Chapitre 6

2377 Words
Chapitre 6 Novembre 1965 Des pas pressés dans le couloir. Michel et Sylvie s’interrompirent en pleine action, le feu aux joues et le souffle court. Était-ce pour lui cette fois-ci ? Trois coups impérieux frappés à la porte les firent sursauter. – On vous demande aux urgences tout de suite ! C’était la voix rogue de l’aide-soignante. – m***e ! chuchota Michel. Ils avaient commencé à faire l’amour depuis seulement quelques minutes et sentaient déjà leur plaisir venir… Michel était de garde comme externe en chirurgie ce jeudi 11 novembre et Sylvie était venue lui rendre visite dans sa chambre de garde au début de l’après-midi. Ils savaient pourtant que les gardes étaient très chargées à Lariboisière et qu’ils risquaient d’être dérangés à tout moment. Mais peut-être cette situation les excitait-elle. Dès l’entrée de Sylvie dans la pièce, Michel avait compris, à son regard trouble, qu’elle avait une petite idée derrière la tête… L’ambiance s’était instantanément chargée d’électricité. Après l’avoir longuement embrassée, il avait ressenti une violente bouffée de désir et avait commencé à la déshabiller fébrilement. Un accouplement muet, quasi-animal, leur avait arraché un râle simultané et ils étaient partis dans une chevauchée effrénée lorsque les pas s’étaient fait entendre dans le couloir. Depuis un certain temps, leurs relations avaient progressivement évolué. Ils étaient moins amoureux, mais demeuraient liés par une grande complicité sexuelle. Parfois, ils faisaient encore l’amour pendant des heures, mais souvent ils s’adonnaient à des étreintes rapides et violentes, éventuellement dans des endroits plus ou moins insolites. Les mauvais instincts de Michel avaient repris le dessus et il avait déjà trompé Sylvie plusieurs fois avec des filles rencontrées en vacances ou dans des soirées. – J’arrive ! cria-t-il à travers la porte. Il se détacha à regret de Sylvie et l’embrassa doucement derrière l’oreille. – Pas de chance ! C’était tellement bon… Tu peux rester ? – Pas sûr si tu en as pour longtemps : il faut que je sois tôt à la maison, répondit-elle, un peu essoufflée. Michel se rajusta rapidement. Il ne voulait pas se faire mal voir par les infirmières des urgences en se faisant attendre. Il enfila sa blouse et partit en courant, attachant son tablier dans le couloir. Il dévala l’escalier et déboula dans le poste infirmier des urgences. Il avait encore le feu aux joues et craignait que tout le monde devine ce qu’il était en train de faire au moment où on l’avait appelé… C’était son deuxième semestre à Lariboisière. Le premier s’était déroulé en neurochirurgie : il avait choisi ce stage uniquement pour être dans le même hôpital que Pierre et Gérard, qui eux étaient en chirurgie générale. Ils étaient devenus inséparables. Sylvie était à Saint-Louis. Alain, reçu de justesse et donc classé dans les derniers, avait échoué à Tenon. Quant à Élisabeth, nommée dans les dix premiers au concours, elle avait choisi un prestigieux service de chirurgie infantile aux Enfants Malades. Michel avait été tellement impressionné par son stage en neurochirurgie qu’il avait communiqué son enthousiasme à Pierre et Gérard, et ils avaient réussi à permuter au choix suivant. Sylvie, Élisabeth et Alain étaient disséminés dans d’autres hôpitaux. Ils se retrouvaient trois fois par semaine, avec une trentaine d’autres étudiants, pour leurs conférences d’Internat, qui avaient lieu le soir à vingt heures trente dans un amphithéâtre de l’hôpital Cochin. Pas le temps de s’endormir sur leurs lauriers ! Seul Alain traînait un peu les pieds. C’était déjà un miracle qu’il ait eu son externat et les autres ne lui donnaient pas six mois avant qu’il abandonne la préparation de l’Internat… Les gardes de neurochirurgie étaient épuisantes : un seul service recevait chaque soir les urgences neurochirurgicales de la capitale et des environs. Mais elles avaient représenté une expérience exaltante pour le tout jeune externe. Michel avait vu, entre autres, un jeune garçon de dix-sept ans admis à la suite d’un accident de vélomoteur. Il avait une fracture ouverte