II. UN FONCTIONNAIRE-1

2026 Words
II. UN FONCTIONNAIRE Il y avait déjà quatre ou cinq mois que ces Lorie habitaient la maison, et dans la rue du Val-de-Grâce, une rue de province avec ses commérages au pas des portes, ses murs de couvent dépassés de grands arbres, sa chaussée où les chiens, les chats, les pigeons s’ébattent sans peur des voitures, l’émoi de curiosité causé par l’installation de cette étrange famille n’était pas encore apaisé. Un matin d’octobre, sous la pluie battante, un vrai jour de déménagement, on les avait vus arriver ; le monsieur, long, tout en noir, un crêpe au chapeau, et, quoique jeune encore, vieilli par son air sérieux, une bouche serrée entre des favoris administratifs. Avec lui deux enfants, un garçon d’une douzaine d’années, coiffé d’une casquette de marine à ancre et à ganse dorées, et une petite fille que tenait par la main la bonne en coiffe berrichonne, tout en noir, elle aussi, et brûlée par le soleil comme ses maîtres. Un camion de chemin de fer les suivit de près, chargé de caisses, de malles, de ballots empilés. « Et les meubles ? » demanda la concierge installant ses locataires. La Berrichonne répondit, très calme « Y en a pas… », et, comme le trimestre était payé d’avance, il fallut se contenter de ce renseignement. Où couchaient-ils ? Sur quoi mangeait-on ? Et pour s’asseoir ? Autant d’énigmes difficiles à éclaircir ; car la porte s’entrebâillait à peine, et si les croisées n’avaient pas de rideaux, leurs volets pleins restaient toujours tirés sur la rue et sur le jardin. Ce n’est pas du monsieur, sévère et fermé jusqu’au menton dans sa longue redingote, qu’on pouvait espérer quelque détail ; d’ailleurs, il n’était jamais là, s’en allait le matin fort affairé, une serviette en cuir sous le bras, et ne rentrait qu’à la nuit. Quant à la grande et forte fille à tournure de nourrice qui les servait, elle avait un certain coup de jupe de côté, une façon brusque de tourner le dos aux indiscrétions, qui tenait le monde à distance. Dehors, le garçon marchait devant elle, la petite, cramponnée à sa robe ; et lorsqu’elle allait au lavoir, un paquet de linge sur sa hanche robuste, elle enfermait les enfants à double verrou. Ces gens-là ne recevaient jamais de visites ; seulement deux ou trois fois la semaine, un petit homme coiffé d’un chapeau de paille noire, espèce de marinier, rôdeur du bord de l’eau, avec des yeux vifs dans un teint de jaunisse, et toujours un grand panier à la main. En somme, on ne savait rien sur eux, sinon que le monsieur s’appelait Lorie-Dufresne, comme le témoignait une carte de visite clouée à la porte : 1 tout ceci raturé d’un trait de plume, mais incomplètement, comme à regret. Il venait en effet d’être révoqué, et voici dans quelles circonstances. Nommé en Algérie vers la fin de l’Empire, Lorie-Dufresne avait dû à son éloignement d’être maintenu sous le nouveau régime. Sans convictions bien solides du reste, comme la plupart de nos fonctionnaires, et tout disposé à donner à la République les mêmes preuves de zèle qu’à l’Empire, pourvu qu’on lui conservât son poste. La vie à bon marché dans un pays admirable, un palais pour sous-préfecture avec des jardins d’orangers et de bananiers en terrasse sur la mer, à ses ordres un peuple de chaouchs, des spahis dont les longs manteaux rouges s’envolaient sur un geste, ouverts et allumés comme des ailes de flamants, chevaux de selle et de trait fournis par l’État à cause des grandes distances à parcourir, voyons, tout cela valait bien quelques sacrifices d’opinion. Maintenu le Seize-Mai, Lorie ne vit sa position menacée qu’après le départ de Mac-Mahon ; mais il échappa encore, grâce à son nouveau préfet, M. Chemineau. Ce Chemineau, un ancien avoué de Bourges, futé et froid, très souple, de dix ans plus vieux que lui, avait été pour Lorie-Dufresne, alors conseiller de préfecture, ce type idéal que les jeunes gens adoptent en commençant la vie et sur lequel ils se façonnent presque à leur insu, à l’âge où il faut toujours copier quelque chose ou quelqu’un. Il grima sa jolie figure sur la sienne, lui prit ses airs gourmés, finauds, son sourire discret, la coupe de ses favoris et jusqu’au sautillement de son binocle au bout du doigt. Longtemps après, lorsqu’ils se retrouvèrent en Algérie, Chemineau crut revoir l’image de sa jeunesse, mais avec quelque chose de naïf et d’ouvert dans le regard, que M. le préfet n’avait jamais eu ; et c’est à cette ressemblance toute flatteuse que Lorie dut