Chapitre 7

906 Words
Chapitre 7 Malgré l’heure tardive, L’Échaudé était encore pris d’assaut par les noctambules ; ils avaient dû patienter un quart d’heure avant d’avoir une table et de commander leurs steaks-frites et leurs deux bouteilles de Côtes-du-Rhône. Il est vrai qu’on était samedi soir – ou plutôt dimanche matin. Ils étaient tous là pour cette sortie de groupe, toujours copieusement arrosée, qu’ils organisaient assez régulièrement. Ils terminaient souvent à L’Échaudé, pour apaiser la petite faim qui les reprenait vers deux heures du matin… Michel et Sylvie étaient assis l’un à côté de l’autre, Pierre et Gérard leur faisaient face, Élisabeth et Alain étaient en bout de table. Ils avaient eu la chance d’être placés dans le petit recoin, près du bar en entrant à gauche, beaucoup plus pratique pour papoter. Michel venait de faire une entorse au secret médical en racontant l’hospitalisation d’Anne-Marie. Il s’était bien entendu gardé d’évoquer leur aventure d’un soir, qui avait été à l’origine de ce regrettable incident… Du reste, aucun de ceux qui étaient là ce soir ne pouvait être au courant. Mais il avait rapporté sa troublante conversation avec la jeune fille et notamment les certitudes de celle-ci sur le meurtre de son père. Sans préciser que cette conversation avait eu lieu dans sa chambre quelques heures auparavant. Sylvie se serait posé des questions. Son récit déclencha une tempête de réactions autour de la table. Tout le monde parlait en même temps. Pierre était manifestement fasciné et excité, tout comme Sylvie. Il voyait déjà l’assassin de Chantal éliminant celui qui aurait pu l’identifier. Et pourquoi n’aurait-il pas été aussi celui de Maître Hubert ? L’avocat de Fernand Rabot avait pu recueillir des confidences « de dernière minute » de son client. Ce risque potentiel aurait poussé le meurtrier à le réduire au silence. Il imaginait une réhabilitation posthume spectaculaire de Rabot et en profitait pour placer son grand couplet contre la peine de mort, avec son cortège d’erreurs judiciaires et d’exécutions d’innocents. Gérard trouvait qu’on nageait en plein délire romantique. Élisabeth paraissait un peu dépassée par une intrigue criminelle située à cent lieues de ses préoccupations habituelles. Quant à Alain, il partageait l’avis de Gérard, mais l’exprima de façon bien plus agressive. – Vous faites chier ! Y en a marre de ces conneries. On ne va pas en parler pendant des années. L’affaire est classée, un point c’est tout. Si j’avais su que je devrais supporter ces élucubrations de midinettes hystériques ce soir, je serais allé me coucher ! Michel pâlit sous l’injure et contracta ses mâchoires à plusieurs reprises, essayant de garder son calme. Il n’avait jamais eu beaucoup de sympathie pour Alain, mais il était inutile de gâcher cette fin de soirée par une engueulade attisée par l’alcool… Autant se montrer plus intelligent. Il n’insista pas. – Il est vraiment bizarre, parfois, ce type, dit-il un peu plus tard à Gérard, Pierre et Sylvie. Ils discutaient avant de se séparer, sur le trottoir du boulevard Saint-Germain, devant la Rhumerie. Alain était parti ramener Élisabeth, moyennement rassurée, dans sa Simca 1000 spécial course. – C’est vrai que je ne l’ai jamais vu dans cet état, ajouta Sylvie. – Peut-être a-t-il quelque chose à se reprocher, qui sait ? pouffa Pierre, décidément débordant d’imagination. – Charrie pas, quand même. (Gérard rigolait nerveusement, exhalant de petits nuages de buée dans l’air froid de ce matin de novembre). Bon, on y va ? Je commence à tomber de sommeil. * Alain se réveilla en sursaut, trempé de sueur. Une régurgitation acide lui souleva le cœur. Il avait trop bu. Il se sentait ridicule de s’être ainsi emporté. Mais il n’avait pu s’en empêcher. Toute allusion à ce jour maudit de février 1963 le mettait dans tous ses états. Pendant des mois, il avait vécu dans la terreur que la police débarque chez lui pour lui demander des explications sur ce classeur qu’il avait oublié dans le pavillon Poirier la veille au soir. N’ayant pu le retrouver le lendemain, et ignorant que Fernand Rabot l’avait ramassé et emporté dans son réduit, Alain avait fini par se convaincre que l’objet n’avait pas attiré l’attention. Il avait du mal à admettre un tel manque de rigueur de la part des enquêteurs, même si cela l’arrangeait bien dans le cas présent. Mais petit à petit, il avait fini par se rassurer. Et voilà que le cauchemar recommençait… * Pierre n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il tournait et retournait dans sa tête les révélations de Michel. Et si Anne-Marie avait raison ? Mais comment faire pour le prouver ? Il se rappelait vaguement le nom de l’inspecteur qui les avait interrogés, Maret, Moret ou quelque chose comme ça. Pas vraiment chaleureux, l’inspecteur. D’ailleurs, il n’était même pas certain qu’il ait été chargé de l’enquête sur la mort de Malorgue. Pas sûr non plus qu’il soit encore au Quai des Orfèvres. Il avait pu changer d’affectation depuis. Et s’il était toujours là, comment accueillerait-il les élucubrations d’un jeune externe ? « Bonjour Monsieur l’inspecteur, c’est moi. Vous ne me reconnaissez pas ? Voilà, j’ai eu une idée de génie. Je sais bien que cette affaire date de presque deux ans et qu’elle a été classée, mais je me demande si vous ne vous êtes pas planté et s’il n’existe pas un lien entre ces trois morts, auquel vous n’aviez pas pensé. Vous avez contribué à faire condamner un innocent et l’assassin, qui a deux victimes supplémentaires à son actif, court toujours. » Inutile d’être voyant extralucide pour deviner qu’il se ferait jeter sans ménagements. Et cependant, il se demandait comment faire pour aller plus loin. Sans trouver de solution évidente. Si Anne-Marie acceptait de lui parler, il pourrait déjà savoir si l’inspecteur était le même que celui qui avait enquêté sur le meurtre de Chantal. Et s’il arrivait à parler calmement à Alain, peut-être pourrait-il comprendre pourquoi il avait réagi de façon aussi violente ce soir. Et s’il laissait tomber cette histoire sinistre pour potasser le concours de l’Internat qui allait arriver trop vite, ce serait sans doute aussi bien, se dit-il en s’abandonnant petit à petit au sommeil.
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