Chapitre 5

3006 Words
Emma néanmoins réussit à calmer son père en l’assurant que la présence de M. John Knightley, tout en portant à neuf le nombre des convives, n’augmenterait guère le bruit ; mais les objections personnelles d’Emma n’étaient pas aussi faciles à lever. Cette addition inattendue lui agréait fort peu ; ce serait bien entendu à M. John Knightley qu’incomberait le devoir d’occuper la place de M. Woodhouse et au lieu de l’aimable physionomie de M. Knightley elle aurait en face d’elle à dîner le visage grave de son beau-frère. Par la suite les événements prirent une tournure plus favorable ; M. John Knightley arriva, mais M. Weston fut inopinément appelé à Londres le jour du dîner. Le nombre des convives se trouva donc réduit à celui du début. La bonne humeur de son père, la présence de ses petits neveux et surtout la résignation philosophique de M. John Knightley ne tardèrent pas à dissiper les regrets d’Emma. À l’heure dite les invités étaient réunis. M. John Knightley parut s’appliquer à se rendre aimable dès le début : au lieu d’attirer son frère dans l’embrasure d’une fenêtre, il se mit à parler avec Mlle Fairfax : il l’avait rencontrée, en rentrant de la promenade avec ses petits garçons ; la pluie commençait à tomber et il s’informa si elle avait été mouillée : – J’espère, dit-il, que vous ne vous êtes pas aventurée loin, Mlle Fairfax, ce matin ; vous êtes sans doute retournée sur vos pas ? – Je n’ai été qu’à la poste, dit-elle, et je suis rentrée avant l’averse. C’est ma course quotidienne ; je vais toujours chercher les lettres quand je suis ici. J’ai ainsi une raison pour sortir ; la marche avant le déjeuner me fait du bien. – Pas sous la pluie pourtant ! – Non ! Mais il ne pleuvait pas véritablement quand je suis sortie. M. John Knightley sourit et reprit : – Vous voulez dire que voue étiez résolue à prendre l’air, car vous ne vous trouviez pas à six mètres de votre porte et les garçons avaient renoncé depuis longtemps à compter les gouttes de pluie ! La poste exerce une grande attraction à une certaine période de l’existence ; mais, quand vous aurez mon âge, vous n’affronterez plus le mauvais temps pour aller chercher des lettres, elles ne valent jamais le dérangement. Elle rougit un peu et répondit : Je n’ai pas le droit d’espérer passer ma vie au milieu de ceux qui me sont le plus chers et, en conséquence, je ne prévois pas que les années puissent me rendre indifférente à ma correspondance. – Ce n’est pas de l’indifférence que je ressens pour les lettres, c’est une véritable aversion. – Vous pensez aux lettres d’affaires ; en l’occurrence, il s’agit d’amitié. – Je préfère les premières ; parfois elles contiennent de l’argent ! – Ah ! Vous ne parlez pas sérieusement. Je connais trop bien M. John Knightley et je suis sûre qu’il sait apprécier la valeur de l’amitié. D’autre part si les lettres ont peu d’intérêt pour vous, ce n’est pas à la différence de nos âges mais bien à celle de nos situations qu’il faut attribuer la divergence de nos opinions ; tous ceux que vous aimez sont continuellement à votre portée ; moi au contraire je serai sans doute appelée à vivre au milieu d’étrangers ; j’ai donc toutes les raisons du monde de supposer que je prendrai longtemps encore, avec plaisir, le chemin du bureau de poste. – En faisant allusion au changement probable de vos idées sur ce point particulier, j’escomptais les modifications que l’avenir doit apporter à votre position sociale. Dans dix ans – permettez à un vieil ami de parler en toute liberté – vous aurez près de vous des êtres sur lesquels vous concentrerez vos affections. Jane Fairfax répondit par un aimable merci et s’efforça de prendre la prophétie en riant, mais le tremblement de ses lèvres et ses yeux humides trahissaient son émotion. À ce moment M. Woodhouse s’approcha d’elle après avoir, selon son habitude, fait le tour du salon. – Je suis fâché d’apprendre, dit-il, Mlle Fairfax, que vous êtes sortie ce matin par la pluie. Les jeunes filles sont des plantes délicates : elles doivent avoir soin de leur santé et de leur teint. Ma chère, avez-vous changé vos bas ? – Oui, Monsieur, immédiatement. Je vous suis très reconnaissante de votre aimable sollicitude. – Ma chère Mlle Fairfax, comment ne prendrait-on intérêt à une aussi gracieuse personne ? J’espère que votre excellente grand’mère