été très réjouissante, avec ce meurtre horrible au pavillon d’anatomie qui avait bouleversé toute leur promotion. Pierre faisait partie du même groupe de travaux pratiques que Chantal Lacorre et la voyait donc tous les soirs autour de la table de dissection. Il y avait aussi Sylvie Gaillaud, une ravissante blonde qui était manifestement dans le collimateur de Michel Besanet, un étudiant d’un groupe voisin. Pierre la désirait secrètement, mais sa timidité et l’insistance de Michel, qui ne la lâchait pas d’une semelle, lui avaient fait renoncer à tenter sa chance. Michel avait manifestement plus de bagout que lui, et une voiture… Avantage sûrement important pour Sylvie, qui appartenait visiblement à la bourgeoisie aisée du seizième arrondissement. Pierre venait à la Fac avec un Solex, moins propice aux travaux d’approche. La suite avait confirmé ses craintes puisque Sylvie et Michel étaient sortis ensemble, très peu de temps après le meurtre de Chantal. Alain Mammard, Gérard Leuru et Élisabeth Durocque complétaient ce groupe où la proportion de jeunes filles était un peu plus élevée que d’habitude pour l’époque. Alain était un fils de famille au visage grêlé de boutons, qui frimait avec une Simca 1000 offerte par Papa et Maman. Il en avait plus ou moins trafiqué le moteur et l’échappement pour lui donner l’apparence d’une voiture de rallye. Affublé de cheveux bruns, gras et déjà clairsemés, le menton fuyant, il semblait peu intéressé par ce qu’il était censé apprendre avec passion. Fils unique fort gâté, ayant redoublé deux fois au lycée, il avait près de vingt-trois ans, et on pouvait légitimement se demander s’il arriverait un jour au bout de ses études de médecine. Gérard était un grand gaillard heureux de vivre et toujours prêt à rigoler, qui mettait toujours de l’ambiance dans le groupe, mais travaillait ferme. Son père était un chirurgien orthopédiste connu, professeur à la Faculté. Il n’en tirait aucune vanité et ne se comportait pas du tout en fils de patron. Il avait vingt ans tout juste, un visage avenant avec des cheveux châtain clair et des yeux noisette, un large sourire découvrant une denture éclatante. Très sportif, il trouvait le temps d’aller au club de judo deux à trois fois par semaine et espérait passer sa ceinture noire dans les deux prochaines années. Il avait un frère de quinze ans et demi, dont il était manifestement l’idole, et une petite sœur de treize ans qu’il adorait. Pierre l’aimait bien et sortait avec lui assez souvent. Quant à Élisabeth, c’était la plus jeune du groupe. D’un physique assez ingrat, mais encore plus en avance que l’infortunée Chantal Lacorre (elle avait eu son bac à seize ans et demi), elle était la troisième d’une famille de cinq enfants, tous plutôt brillants. Le père était haut fonctionnaire, la mère professeur d’histoire de la musique au Conservatoire. Elle avait commencé le piano dès l’âge de six ans et jouait remarquablement bien. Pierre avait plusieurs fois essayé d’inviter Chantal à prendre un pot à la sortie des travaux pratiques. Il aurait préféré sortir avec Sylvie, mais trouvait Chantal à son goût. Malheureusement, celle-ci avait régulièrement décliné son invitation, préférant rentrer pour travailler ses cours. Son assassinat, perpétré dans des circonstances épouvantables, l’avait anéanti. Il n’avait aucune sympathie particulière pour Fernand Rabot, mais il n’aurait jamais imaginé qu’il soit capable de commettre une telle abomination. Cela étant, Pierre était viscéralement opposé à la peine de mort, ce qui donnait parfois lieu à des discussions passionnées avec ceux de ses amis qui avaient un avis différent, et il avait été révulsé par le récit de l’exécution récente de Fernand. Le lendemain, il avait eu une engueulade homérique au Carabin, notamment avec Alain Mammard qui soutenait que rien ne pouvait remplacer la peine de mort pour des crimes aussi horribles et que cela servirait d’exemple aux autres criminels. Pierre avait eu beau essayer de le convaincre que la peine de mort n’avait jamais fait chuter la criminalité, parler de la loterie des condamnations, citer Victor Hugo, rien n’y avait fait. De plus, le garçon du Carabin s’était mêlé à la discussion et, sans aucune reconnaissance pour les modestes pourboires de son ancien client, avait pris le parti d’Alain. Pierre avait