sans doute la protection de ce vieux garçon, aussi sec, aussi craquant et inexorable que le papier timbré sur lequel il grossoyait autrefois ses procédures. Malheureusement, après quelques années de Cherchell, M me Lorie tomba malade ; une de ces cruelles blessures de femmes qui les frappent aux sources mêmes de la vie, et que développe vite ce climat excessif où tout pousse et fermente terriblement. Sous peine de mourir en quelques mois, il fallait revenir en France, dans une humidité d’atmosphère qui pourrait prolonger longtemps, sauver même cette existence si précieuse à toute une famille. Lorie voulait demander son changement, le préfet l’en empêcha. Le ministère l’oubliait ; écrire, c’était tendre le cou. « Patientez encore… Quand je passerai l’eau, je vous la ferai passer avec moi. » La pauvre femme partit seule, et vint s’abriter à Amboise, en Touraine, chez des cousins éloignés. Elle ne put même emmener ses enfants, les vieux Gailleton n’en ayant jamais eu, les détestant, les craignant dans leur maison étroite et proprette, à l’égal d’une nuée de sauterelles ou de toute autre horde malfaisante. Il fallut bien se résigner à la séparation ; l’occasion était trop belle de ce séjour sous un ciel merveilleux, avec un semblant de famille, la pension moins chère que dans un hôtel. D’ailleurs, ils n’en auraient pas pour longtemps, Chemineau n’étant pas homme à moisir en Algérie. « Et je passerai l’eau avec lui… », disait Lorie-Dufresne qui ramassait les mots de son chef. Des mois se passèrent ainsi ; et la malade se désespérait, sans mari, sans enfants, livrée aux taquineries idiotes de ses hôtes, aux sourds lancinements de son mal. C’était, de semaine en semaine, des lettres déchirantes, une plainte toujours la même, « mon mari…, mes enfants… », qui traversait la mer et faisait chaque jeudi, jour du courrier, trembler jusqu’à la pointe de ses favoris le pauvre sous-préfet guettant à la longue-vue du cercle le paquebot qui venait de France. À un dernier appel, plus navrant que les autres, il prit un grand parti, s’embarqua pour aller voir le ministre, une démarche lui paraissant en ce cas moins dangereuse qu’une lettre. Au moins on parle, on se défend ; et puis il est toujours plus facile de signer de loin un arrêt de mort que de le prononcer en face du condamné. Lorie avait raisonné juste. Par hasard, ce ministre était un brave homme que la politique n’avait pas encore gelé jusqu’au ventre et qui s’émut à cette petite histoire de famille égarée parmi son tas de paperasses ambitieuses. « Retournez à Cherchell, mon cher monsieur Lorie… Au premier mouvement, votre affaire est sûre. » S’il était content, le sous-préfet, en franchissant la grille de la place Beauvau, en sautant dans le fiacre qui le conduisait à la gare pour l’express de Touraine ! L’arrivée chez les Gailleton fut moins gaie. Sa femme l’accueillit de sa chaise longue qu’elle ne quittait plus, passant tristement ses journées à regarder devant elle la grosse tour du château d’Amboise, dont la rondeur massive et noire s’étalait en face de sa tristesse de captive. Depuis quelque temps, elle n’habitait plus la maison des Gailleton, mais à côté, chez leurs « closiers » chargés de conduire le vignoble qui joignait le jardin. La maladie s’aggravant, M me Gailleton avait craint pour son carreau et son meuble le va-et-vient des soins, les tisanes qui poissent, l’huile de la veilleuse. C’est que, de l’aube à la nuit, la vieille femme ne quittait son plumeau, sa brosse, le morceau de cire, menait une existence de frotteur, toujours soufflant, dépeignée, à quatre pattes dans un hideux jupon vert, à entretenir sa chère maison, vrai type de la petite propriété tourangelle, toute blanche et coquette, avec la cocarde rouge d’un géranium à chaque fenêtre. Pour son jardin, l’homme était presque aussi féroce ; et menant le sous-préfet vers sa malade, il lui faisait admirer l’alignement militaire des bordures, toutes les fleurs aussi luisantes que si le plumeau de madame y avait passé : « Et vous comprenez bien, cousin, que des enfants par ici, ça n’aurait pas fait l’affaire… Mais nous voici chez la cousine… Vous allez la trouver changée. » Oh ! oui, et bien pâle, et les joues bien creuses, comme travaillées au couteau, et son pauvre corps de blessée se devinant diminué et difforme sous la longue robe flottante ; mais Lorie ne s’aperçut pas de cela tout de suite, car la joie de voir entrer son cher mari l’avait faite aussi rose, aussi jeune