du crâne, à la hauteur de la tempe droite, où l’on voyait sourdre de la matière cérébrale, et avait été emmené directement au bloc opératoire. Une dizaine de jours plus tard, Michel l’avait croisé alors qu’il sortait du service, sa valise à la main, sans aucune séquelle apparente, remerciant toute l’équipe pour ses bons soins ! Bien sûr, les choses ne se terminaient pas toujours aussi bien. Il se souvenait notamment d’un autre patient de quinze ans, arrivé avec une paralysie complète des deux membres inférieurs, là encore après un accident de deux roues. Cette paraplégie s’était rapidement révélée définitive… Mais quelle que soit la difficulté des situations rencontrées, il avait été frappé par le dévouement et l’efficacité de tous les membres du service, qui travaillaient dans une ambiance amicale et soudée. Il avait vraiment l’impression que cette spécialité ne souffrait pas la médiocrité. Et il avait recommandé à Pierre ce stage relativement peu choisi par les externes, parce que trop dur et trop chargé en gardes. Il était certain que ce dernier serait comblé par cette médecine performante et par les situations humaines dramatiques auxquelles il fallait faire face. Et puis, comme Pierre et Gérard avaient choisi tous deux ce stage, cela leur permettait de rester dans le même hôpital pendant encore un semestre. L’ambiance des gardes de chirurgie générale était toute différente. Pierre et Gérard l’avaient prévenu. Bien que ce ne soit que sa troisième garde du semestre, Michel avait dès à présent vu toute la misère du monde. Presque toujours un ou plusieurs avortements provoqués par garde (F. C., pour « fausse couche », en jargon local), des plaies du front ou du cuir chevelu saignant en abondance chez des clochards ivres et plutôt agités, qu’il fallait suturer au milieu des remugles d’alcool et de vomissements, des prostituées de la rue Saint-Denis battues par leur proxénète, des travestis poignardés par on ne savait qui… Avec, en prime, d’autres urgences chirurgicales nécessitant une intervention rapide. L’externe devait tout gérer en première ligne, courir après l’interne ou le chef de clinique occupés au bloc ou à d’autres activités moins avouables, parfois se débrouiller tout seul ou aidé des conseils de l’infirmière pour des sutures difficiles. Une fois, une jeune fille visiblement mineure, blessée à l’arcade sourcilière au cours d’une grande crise d’agitation, était arrivée en injuriant tout le monde, accompagnée d’un type d’une bonne cinquantaine d’années, qui n’était manifestement ni son père ni son oncle. Ce dernier avait pris Michel à part en l’appelant mon cher confrère et en lui demandant s’il pouvait être le plus discret possible : les parents de la jeune fille étaient absents de Paris et ne devaient en aucun cas être au courant qu’elle sortait avec un homme d’âge mûr… – Il y a une plaie du front à suturer et une F. C., lui lança l’infirmière d’un ton dépourvu d’aménité. Je me demande bien ce qu’elle va inventer, celle-là : une chute de cheval, peut-être ? Pas de pot, se dit Michel. Il était tombé sur la plus ancienne infirmière des urgences, aigrie par des années de travail difficile. Elle n’avait pas eu le courage de changer de service pendant qu’il était encore temps. C’était la seule à être aussi peu aimable, avec les malades comme avec les médecins. L’avortement était interdit. Les femmes avaient souvent peur de dire la vérité, y compris au personnel hospitalier, et inventaient divers incidents susceptibles d’expliquer leur hémorragie. Personne n’était dupe. Parfois, elles se bornaient à indiquer qu’elles venaient pour des pertes sanglantes. Tout le monde savait à quoi s’en tenir. Il fallait malgré tout tenter d’obtenir des détails sur la nature et la date des manœuvres effectuées, mais de toute façon, cela se terminait par un curetage, de bonnes doses d’antibiotiques et du sérum antitétanique compte tenu des risques de complications, dont Pierre et Michel verraient plus tard quelques exemples dramatiques au cours de leurs stages en réanimation. Ces avortements clandestins étaient pratiquement toujours faits dans