Chapitre 9

1295 Words
Chapitre 9 Pierre passa sous le porche du 36, quai des Orfèvres, tourna à gauche dans la cour pavée, vers la Direction de la police judiciaire, puis gravit d’un air accablé les 105 marches de l’escalier conduisant à la brigade criminelle. Il avait rendez-vous pour un nouvel entretien avec l’inspecteur Buchot. Il n’était pas prêt d’oublier ces deux derniers jours. L’appel de la police, l’effervescence dans le petit studio, les crépitements des flashs de l’identité judiciaire. On l’avait bien entendu immédiatement soupçonné et interrogé pendant plusieurs heures dans le bureau 315, la grande pièce réservée à l’interrogatoire des suspects. Assis dans le vieux fauteuil de cuir qui avait accueilli des générations de criminels. Heureusement, le médecin légiste avait constaté que la rigidité cadavérique était déjà franche au niveau des membres supérieurs et commençait à s’installer aux membres inférieurs. La température du corps était de 33 degrés à vingt-deux heures. Le décès remontait donc aux environs de dix-huit heures. Heure pour laquelle Pierre disposait d’un alibi en béton : sa mère, ses sœurs, la cuisinière et même le concierge pouvaient témoigner qu’il n’avait pas bougé de chez lui. Le reproche muet dans les yeux de sa mère lui avait donné envie de disparaître sous terre. Bien que ses sœurs l’aient gentiment défendu, il avait l’impression d’avoir perdu la confiance maternelle pour un long moment. Quant au reste… Il se demandait s’il arriverait un jour à chasser de son esprit l’image de ce corps martyrisé. L’inspecteur Buchot, la pipe au coin de la bouche, portait la même veste en tweed informe, des pantalons en tire-bouchon et une cravate trop longue qui virait au cache-s**e. Il sentait le tabac. Un tabac plutôt aromatique, pas désagréable. Il fit asseoir Pierre dans son bureau encombré de documents et de classeurs. Au fur et à mesure de leurs entretiens, l’inspecteur, bourru au début, s’était mis à faire preuve d’une certaine bonhomie avec Pierre. Il avait très vite compris qu’il s’agissait d’un garçon honnête et sensible. Mais en bon professionnel, il cherchait en premier lieu dans l’entourage immédiat de la victime. L’interrogatoire des membres du service n’avait rien donné. Les alibis étaient en cours de vérification. On savait déjà que l’interne de la salle où travaillait Béatrice était de garde le soir du crime à l’hôpital. Un des externes était chez ses parents à l’heure présumée du décès. Un autre, Gérard Leurru, copain du principal témoin, avait été vu au Champo pendant la séance de dix-sept heures. Les autres membres du personnel soignant semblaient également hors de cause. Restaient les amis et les connaissances de Béatrice Ravenel. Pierre pouvait lui fournir, même involontairement, des informations précieuses. Il le renverrait dès que possible à la préparation de ses concours. Buchot regarda un instant par la fenêtre donnant sur la Seine en tirant sur sa pipe, apparemment perdu dans ses pensées, puis lui dit abruptement : – Je viens de recevoir le rapport d’autopsie. Saviez-vous qu’elle était enceinte ? – Quoi ? Mais… – Oh, c’était tout récent. À peine six semaines. Vous n’aviez rien remarqué ? Pas de vomissements pendant les matinées à l’hôpital ? Pas de confidences ? – Mais non, rien. Pierre, abasourdi, essayait de réfléchir à toute allure. Qui donc pouvait être le géniteur ? Lorsqu’il avait tout raconté à Gérard, le lendemain du drame, celui-ci lui avait confirmé qu’il avait été tenté de draguer Béatrice au début du stage, mais qu’il s’était rapidement retiré de la course quand il avait pris la mesure du personnage. Une redoutable, celle-là, mon vieux, avait-il ajouté. Elle ne pensait qu’à mettre le grappin sur un bon pigeon. C’est horrible, ce qui lui est arrivé, mais il valait mieux que tu ne tombes pas dans ses filets. Si tu m’en avais parlé avant, je t’aurais mis en garde tout de suite. – Alors, aucune idée du père potentiel ? Buchot attendait patiemment, comme un gros matou à l’affût. – Vous savez, il y en avait beaucoup qui lui tournaient autour, et sans doute autant à l’extérieur de l’hôpital. Je n’ai repéré personne en particulier. – Réfléchissez bien et n’hésitez pas à me contacter si un détail vous revenait à l’esprit. Écoutez, ce que je vais vous dire va être dur pour votre ego, mais il est fort possible que cette jeune fille ait jeté son dévolu sur vous pour vous faire porter le chapeau. À six semaines près, et en t********t un peu la date du terme de la grossesse… Cela ne serait pas la première