et vivante qu’à ses vingt ans. Quelle étreinte, lorsqu’ils furent seuls, le Gailleton retourné à son jardinage. Enfin, elle l’avait là, elle le tenait, elle ne mourrait pas sans en embrasser un. Et les enfants, Maurice, Fanny ? Sylvanire, leur bonne, en avait-elle bien soin ? Ils devaient être grandis. Cette méchanceté, pourtant, de ne pas lui permettre au moins sa petite Fanny. Puis de tout près, bien bas, à cause du râteau de Gailleton qui grinçait sous la fenêtre : « Oh ! emmène-moi, emmène-moi… Si tu savais comme je m’ennuie là, toute seule, comme cette grosse tour m’étouffe ! Il me semble que c’est elle qui m’empêche de vous voir. » Et l’égoïsme tatillon de ces vieux maniaques, leur effarement quand la pension arrivait un jour en retard, le sucre, le pain qu’on lui comptait, les gros doigts de la « closière » qui lui faisaient mal en la portant sur son lit, elle racontait tout, dégonflait les rancœurs de son chagrin d’une année. Lorie l’apaisait, la raisonnait de son air grave, mais au fond bien remué, bien navré, répétait la parole rassurante du ministre : « Au premier mouvement… » et depuis quelque temps, Dieu sait que les mouvements ne sont pas rares. Dans un mois, dans huit jours, peut-être demain, sa nomination serait à l’ Officiel. Alors de beaux projets d’installation, tout un mirage de bonheur, de santé, d’avancement, de fortune, comme savait en imaginer ce chimérique fourvoyé dans l’administration, qui n’avait pris à Chemineau que sa bouche rase et son masque important. Et elle l’écoutait, la tête sur son épaule, se berçait, demandait à croire malgré les coups sourds du mal qui la travaillait. Le lendemain, par un de ces matins clairs et légers des bords de la Loire, ils déjeunaient, la fenêtre ouverte, la malade encore au lit, les portraits des enfants devant elle, quand l’escalier de bois de la maison paysanne craqua sous le pas à gros clous du cousin. Il tenait à la main l’ Officiel qu’il recevait par une habitude d’ancien greffier au tribunal de commerce et qu’il lisait respectueusement de la première à la dernière ligne : « Eh bien ! le mouvement a eu lieu… Vous êtes révoqué. » Il dit cela brutalement, n’ayant déjà plus sa déférence de la veille pour l’employé supérieur de l’État. Lorie saisit le journal, le lâcha tout de suite pour courir à sa femme dont la figure avait pris une couleur terreuse d’agonie : « Mais non, mais non… ils se sont trompés… c’est une erreur. » L’express allait passer. En quatre heures, il serait au ministère, et tout s’expliquerait. Mais à la voir si changée, la mort sur les joues, il s’effraya, voulut attendre la visite du médecin. « Non… Va-t-en tout de suite… » Et pour le décider, elle jurait qu’elle se sentait mieux, l’étreignait au départ, d’une grande force, avec des bras dont la vigueur le rassura un peu. Ce jour-là, Lorie-Dufresne arriva trop tard place Beauvau. Le lendemain, Son Excellence ne recevait pas. Introduit le troisième jour, après deux heures d’attente, il se trouva en présence, non du ministre, mais de Chemineau, installé, en jaquette, tout à fait chez lui. « Eh ! oui, mon bon, c’est moi… Dans la place !… Depuis ce matin… Vous y seriez aussi si vous m’aviez écouté… Mais non, vous préfériez venir vous faire fendre l’oreille… Ça vous apprendra… – Mais je croyais… on m’avait promis… – Le ministre a eu la main forcée. Vous étiez le dernier sous-préfet du Seize-Mai… vous venez dire : Je suis là… Alors ! » Ils se tenaient debout, l’un devant l’autre, leurs grands favoris face à face, de même coupe et de même longueur, leurs deux binocles sautillant au bout du même doigt, mais avec la distance entre eux d’une copie à un tableau de maître. Lui pensait à sa femme, à ses enfants. C’était sa seule ressource, cette place. « Qu’est-ce qu’il faut faire ? » demanda-t-il tout bas en étranglant. Chemineau en eut presque pitié, l’engagea à venir de temps en temps au ministère. On lui avait donné la direction de la presse. Peut-être pourrait-il le prendre un jour dans les bureaux. Lorie rentra à l’hôtel, désespéré. Une dépêche l’y attendait, datée d’Amboise : « Venez vite… elle va mourir. » Mais il eut beau se presser, quelqu’un courut devant, qui allait encore bien plus vite ; et quand il arriva, sa femme était morte, morte seule, entre les deux Gailleton, loin de tout ce qu’elle aimait, avec l’angoisse du lendemain pour ces pauvres chers êtres dispersés. Ô politique sans entrailles !
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