Chapitre 8

2540 Words
Chapitre 8 Juin 1966 Michel descendait l’avenue du Bois de Boulogne en direction de la Grande Cascade pour traverser le pont de Suresnes et rejoindre l’hôpital Foch. Le temps était magnifique, un vrai temps d’été avec un ciel bleu sans nuages et une température déjà très agréable à huit heures et demi. Ce stage d’été à Foch se révélait fort sympathique. Il avait complètement décapoté la deux chevaux et mis la radio à fond. Europe n° 1 était en train de diffuser un slow tellement ensorcelant qu’il s’arrêta sur le côté de la route pour mieux l’écouter. Le speaker indiqua qu’il s’agissait du nouveau 45 tours de James Brown : « It’s a man’s man’s man’s world ». Celui-là va faire un malheur en boîte pendant les vacances, se dit Michel, toujours prompt à envisager de nouvelles aventures. Un bruit de trompe sur sa gauche le fit sursauter. Pierre était arrêté à la hauteur de sa deux chevaux, le moteur de son Solex ronronnant doucement. – Comment trouves-tu mon nouveau klaxon ? Il montrait fièrement une superbe trompe à poire fixée sur son guidon. Tu dormais ou quoi ? – Super ! Pierre passait son temps à rechercher de nouveaux accessoires pour son engin qu’il entretenait avec un soin jaloux, ne ratant jamais un décalaminage. Cela allait du tablier pour éviter les projections de pluie au rétropédaleur qui actionnait un frein à tambour sur la roue arrière. Il avait même acquis à prix d’or un système d’allumage spécial qui lui permettait de gravir la rue de la Montagne Sainte Geneviève sans pédaler ! – Non, non, j’écoutais un nouveau tube de James Brown particulièrement génial. Bon, il faut qu’on y aille. On va être en retard. Ils repartirent tous les deux dans le vrombissement mêlé de leurs moteurs respectifs. Le petit groupe avait réussi à se retrouver presque au complet à Foch pendant ce semestre. Pierre et Gérard étaient tous deux en pneumologie. Michel avait choisi la réanimation. Alain était avec Élisabeth en cardiologie. Seule Sylvie manquait ; elle était à Saint-Antoine en hépatologie. La situation avait quelque peu évolué entre Sylvie et Michel. Lassée de retrouvailles de plus en plus brèves et uniquement sexuelles, et commençant à appréhender le caractère particulièrement volage de Michel, Sylvie avait succombé aux avances de son interne à la fin du dernier stage de chirurgie. Michel était bien entendu vert de jalousie, oubliant totalement ses propres frasques, d’autant que ce bellâtre roulait déjà en Porsche. Une Porsche d’occasion, plus ou moins rafistolée, mais une Porsche quand même. En fait, cette aventure ne revêtait pour Sylvie aucun caractère sentimental. Elle avait tout simplement besoin de changer d’air. Et cette fois, c’était elle qui menait le jeu : l’interne en question était littéralement à ses pieds. Pierre gara son Solex dans la cour de Foch. Arrange­ment avec le portier, qui l’avait à la bonne depuis que sa mère avait été hospitalisée pour une pneumonie dans un de ses lits. Cela limitait les risques de fauche. Michel était en train de chercher désespérément une place dans la rue Worth ou les étroites rues avoisinantes, toutes bondées dès neuf heures moins le quart. Alain aurait encore plus de mal vu son heure habituelle d’arrivée… Gérard, qui garait plus prosaïquement sa mobylette dans la rue, venait d’atteindre l’étage de pneumologie, après avoir grimpé les escaliers quatre à quatre, au moment où Pierre sortait de l’ascenseur. Ils se congratulèrent bruyamment comme d’habitude et se rendirent ensemble à leur vestiaire. La visite commençait vers dix heures et demie. Auparavant, il fallait prendre connaissance des événements survenus depuis la veille. Puis, ils allaient dire bonjour à leurs malades, mettre les observations à jour, faire les ponctions pleurales s’il y en avait ou aider les infirmières à faire certains soins. Pour l’instant, c’était l’heure des transmissions et, par la même occasion, du café. Les infirmières et les « petites bleues » (surnom traditionnellement donné aux élèves infirmières) venaient de mettre les seringues et les aiguilles à stériliser dans l’autoclave et l’office, qui sentait bon le café et les croissants régulièrement apportés par l’un ou l’autre, résonnait des conversations simultanées. En buvant son café, bienvenu après la soirée