fois. Supposons qu’elle ait annoncé à son petit ami du moment qu’elle était enceinte de lui, et qu’elle voulait garder l’enfant. Elle se rend compte qu’il ne veut pas en entendre parler et cherche un père « officiel » pour assurer ses arrières, tout en menaçant le petit ami en question de révéler la vérité au grand jour. La peur du scandale peut conduire certains aux pires extrémités… Je sais, ajouta-t-il devant les yeux écarquillés de son interlocuteur, la vie n’est pas toujours jolie jolie, mais c’est comme ça ! Pierre était atterré. L’hypothèse de Buchot tenait parfaitement la route. L’allusion à l’avortement lui fit penser à Anne-Marie et il se dit que ces grossesses accidentelles avaient des conséquences épouvantables. À quand la contraception efficace et facilement accessible ? Anne-Marie, qui était persuadée que son père avait été assassiné… Il n’avait pas entendu parler d’elle depuis six mois. Michel la voyait-il toujours ? Il se rappela ses hésitations à aller trouver la police après ce dîner à L’Échaudé. Il était dans la place aujourd’hui. L’occasion ou jamais. Conscient qu’il allait donner l’impression de sauter du coq à l’âne, il se jeta à l’eau : – Est-ce que l’inspecteur Maret ou Moret travaille toujours ici ? – Maret. Oui, répondit Buchot un peu surpris. C’est l’adjoint du divisionnaire Julien. Pourquoi donc… Mais bien sûr ! J’avais oublié cette affaire de la Fac de médecine, dit-il en se frappant le front avec la paume de la main. Décidément, vous n’en sortez pas ! * L’entrevue avec l’inspecteur principal Maret s’était très mal passée. Pierre avait seulement dit à Buchot qu’il voulait le saluer. Par chance, Maret était dans la maison et avait accepté de le recevoir quelques instants. Mais, comme Pierre l’avait craint, il s’était braqué dès qu’il avait évoqué ses doutes – et les certitudes d’Anne-Marie – sur le suicide de son professeur d’anatomie. Oui, il était au courant, et il avait aussi participé à l’enquête sur la mort de Malorgue. Il savait déjà tout ça. C’était toujours pareil quand il y avait un suicide. La culpabilité est telle pour l’entourage qu’il a tendance à chercher d’autres explications. Quoi ? Un rapport avec le meurtre de l’étudiante ? Alors là, mon vieux, vous êtes bien gentil, mais occupez-vous de vos études et laissez-nous faire notre boulot. Croyez-moi, on a aussi de l’imagination dans la police et toutes les hypothèses, je dis bien toutes, ont été envisagées. Mais nous, on travaille sur du concret. Maintenant, sortez de mon bureau, j’ai du travail sérieux en route. Je reparlerai plus tard avec Buchot de cette affaire récente à laquelle vous êtes, une fois de plus, mêlé, avait-il conclu d’un ton vaguement menaçant. Pierre se demanda s’il s’agissait d’une intimidation gratuite ou d’une manifestation d’humour plutôt primitive… – Il faut le comprendre, le réconforta Buchot un peu plus tard, alors qu’ils étaient de nouveau assis dans son bureau. On ne peut pas dire que vous ayez été très diplomate. Vous auriez dû m’expliquer, avant, de quoi il retournait. Je me doutais bien, du reste, qu’il y avait anguille sous roche ! Mais ne vous inquiétez pas, il n’est pas méchant. Il commençait à éprouver une certaine sympathie pour ce grand costaud qui respirait la franchise. Pierre enfin libéré, avec la promesse de le contacter au moindre élément nouveau, Buchot se cala dans son fauteuil, bourra sa pipe noire bordée d’écume – une Chacom, achetée au Caïd, boulevard Saint-Michel – avec du Clan et l’alluma soigneusement. Il médita un long moment dans le nuage de fumée odorante. Pas idiot, ce qu’il disait, le petit. Évidemment, Maret, qui venait de passer principal, était un bon policier mais doué d’un caractère plutôt prussien… Buchot, qui avait rejoint la Crim’ l’an dernier, l’avait déjà remarqué. Maret pouvait difficilement analyser les choses objectivement : il fallait qu’il envisage la possibilité de s’être trompé. Avec les conséquences dramatiques que cela impliquait. Buchot aurait probablement réagi de la même façon. Mais ces morts répétées dans le sillage du même groupe depuis deux ans, cela finissait par devenir troublant. Bien que les meurtres n’obéissent à aucun rituel particulier, Buchot se demanda s’il n’y avait pas un tueur en série derrière tout cela. Éliminant au passage des témoins potentiels gênants. Il fallait qu’il reprenne ces dossiers, en espérant que Maret ne se vexe pas à mort lorsqu’il l’apprendrait. Avec un œil neuf, peut-être pourrait-il trouver un indice.
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