Chapitre 5

1116 Words
Chapitre 5 Le professeur Malorgue éteignit la lumière de son microscope, ramassa ses notes et ferma à clef la porte de son laboratoire. Il traversa le couloir désert et entra dans son bureau. Il était près de vingt heures trente et il faisait nuit noire en ce mois de décembre. Malorgue avait tout son temps pour rentrer chez lui ; sa femme et sa fille assistaient à un vernissage et n’allaient sûrement pas revenir à la maison avant vingt et une heures trente. Il aimait bien rester de temps en temps tard le soir à son bureau de la rue des Saints Pères. Tout le personnel avait quitté les lieux et c’était le moment le plus tranquille pour travailler. Les occupants du cinquième étage ne risquaient pas de le déranger… Âgé de cinquante-neuf ans, de petite taille, Bernard Malorgue avait une carrure de rugbyman. Son visage plutôt bovin était encadré de cheveux poivre et sel. Il régnait avec bonhomie sur les pavillons d’anatomie depuis plusieurs années et demeurait dévoué à ce travail relativement ingrat. Outre l’organisation des travaux pratiques de dissection, il fallait gérer les dons des corps à la médecine (plusieurs centaines par an), la préparation des cadavres ou leur conservation. De nombreux enseignants de chirurgie utilisaient en effet des corps non injectés pour apprendre à leurs élèves les techniques chirurgicales avant d’emmener ces derniers en salle d’opération. À tout cela s’ajoutaient des travaux de recherche sur l’anatomie du système nerveux qui l’avait toujours passionné. Malorgue n’avait pas eu beaucoup le loisir de se consacrer à son hobby ces derniers temps. Son service avait été secoué par une série de tempêtes depuis près de deux ans, le point culminant ayant été ce meurtre commis par un membre de son personnel, récemment recruté. Bien qu’il eût horreur des conflits, il avait dû se résoudre à se séparer de son garçon d’anatomie en février 1962, en pleine année universitaire. Marc Vérut, un type d’une quarantaine d’années qui travaillait avec lui depuis deux ans, s’était mis brusquement à boire en octobre 1961, après la mort tragique de sa fille unique, décédée d’une méningite foudroyante à l’âge de quatre ans, à l’hôpital Trousseau. Vérut prenait une à deux cuites par semaine, à la suite desquelles il manquait son travail sans prévenir, ce qui entraînait bien évidemment des problèmes d’organisation énormes en cette période de rentrée. Malorgue avait fait face tant bien que mal en raison du contexte dramatique qu’il connaissait, payant souvent de sa personne pour remplacer au pied levé son collaborateur. Il avait longuement parlé avec lui à plusieurs reprises, et lui avait conseillé en vain de prendre un congé de plusieurs mois, ce qui aurait permis de le remplacer plus facilement. Vérut n’avait rien voulu entendre, promettant à chaque fois que les choses allaient s’arranger. Au bout de quelques mois d’absentéisme chaotique, la situation devenant intenable, Malorgue avait rédigé, la mort dans l’âme, un rapport demandant le licenciement de Marc Vérut. Très préoccupé par l’avenir de celui-ci, et craignant qu’il ne s’enfonce dans la déchéance, il avait joué de ses relations pour lui obtenir un poste de manutentionnaire chez Le François, une grande librairie médicale située carrefour de l’Odéon. Cette porte de sortie avait rendu l’explication un peu moins pénible… Par chance, Malorgue avait trouvé très vite un remplaçant en la personne de Fernand Rabot, fort peu aimable mais efficace, et avait même pu organiser une réunion de « passation de pouvoir », Vérut ayant finalement accepté l’arrangement qui lui était proposé et qui lui permettait de ne pas se retrouver au chômage. Par la suite, Malorgue s’était discrètement renseigné sur le sort de son ancien subordonné et avait appris avec soulagement que son comportement semblait s’être amélioré. Et puis, en