prolongée de la veille pour cause de conférence d’internat, Pierre lorgna sournoisement vers Béatrice, une petite bleue en stage depuis leur arrivée en avril, et qui allait quitter le service en fin de semaine. Elle était absolument ravissante avec un visage de poupée, des yeux verts, une bouche parfaite, des cheveux bruns coupés court, un corps fait au moule. Une vraie gravure de mode. Bien entendu, tout le monde lui tournait autour de façon plus ou moins discrète. Même Gérard, qui avait une petite amie officielle depuis un an, n’avait pas semblé insensible à son charme, du moins au début. Béatrice était tout à fait consciente de l’effet qu’elle produisait sur le genre masculin et en jouait largement. Il n’en fallait pas plus pour que Pierre se terre dans son coin malgré les pensées inavouables qu’elle lui inspirait. Pierre avait une ponction pleurale évacuatrice à faire. Un astrologue qui rédigeait, sous un pseudonyme, l’horoscope dans Point de vue – Images du Monde, et qui était hospitalisé pour un cancer de la plèvre responsable d’épanchements pleuraux abondants. Ceux-ci se reformaient en quelques jours après évacuation. On envisageait une intervention pour talquer la cavité pleurale et ralentir ainsi la fréquence des ponctions, mais c’était uniquement palliatif. Le malheureux était condamné, à une échéance de quelques mois. Un interne du service n’avait évidemment pas pu se retenir de faire remarquer, avec l’humour de mauvais goût caractéristique des carabins, que ce grand astrologue avait été inca­pable de prédire ce qui lui arrivait. À sa grande surprise, Béatrice se proposa pour l’aider. Elle installa sur un chariot roulant un plateau avec les instruments nécessaires, seringues, aiguilles, anesthésique local, alcool, compresses, tubulure, bocal pour recueillir le liquide pleural… Ils se rendirent ensemble dans la chambre de l’astrologue, Béatrice poussant le chariot avec sa démarche de star, Pierre suivant derrière, taraudé par un désir primitif et paralysé par sa timidité. L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, avait une chevelure poivre et sel abondante et une barbe taillée en carré, comme l’éternel adversaire de Charlot dans ses films muets, ce qui le faisait ressembler à une sorte de mage. Ressemblance d’ailleurs sûrement voulue. La maladie était récente et il n’avait pas encore beaucoup maigri. Manifestement habitué à être écouté avec dévotion, il supportait mal sa situation d’hospitalisé, même en chambre particulière, et dissimulait son angoisse extrême sous une agressivité revendicative permanente. Jusqu’à présent, on s’était cantonné dans des explications vagues sur sa maladie, parlant d’inflammation de cause inconnue. L’usage était de cacher un pronostic fatal au patient. Mais Pierre se demandait combien de temps cela pourrait durer. L’astrologue se doutait évidemment qu’il souffrait d’une affection grave et reprochait à tout le monde de ne pas faire de diagnostic plus précis, tout en redoutant ce qu’on pourrait lui annoncer. Pierre avait pris une grande inspiration et s’était composé un sourire aussi avenant que possible en entrant dans la chambre derrière Béatrice. – Bonjour, monsieur Moncart. Nous venons pour la ponction pleurale. Comment allez-vous aujourd’hui ? – Encore une ponction ? Mais j’en ai déjà eu une la semaine dernière ! – Je sais bien, mais la radio d’hier a montré qu’il y avait à nouveau beaucoup de liquide et vous risquez d’être gêné pour respirer. – Évidemment que je suis essoufflé ! Et en plus, j’ai cette toux sèche depuis cette nuit, ça me fatigue. – Justement, c’est parce que l’épanchement est important et irrite votre plèvre. La ponction va vous soulager. – Je ne comprends pas qu’on n’ait encore rien trouvé, avec tous les examens qu’on m’a faits. On ne va pas me ponctionner chaque semaine ad vitam aeternam ! – Mais non, ne vous découragez pas. Le patron va examiner votre dossier à fond aujourd’hui et il viendra vous voir. Pierre se demandait bien ce que le patron pourrait lui raconter de plausible. « Votre plèvre a une inflammation chronique et c’est pour cela qu’elle sécrète trop de liquide. On va faire une petite intervention pour la talquer, cela va guérir l’inflammation et tout ira bien. » Il l’avait déjà entendu tenir ce genre de discours à d’autres