et votre tante vont bien ; ce sont de très vieilles amies à moi. Je regrette que mon état de santé ne me permette pas de me montrer un meilleur voisin. Vous nous faites un grand honneur aujourd’hui ; ma fille et moi, sommes tous deux très heureux de vous voir à Hartfield. Son devoir accompli, l’affable vieillard reprit sa place, avec le sentiment de s’être efforcé de mettre toutes les dames à leur aise. Peu après, l’histoire de la promenade arriva aux oreilles de Mme Elton et celle-ci commença aussitôt ses remontrances. – Ma chère Jane, qu’est-ce que j’entends ? Vous avez été à la poste par la pluie ! Comment avez-vous pu faire une si grave imprudence ? Jane donna très patiemment l’assurance qu’elle n’avait pas pris froid. – Ce n’est pas une excuse. Mme Weston avez-vous jamais entendu parler d’une pareille conduite ? Il nous faut absolument intervenir, vous et moi, d’autorité. – Je suis tentée de donner mon avis à mon tour, dit Mme Weston avec bonté. Sujette comme vous l’êtes, Mademoiselle Fairfax, à attraper de gros rhumes, vous devriez être particulièrement prudente à cette saison de l’année. Il vaudrait mieux attendre une heure ou deux ou même une demi-journée pour vos lettres que de vous exposer à prendre froid. Vous êtes beaucoup trop raisonnable pour courir ce risque une seconde fois. – Oh ! Elle ne recommencera pas, reprit Mme Elton. J’ai trouvé une solution : l’homme qui va chercher nos lettres tous les matins – c’est un de nos domestiques, mais je ne me rappelle pas son nom – demandera les siennes et les lui apportera ; de cette façon toutes les difficultés seront aplanies. Vous n’aurez pas de scrupule, je pense, ma chère Jane, à accepter ce petit service, venant de moi ? – Vous êtes extrêmement bonne, répondit Jane, mais je ne puis pas renoncer à ma promenade du matin. Il m’est ordonné de sortir le plus possible ; le bureau de poste est un but de promenade ; du reste, il pleut rarement. – Ma chère Jane, n’en parlons plus : la chose est décidée, sous réserve pourtant de mon seigneur et maître. Mme Weston, vous et moi, n’est-il pas vrai ? sommes tenues à une certaine circonspection. Mais je me flatte, ma chère Jane, que mon influence n’est pas tout à fait nulle. – Excusez-moi, reprit Jane, mais je ne puis en aucune façon souscrire à un arrangement qui causerait une perte de temps aussi inutile à votre valet de pied. Si cette commission n’était pas un plaisir pour moi, rien ne serait plus facile que de la confier – comme cela a lieu pendant mon absence – à la domestique de ma grand’mère. – Mais, ma chère, Patty est si occupée ! Donner de l’ouvrage à nos domestiques, c’est, au contraire, faire œuvre pie ! La résolution de Jane ne paraissait nullement ébranlée, mais au lieu de répondre, elle se tourna vers John Knightley et reprit l’entretien interrompu : – La poste est une merveilleuse institution, dit-elle, quelle régularité et quelle rapidité ! On reste confondu à la pensée des multiples services qui lui incombent et dont elle se décharge à notre satisfaction. – Certainement ; tout est fort bien réglé. – Parmi les innombrables lettres qui circulent dans le royaume, fort peu prennent une fausse direction et peut-être pas une, sur un million, ne se perd. C’est d’autant plus surprenant que les suscriptions informes ou peu lisibles abondent. – L’habitude facilite la tâche des employés ; à dire vrai, ils sont payés pour être perspicaces, c’est le secret de leur compétence. Le public fait les frais et entend être bien servi. À ce moment, la conversation devint générale et le sujet des différentes écritures fut discuté. – J’ai remarqué, dit John Knightley que, dans une famille – les filles surtout – acquièrent généralement le même type d’écriture. Isabelle et Emma, par exemple, écrivent d’une façon identique. – Oui, répondit son frère avec hésitation, il y a une ressemblance ; je vois ce que vous voulez dire, mais l’écriture d’Emma est plus ferme. – Isabelle et Emma écrivent toutes les deux parfaitement, dit M. Woodhouse, et la pauvre Mme Weston a également une écriture très élégante, ajouta-t-il en se tournant vers cette dernière avec un soupir de regret. – Pour ma part, commença Emma, je n’ai jamais vu une écriture d’homme… Ce discours était adressé à Mme Weston, mais celle-ci était occupée à parler à son voisin, et Emma dut interrompre sa phrase. Pendant cette