des conditions désastreuses, chez des femmes en grande détresse morale, et le plus souvent financière : les femmes riches allaient en Angleterre, aux Pays-Bas ou connaissaient des circuits sûrs mais très onéreux… Pierre avait raconté à Michel qu’au cours d’une de ses gardes du semestre précédent, une jeune femme enceinte de quatre mois s’était présentée aux urgences en raison de pertes de sang importantes. Elle avait reconnu très ouvertement avoir eu recours à une « faiseuse d’anges » la veille. La révision utérine avait permis d’extraire un fœtus parfaitement formé, dont le crâne avait été transpercé par l’aiguille à tricoter. Il n’était pas près d’oublier ce souvenir atroce. Son matériel soigneusement disposé sur une table à côté de lui, Michel commença par suturer la plaie du front. Pendant ce temps, l’infirmière prélevait une numération globulaire, un groupe sanguin et un bilan à l’entrante. Le patient avec la plaie du cuir chevelu était un clochard assez imbibé, qui s’était blessé en tombant sur le coin d’un parapet. Très sympa, et dur à la douleur. Il ne sursauta même pas au moment où Michel enfonça l’aiguille pour l’anesthésie locale. L’alcool était un adjuvant utile… Les cinq points de suture furent rapidement faits. Miss Aimable n’aurait plus qu’à faire le sérum antitétanique. Il était temps d’aller voir la « F. C. » en espérant qu’elle n’aurait pas été trop mal accueillie auparavant. Michel eut un mouvement de surprise en prenant le dossier médical. Anne-Marie Malorgue, vingt et un ans. Le nom de leur professeur d’anatomie, qui s’était suicidé il y a deux ans. Était-elle de la même famille ? Il poussa la porte du box où se trouvait la jeune fille et s’immobilisa devant la silhouette allongée sur le brancard et recouverte de la sacro-sainte chemise « Assistance Publique ». Littérale­ment pétrifié. Il venait de reconnaître une de ses conquêtes d’un soir, lors d’une surboum un peu glauque en août dernier. Sylvie n’était pas là et il en avait profité pour sortir avec un de ses anciens copains de lycée de Bourges, qui préparait Sciences-Po. Ce dernier était invité chez des amis totalement inconnus de Michel, à Neuilly. L’ambiance était plutôt débridée et les lumières réduites au minimum. Les propriétaires du somptueux appartement du boulevard du Château étaient en vacances et le fils de la maison s’en donnait à cœur joie… Michel avait repéré dès son arrivée une jolie brune aux yeux verts dont la principale préoccupation semblait être d’absorber le maximum de Vat 69 dans le minimum de temps. Un rock et trois slows plus tard, elle s’était abandonnée dans ses bras, et ils avaient fini par faire l’amour dans une des chambres. Michel n’avait pas mis de préservatif cette fois et était parti sans même connaître le prénom de cette conquête facile, engrangeant un souvenir agréable supplémentaire dans sa vie de dragueur comblé. – Mais… que fais-tu ici ? dit-il bêtement, pris de court. Elle avait l’air aussi surprise que lui. – Je ne savais pas que tu étais dans cet hôpital, répondit-elle piteusement. Il avait quand même eu le temps, lors de leur brève rencontre, de lui dire qu’il était étudiant en médecine et d’apprendre qu’elle faisait son droit… – Mais Bon Dieu, qu’est-ce qui t’arrive ? Il se surprenait à parler durement malgré lui, pressentant confusément ce qu’il allait apprendre. – Je me suis fait avorter. Maman n’est pas au courant. Il ne faut pas qu’elle sache. Elle croit que je suis partie quelques jours chez des amis. – C’est… c’était moi ? Ce fameux soir à Neuilly ? Il avait l’impression de sentir le sol s’ouvrir sous ses pieds. – Oui. Je ne savais pas comment te joindre discrètement. Et d’ailleurs, je ne voulais pas t’embêter. J’étais aussi responsable que toi. De toute façon, il était hors de question que je le garde. La porte du box s’ouvrit brusquement et l’interne entra. Michel réalisa à quel point il était grossier vis-à-vis des patients d’entrer ainsi sans frapper. L’humanisation des hôpitaux n’était pas pour demain… – C’est la F.C. ? Regarde si le col utérin est ouvert. Si oui, c’est bon. Pas besoin de poser des