préféré s’en tenir là et était parti ulcéré. Ce premier stage hospitalier était donc le bienvenu, car il lui permettait d’oublier ces souvenirs sinistres. Bien sûr, on aurait pu penser que le spectacle quotidien de la maladie et de la souffrance n’était pas une thérapeutique idéale pour ce genre de problème, mais Pierre était convaincu que l’hôpital pouvait aussi être un havre d’humanité. C’est en tout cas ainsi qu’il concevait son futur métier de médecin. Et les malades ne s’y trompaient pas. Malgré son jeune âge, c’est souvent vers lui qu’ils se tournaient spontanément, sentant que ce jeune homme à la carrure rassurante ne demandait qu’à les écouter. Pierre fut tiré de ses pensées par Gérard qui l’appelait pour le staff de onze heures trente. Les stagiaires s’installèrent dans le petit amphithéâtre d’une cinquantaine de places, sur les gradins du haut pour laisser la place aux externes, internes et assistants. Ces derniers s’assirent au premier rang, et le patron fit son entrée, son ventre arrondi ceint d’un tablier, passé par-dessus sa blouse. Une poche antérieure permettait de ranger le stéthoscope, le marteau à réflexes ou d’autres accessoires. Pierre était impatient de passer l’externat pour revêtir ce fameux tablier, symbole du médecin hospitalier. Le staff comportait comme d’habitude une présentation de malade. L’externe lut l’observation d’une voix un peu tremblante, debout devant le patron qui écoutait d’un air sévère. Le patron critiqua quelques points, sans méchanceté, mais avec un esprit de synthèse impressionnant. Puis on fit entrer le patient. Pierre trouvait assez choquant d’exposer cet homme comme un objet de foire, mais il ne put qu’admirer la façon dont le patron réussit à capter son attention pour le faire parler sans réticence devant l’assistance silencieuse, créant une sorte de bulle d’intimité entre eux deux. Il mesura une fois de plus combien ce métier l’attirait et comblait ses aspirations les plus profondes : satisfaction intellectuelle de voir les mécanismes des maladies décortiqués, voire élucidés ; et plus encore, prodigieux moyen de communication entre les êtres humains si on l’exerçait avec chaleur. À la sortie de l’hôpital, Gérard et lui se rendirent au Quartier Latin pour manger au Mazet, un restaurant universitaire situé non loin de l’Odéon, que Gérard préférait parce que les frites y étaient, prétendait-il, meil­leures… Avant d’aller à la Fac pour les cours de l’après-midi, ils achetèrent des journaux et s’installèrent au Carabin, en face des Saints-Pères. Gérard s’obstinait à lire Spirou, de préférence devant tout le monde et avant les examens. Il disait que cela déstabilisait les mecs polarisés qui, eux, révisaient fébrilement leurs polycopiés jusqu’au dernier moment. Pierre, qui avait acheté plus prosaïquement Combat, parcourut rapidement les gros titres. Soudain, il tomba en arrêt à la troisième page. – Écoute ça ! dit-il à Gérard, absorbé dans une histoire de Buck Danny. Il s’agissait d’un article assez bref relatant le meurtre d’un avocat quarante-huit heures auparavant. Maître Hubert avait été retrouvé vers minuit trente, gisant sur le trottoir non loin de son domicile parisien, dans le dix-neuvième arrondissement. La rue était peu fréquentée et c’est un passant qui avait découvert le corps en rentrant du cinéma. La mort remontait à vingt et une heures trente environ. L’avocat avait reçu un coup de couteau en plein cœur. Le vol était peut-être le mobile du crime : le portefeuille de la victime avait été subtilisé. Mais, curieusement, il n’y avait pas de trace de lutte, et on comprenait mal pourquoi on avait assassiné froidement un passant pour un butin aussi modeste. La police ne disposait jusqu’à présent d’aucun indice et évoquait un crime de rôdeur ou de drogué en manque. Maître Hubert était un tout jeune avocat et on ne lui connaissait par ailleurs aucun ennemi. – Je ne saisis pas. Tu t’intéresses aux faits divers, maintenant ? – Attends que je te dise. Tu ne te rappelles pas ? Maître Hubert, c’était l’avocat de Fernand Rabot. Le malheureux, il perd son premier procès d’assises et, par la même occasion, son client, de surcroît insolvable. Et en plus, il se fait descendre par un dingue. Certains n’ont vraiment pas de chance dans la vie !
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