pause, elle eut le temps de réfléchir : – Allons, pensa-t-elle, voici l’occasion de mettre Frank Churchill sur la sellette ; suis-je capable de prononcer son nom simplement, devant tout le monde ? Devrai-je, au contraire, recourir à une périphrase : « Votre ami du Yorkshire, votre correspondant d’Enscombe, par exemple. » J’agirais ainsi, je crois, si mon cœur était en jeu ; mais ce n’est pas le cas, car je n’éprouve pas la moindre gêne. » Aussitôt que Mme Weston eut retrouvé sa liberté, Emma reprit : – M. Frank Churchill a une des plus belles écritures masculines que je connaisse. – Je ne l’admire pas, repartit M. Knightley, elle est trop menue, presque féminine. Emma ni Mme Weston ne voulurent admettre cette condamnation. La première répondit : – À mon avis, l’écriture en question ne manque aucunement de force ; elle est fine, mais très nette et d’une jolie allure. Si nous étions dans l’autre salon où se trouve mon bureau, je pourrais fournir un spécimen à l’appui de mon dire. J’ai une lettre écrite de la main de M. Frank Churchill. Ne vous rappelez-vous pas Mme Weston vous être un jour servie de lui comme secrétaire ? – Dites plutôt que Frank a tenu à prendre cette qualité. – Quoi qu’il en soit, j’ai la lettre et je la montrerai après dîner pour convaincre M. Knightley. – C’est là un document qui me paraît peu probant, reprit sèchement M. Knightley, le jeune homme a dû apporter à la rédaction du billet qui vous était destiné, un soin particulier ; dans cette condition toute spontanéité disparaît et l’interprétation graphique ne peut donner aucun résultat ! Le dîner fut annoncé. Mme Elton se leva aussitôt et sans laisser à M. Woodhouse le temps de s’approcher d’elle pour lui demander l’autorisation de la conduire dans la salle à manger, elle dit : – Dois-je marcher la première ? Je suis honteuse de toujours montrer le chemin ! L’inébranlable résolution avec laquelle Jane Fairfax avait défendu sa prérogative d’aller elle-même chercher ses lettres à la poste n’avait pas échappé à Emma. Celleci aurait voulu savoir si la promenade du matin avait eu un résultat. Il lui semblait probable en effet que le mauvais temps n’aurait pas été si délibérément affronté sans la certitude de trouver une lettre attendue avec impatience. Cette supposition se trouvait confirmée par l’apparence de Jane ; la physionomie de la jeune fille respirait la satisfaction, son teint éblouissant témoignait d’une santé raffermie, son humeur enjouée d’une animation exceptionnelle. Emma aurait pu pour s’éclairer demander au moment opportun quelques informations concernant le service de la malle d’Irlande – la question lui brûlait les lèvres – mais elle avait fait l’effort de garder le silence. Pour passer dans la salle à manger, les deux jeunes filles fermèrent la marche en se donnant le bras, avec un semblant de cordialité qui seyait à merveille à leur beauté respective. Quand les dames rentrèrent au salon, après dîner, Emma s’aperçut qu’il était presque impossible d’empêcher la formation de deux groupes distincts, tant Mme Elton apportait de persévérance à se montrer mal élevée en se consacrant à Jane Fairfax : celle-ci s’efforçait, mais en vain, d’échapper à cet accaparement. Il ne restait à Emma et à Mme Weston d’autre alternative que de causer entre elles ou de se taire. Pendant ce temps Mme Elton entretenait Mlle Fairfax à voix basse, pas assez basse néanmoins pour empêcher Emma d’entendre les principaux points de leur conversation : après une nouvelle allusion au bureau de poste, aux lettres et aux remèdes suggérés par l’amitié, Mme Elton aborda un sujet inédit qui ne devait pas du reste être plus agréable à son interlocutrice : – Avez-vous entendu parler, ma chère Jane, d’une situation convenable ? Nous voici déjà en avril ; je commence à être tout à fait préoccupée à votre sujet. Le mois de juin approche. – Mais je n’ai pas fixé le mois de juin ; je n’ai fait que parler de l’été comme l’époque probable de ma décision. – N’avez-vous vraiment aucune indication ? – Je n’ai même pas tenté la moindre démarche. – Oh ! ma chère, nous ne pouvons pas commencer trop tôt nos investigations ; vous ne vous rendez pas bien compte des difficultés qui nous attendent. Avez-vous pensé aux nombreuses conditions qui doivent se trouver réunies ? – Je puis vous donner l’assurance, ma chère Madame Elton, que j’ai