patients atteints de cancer. Le plus étonnant était de voir la facilité avec laquelle les plus méfiants ou les plus anxieux semblaient croire à ces explications plutôt sommaires. Y compris des personnes d’un niveau socioculturel élevé. Sans doute ne demandaient-ils qu’à être rassurés. Il se dit, une fois de plus, que la maladie changeait profondément les êtres humains et cela renforça encore son désir de la combattre sous toutes ses formes. Tout en se laissant aller à ces réflexions, il avait préparé la ponction. Résigné, monsieur Moncart s’était assis au bord du lit. Pierre se tenait de l’autre côté, percutant la moitié gauche du thorax pour repérer le bord supérieur de l’épanchement. Béatrice était à sa droite, prête à lui passer le matériel nécessaire. Pierre, qui était d’une maladresse proverbiale dans la vie courante et incapable d’un bricolage autre qu’élémentaire, avait curieusement acquis très vite une grande sûreté dans les gestes techniques médicaux, qu’il réalisait avec méthode et quoiqu’il arrive beaucoup de calme. Il désinfecta la peau et procéda à l’anesthésie locale, appréciant en même temps la distance à parcourir pour atteindre la plèvre grâce à de petits mouvements d’aspiration de la seringue. Celle-ci se remplit bientôt d’un liquide qui se mêla à l’anesthésique, indiquant qu’il était dans la cavité pleurale. – Vous au moins, vous ne me faites pas mal. C’est déjà ça, consentit à reconnaître l’astrologue. Pierre ne put réprimer une secrète bouffée d’autosatisfaction. Son oncle serait fier de lui s’il le voyait. Il ponctionna avec le trocart sans déclencher la moindre douleur, remplit quelques tubes du liquide jaune citrin pour des analyses, et connecta les tubulures. Le liquide commença à s’écouler goutte à goutte dans le bocal placé à côté du lit. Il ne restait plus qu’à maintenir le trocart avec un crachoir en carton découpé en V, et fixé par du sparadrap. Un système D officialisé par des années de pratique. Béatrice se pencha pour coller le sparadrap à la peau pendant qu’il maintenait le récipient contre le dos du patient. D’un geste naturel, elle s’appuya sur lui et il sentit la chaleur ferme et élastique d’un sein contre son bras droit. L’instant d’après, les mains de la jeune fille se trouvèrent en contact avec les siennes, un peu plus longtemps que nécessaire lui sembla-t-il, lorsqu’elle appliqua le tissu collant sur le thorax du patient. Pierre sentit son pouls s’accélérer instantanément et le rouge lui monter aux joues. Se pouvait-il que… ? Il n’osait y croire. Il tourna la tête vers elle et ne put réprimer un discret sursaut de surprise. Elle le regardait d’une façon provocante, ses magnifiques yeux verts plantés dans les siens, un sourire sans équivoque aux lèvres. Il ressentit une envie folle de l’embrasser là, sur le champ, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, oubliant Moncart, assis à côté d’eux et inconscient du manège qui se jouait dans son dos. À ce moment, Béatrice lui posa un doigt sur les lèvres pour le rappeler à l’ordre. Sans cesser de sourire, elle sortit de sa poche un papier plié en quatre et le glissa dans la poche de son tablier. Il perçut le bref contact de ses doigts contre son ventre, à travers ses vêtements et sa blouse, et crut défaillir. Comme si de rien n’était, elle ramassa le matériel utilisé, le remit sur le plateau et sortit de la chambre. Il reprit ses esprits. – À tout à l’heure, monsieur Moncart. Restez bien assis, et surtout n’hésitez pas à sonner si vous ressentez quoi que ce soit d’anormal. Nous allons repasser vous voir régulièrement, et nous arrêterons l’évacuation à un litre et demi environ. La porte à peine refermée, Pierre se précipita aux toilettes pour déplier fébrilement le précieux papier. Il y avait juste quelques lignes écrites à l’encre verte, d’une écriture très ronde. « Ce soir à neuf heures, 24 rue des Patriarches. Escalier B. 2e étage, étiquette B. R. sous la sonnette. Je t’attendrai. ». Le reste de la matinée se déroula comme dans un rêve. Pierre, qui avait eu jusqu’à présent assez peu d’aventures féminines, n’en revenait pas de sa chance. Béatrice avait manifestement prémédité son coup. Lui qui n’avait jamais osé lui faire des avances avait été choisi. Il mourait d’envie de raconter cela à un de ses amis, mais