laminaires, on peut faire le curetage dans une demi-heure. Vous êtes bien à jeun ? lança-t-il à la jeune fille. Ni bonjour ni m***e. Il n’avait même pas percuté sur le nom de famille. Sans doute n’avait-il pas regardé le dossier et avait-il pris ses renseignements directement auprès de Miss Grognon. Michel le détesta instantanément. Anne-Marie n’avait effectivement rien absorbé depuis plusieurs heures. Elle ordonna à Michel de ne rien dire à leur sujet. Il dut donc l’examiner comme s’il s’agissait d’une inconnue, rassemblant à grand-peine ce qui lui restait de sang-froid pour analyser aussi précisément que possible les données du toucher vaginal. Oui, le col était largement ouvert et le saignement abondant. Le curetage pouvait être fait tout de suite, sans recourir aux laminaires, ces tiges végétales que l’on enfonçait à travers le col de l’utérus pour accélérer son ouverture en cas d’avortement incomplet. Il se souviendrait toute sa vie de cette intervention. Anne-Marie allongée sur la table, à demi inconsciente, les jambes largement ouvertes et repliées, les pieds coincés dans les étriers gynécologiques. L’interne indifférent, ramenant avec sa curette les restes sanglants de ce qui aurait pu devenir leur enfant, échangeant avec l’infirmière et l’anesthésiste quelques plaisanteries douteuses sur ces filles qui couchaient à droite et à gauche sans faire attention. Il était bien content de les trouver, pourtant ! Michel savait parfaitement que cet interne était sorti avec une jolie fille entrée quelques semaines auparavant pour une banale infection des glandes de Bartholin. Sans compter toutes les autres… Blême, culpabilisé à mort, il termina sa garde comme un automate. Heureusement, il eut tellement à faire que cela l’empêcha de trop penser. Le lendemain après-midi, malgré le manque de sommeil (il avait dormi trois à quatre heures en plusieurs fois), il sécha les cours à la Fac et alla voir Anne-Marie dans la salle commune de cinquante-deux lits. Tant pis pour les ragots (tiens, l’externe drague la dernière F.C.). Elle allait bien et pourrait sortir le lendemain. Son courage et son calme, contrastant avec son comportement de cette soirée à Neuilly, l’impressionnaient. Il insista pour la raccompagner. Elle accepta son offre, elle aussi heureusement surprise par sa réaction plutôt responsable. De plus, elle était quand même fatiguée et il fallait qu’elle fasse bonne figure en rentrant chez elle si elle voulait que sa mère ne se rende compte de rien. Celle-ci était encore tellement déprimée par le tragique décès de son mari qu’elle ne prêtait pas trop attention aux autres, y compris à sa propre fille. Le lendemain, après être partis de l’hôpital, ils se retrouvèrent tout naturellement dans la chambre de Michel, boulevard Saint-Germain. Ni l’un ni l’autre n’avait envie de rompre ce curieux moment de complicité lié à ce qu’ils venaient de vivre. – Cela fait près de deux ans que je fais n’importe quoi, dit Anne-Marie, allongée sur le lit. Michel était assis en face d’elle, les jambes en tailleur. En fait, c’est simple, depuis la mort de mon père. Je n’ai jamais pu l’accepter. Maman s’en remet mal aussi, d’ailleurs. – Je sais, un suicide, c’est toujours très dur pour l’entourage. On ne peut pas s’empêcher de culpabiliser. – Tu n’as pas compris. Je suis persuadée que Papa ne s’est pas suicidé. Même s’il avait eu des soucis très graves, il ne l’aurait jamais fait. Je connaissais bien son caractère. Nous étions très proches tous les deux. – Tu veux dire que… ? – On l’a assassiné, oui. Quelqu’un l’a poussé dans le vide. Ses yeux se remplirent de larmes. La police n’a jamais voulu m’écouter. Je leur ai dit tout de suite, pourtant. Ils n’ont pas envisagé cette hypothèse qui me paraissait évidente. C’est vrai qu’il n’y avait aucun indice, aucun mobile. Mais moi, j’en suis sûre. Je traîne cette certitude avec moi depuis deux ans. Je me plonge dans l’alcool et le reste pour essayer d’oublier. Enfin, je me plongeais, ajouta-t-elle avec un sourire un peu triste, parce que là, vu ce qui vient de m’arriver…
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