envisagé le problème sous toutes ses faces. – Mais vous ne connaissez pas le monde comme moi. Vous ne savez pas combien il y a de candidates pour les situations de premier ordre. J’en ai eu la preuve pendant un de mes séjours à Maple Grove : une cousine de Mme Suckling, Mme Bragge, qui cherchait une gouvernante, reçut une quantité incroyable de demandes. Cette dame, bien entendu, appartient à la meilleure société. Je ne vous citerai qu’un fait ; on se sert de bougies de cire dans la salle d’étude ! Vous pouvez imaginer, d’après ce détail, quel sort enviable attendait l’élue ! De toutes les maisons du royaume, celle de Mme Bragge est celle où je préférerais vous voir. – Le colonel et Mme Campbell doivent rentrer en ville vers le milieu de l’été et j’irai les rejoindre. À cette époque il est possible que je sois disposée à m’occuper de cette question, mais je ne désire pas que vous vous donniez la peine de prendre des informations pour le moment. – Oui, je connais vos scrupules de discrétion ; pourtant les Campbell eux-mêmes ne peuvent pas ressentir beaucoup plus d’intérêt pour vous que je n’en éprouve. Je compte écrire à Mme Partridge d’ici un jour ou deux et lui donnerai mandat de se tenir continuellement à l’affût et de me mettre au courant. – Je vous remercie mille fois, mais je préférerais que vous ne fissiez pas allusion à moi. – Votre inexpérience m’amuse, ma chère enfant. Une situation comme celle à laquelle vous avez droit ne se rencontre pas tous les jours ; il nous faut dès à présent poser nos premiers jalons. – Excusez-moi, Madame, mais ce n’est en aucune façon mon intention ; je ne veux rien faire moi-même et je souhaite que mes amis observent la même réserve. Le moment venu, je ne crains pas de rester longtemps inoccupée. Il y a à Londres des bureaux de placement où les offres et les demandes sont centralisées ; on vend là, je ne dirai pas la chair, mais l’intelligence humaine. – Ah ! Jane ! Vous me choquez tout à fait. Si votre intention est de critiquer la traite des noirs, je puis vous assurer que M. Suckling a toujours été plutôt partisan de l’abolition. – Je ne pensais pas à l’esclavage, reprit Jane, mais seulement au commerce des gouvernantes. Je ne voudrais pas établir de comparaison entre les deux trafics, du moins en ce qui concerne le degré de culpabilité des tenanciers, mais je ne sais trop dans quelle catégorie les victimes sont le plus à plaindre ! En somme, je voulais simplement dire qu’il y a des agences où je trouverai tous les renseignements utiles. – Je sais combien vous êtes modeste, reprit Mme Elton, aussi appartient-il à vos amis de vous maintenir à votre rang. Vous ne pouvez frayer qu’avec des gens du monde, ayant les moyens de s’entourer de toutes les élégances de la vie. – Vous êtes bien aimable, mais je suis fort indifférente à ce genre de considérations ; je ne tiens pas essentiellement à être chez des personnes très riches ; mes mortifications n’en seraient que plus grandes. Ma seule ambition est d’être admise dans une famille de gens bien élevés. – Je ne me déclarerais pas aussi facilement satisfaite et je suis sûre que les excellents Campbell seront de mon côté. Vos talents vous donnent le droit de prétendre à un emploi de premier ordre. Vos connaissances en musique seules vous permettraient de dicter vos conditions ; vous devez avoir plusieurs chambres à votre disposition et garder la latitude de prendre part à la vie de famille dans la mesure que vous jugerez agréable. Pourtant je ne suis pas sûre… si vous saviez toucher de la harpe vous pourriez tout exiger… mais d’autre part la perfection de votre chant compensera cette lacune. Je vous prédis que vous obtiendrez bientôt un établissement conforme à votre mérite et présentant toutes les garanties d’honorabilité, de confort, d’agrément. Les Campbell et moi n’auront de repos qu’à ce prix. – Ne croyez-vous pas, ma chère Madame Elton, que dans les proportions du mélange la dose d’agrément se trouvera singulièrement réduite ? Je vous suis très reconnaissante néanmoins, mais je désire que rien ne soit tenté avant l’été. Pour deux ou trois mois encore, je resterai indépendante, dans la maison de ma grand’mère à Highbury. – Et moi je suis décidée à me servir de mes amis afin de ne laisser échapper aucune occasion à votre avantage.
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