préféra attendre le lendemain. Il ne souffla donc pas un mot de cet épisode à Gérard et participa au staff du patron sur son petit nuage. Il rencontra plusieurs fois Béatrice dans les couloirs ; elle semblait avoir beaucoup moins de mal que lui à conserver une attitude naturelle. Plus d’expérience sans doute ? Seul son regard trahissait cette nouvelle complicité entre eux lorsqu’il le croisait brièvement. Il se demanda avec un peu d’anxiété s’il allait être à la hauteur. Après les travaux dirigés de l’après-midi, Pierre repassa chez lui. Son père avait une bonne situation et louait un grand appartement d’environ deux cents mètres carrés, situé entre la Seine et la place François 1er. Pierre adorait cette place tranquille avec sa petite fontaine en pierre, bordée d’immeubles anciens avec de mystérieux jardins privatifs. Il était conscient d’être un privilégié… Ses sœurs aînées habitaient encore là. L’une terminait Sciences-Po, l’autre était en Fac de droit. Pierre prévint sa mère qu’il dînerait tôt parce qu’il devait retrouver ses amis pour une sous-colle à neuf heures. À peine eut-il donné ce prétexte inutile – il était très souvent absent le soir et ses parents ne lui posaient jamais aucune question – qu’il se demanda pourquoi il avait éprouvé le besoin de mentir sur le but de sa soirée. Ses sœurs ne furent pas dupes en le voyant se pomponner soigneusement dans la salle de bain et lui envoyèrent quelques vannes auxquelles il s’abstint de répondre, de crainte de se trahir davantage. La rue des Patriarches était tranquille. L’animation nocturne se situait un peu plus haut, rue Mouffetard. Pierre gara son Solex sur la petite place située en face du 24 et installa soigneusement son antivol. Curieux qu’une élève infirmière habite dans ce quartier. Ses parents devaient avoir de l’argent. Ou bien elle profitait, comme Michel, d’un appartement ou d’une chambre appartenant à quelqu’un de sa famille. L’immeuble était ancien. L’escalier B, raide, presque en colimaçon, se trouvait à droite dans une petite cour intérieure. Les marches grincèrent sous ses pas. Il monta au deuxième étage avec une lenteur calculée, le cœur battant à tout rompre. Savourant les derniers instants précédant la concrétisation d’un fantasme qui l’obsédait depuis deux mois. Il avait l’impression que la tête lui tournait un peu. Il n’y avait qu’une porte au deuxième étage. L’étiquette placée sous la sonnette portait les initiales annoncées. Pierre tendit l’oreille. Aucun bruit ne s’échappait de l’intérieur. Il appuya sur le bouton de la sonnette, qui fit entendre un carillon à deux notes plein de promesses, presque sensuel. Pas de réponse. Il sonna à nouveau, sans succès, poussa machinalement la porte et eut la surprise de la sentir s’ouvrir sans résistance. Elle n’était pas fermée. Il pénétra timidement dans le logement de Béatrice, marchant inconsciemment sur la pointe des pieds. Il découvrit un petit studio bourré de charme, avec des poutres apparentes, des murs peints en rose clair. La lumière tamisée révélait des meubles de bon goût en bois massif, un lit de notaire déjà ouvert. Il y avait un coin cuisine et un petit bar. Un vrai nid d’amour. Mais vide. Une porte entrouverte donnait probablement sur un cabinet de toilette. Pierre apercevait du carrelage et une lumière plus vive. Il appela. – Béatrice ? Tu es là ? C’est Pierre. Toujours le silence. Était-elle sortie faire une course ? Il n’avait pourtant croisé personne en entrant dans l’immeuble. Il décida d’attendre un moment. Par acquit de conscience, il s’avança jusqu’à la porte du cabinet de toilette, frappa deux coups légers. Pas de réponse. Il ouvrit la porte en grand. Quelque chose bloquait la porte. Pierre passa la tête dans l’entrebâillement. Il eut l’impression que son cœur manquait un battement. La jeune fille était là. Affalée dans la douche, complètement de travers, ses jambes pliées sur le rebord de la douche, ses pieds empêchant la porte de s’ouvrir davantage. Elle était vêtue d’une minijupe et d’un chemisier. Sa tête était inclinée sur le côté, ses yeux grand ouverts, la langue légèrement sortie. Une expression de terreur sur son visage violacé. Il y avait des marques rouges sur son cou. Béatrice avait été étranglée.
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