février de cette année – mois décidément maudit –, l’horreur absolue. Une de ses étudiantes assassinée dans des conditions dignes d’un film d’épouvante, et en plus par son collaborateur direct ! Il en avait encore froid dans le dos… L’enquête de police, les journalistes de tout poil, l’interruption de toute activité pendant plus d’un mois, à nouveau la désorganisation de son département d’anatomie : un véritable cauchemar. Heureusement, grâce à ses bonnes relations avec ses collègues, Malorgue avait une fois encore trouvé un remplaçant. Un homme débonnaire de cinquante-trois ans, ayant travaillé auparavant dans une morgue hospitalière comme presque tous ses prédécesseurs, et qui paraissait (Malorgue n’osait désormais plus s’avancer dans ce domaine…) donner toute satisfaction. Et celui-là était aimable avec les étudiants. Malgré ce soulagement relatif, Malorgue se sentait las, découragé et, pour la première fois de sa carrière, se surprenait à penser à la retraite. Encore neuf ans à attendre. Marié sur le tard, il n’avait qu’une fille, Anne-Marie, âgée maintenant de dix-neuf ans, et étudiante en droit. Il l’adorait – et c’était réciproque. Il avait suivi le procès dans la presse comme tout le monde, et appris la fin tragique de Fernand Rabot. Mais il n’avait pas eu le courage d’aller lui rendre visite à la prison. Il n’aurait pas su quoi lui dire. Il avait toujours eu du mal à accepter l’idée qu’il soit un meurtrier aussi pervers et machia­vélique. Cependant, les faits étaient bien là. Quant à la guillotine, elle lui faisait horreur ; la peine capitale n’avait jamais représenté pour lui une bonne réponse aux crimes, y compris les plus horribles. Même l’exécution des criminels nazis à Nuremberg, et plus récemment celle d’Eichmann en Israël, lui avaient laissé une impression de malaise, malgré les abominations perpétrées et leur absence totale de remords. Certes, pendant l’occupation, il s’était engagé très tôt dans la résistance et avait participé à des attentats parfois meurtriers. Mais c’était la guerre et, antifasciste convaincu, il défendait son pays. Il avait reçu la Légion d’Honneur à titre militaire, des mains du Général de Gaulle lui-même. Malorgue regarda sa montre. Près de vingt et une heures. Il était temps de rentrer. Il rangea ses documents, enfila son manteau, éteignit la lampe de son bureau et en ferma la porte à clé. Le couloir du sixième étage était sombre et désert. Il se dirigea vers l’ascenseur et s’apprêtait à en déverrouiller la porte lorsqu’une odeur de fumée l’alerta. Cela semblait venir du côté de la cage d’escalier. Malorgue ouvrit la porte vitrée donnant sur les escaliers. L’odeur se fit plus insistante. Les narines en alerte, il s’avança sur le palier. Maintenant, il en était sûr, cela venait du cinquième étage. Sans doute une corbeille de papier se consumant lentement à cause d’une cigarette mal éteinte. On avait beau les mettre en garde, les étudiants étaient terriblement négligents… Il se pencha par-dessus la rambarde de l’escalier plongé dans la pénombre pour apercevoir le palier de l’étage inférieur et y chercher la lueur d’un feu ou une source de fumée. Il ne vit pas la silhouette qui s’approchait de lui par-derrière. Pas plus qu’il n’entendit les pas, rendus parfaitement silencieux par les chaussures de tennis. Brusquement, il se sentit soulevé par les chevilles et précipité dans le vide. La monumentale cage d’escalier résonna d’un long hurlement qui parut durer une éternité, avant d’être brutalement interrompu par l’horrible bruit du corps qui s’écrasait au rez-de-chaussée. Le surlendemain, un quotidien titra en première page : « Encore un mort à la Faculté : le professeur Malorgue se suicide. » Avec un sous-titre à l’humour noir un peu douteux : « Les Saints-Pères seraient-ils maudits ? »
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