II. UN FONCTIONNAIRE-2

1563 Words
La promesse de Chemineau le retenait à Paris. D’ailleurs, que serait-il allé faire en Afrique ? Ramener les enfants, la bonne s’en chargerait, et aussi de régler quelques petites notes, d’emballer les papiers personnels, les livres, les vêtements, puisque tout le reste, mobilier, linge, vaisselle, appartenait à l’État. Sylvanire méritait cette confiance ; au service de la famille depuis douze ans, alors que Lorie, nouvellement marié à Bourges, n’était encore que conseiller de préfecture, on l’avait prise comme nourrice du premier-né, quoiqu’elle sortît à peine de la triste aventure commune aux filles de campagne, séduite par un élève de l’école d’artillerie, puis laissée à la borne avec un enfant qui ne vécut pas. Pour une fois, cette charité humaine et simple eut sa récompense. Les Lorie eurent dans leur servante le dévouement naïf, absolu d’une robuste et belle fille, désormais à l’abri des surprises et dégoûtée de l’amour – ah ! ouiche, l’amour… un brancard et l’hôpital ; – très fière avec cela de servir quelqu’un du gouvernement, un maître en habit brodé et chapeau à claque. De cet air aisé, solide, qu’elle avait de faire toute chose, Sylvanire se débrouilla de ce grand voyage compliqué d’une liquidation plus difficile que Lorie ne l’imaginait, car les économies de la bonne y passèrent. À la sortie du wagon, quand elle émergea de la foule, tenant par la main les deux orphelins dans leur deuil tout neuf, il y eut un moment de grande émotion, un de ces poignants petits drames comme il s’en agite à toute heure dans les gares, parmi le fracas des brouettes, les bousculades du factage et de la douane. On veut se tenir devant le monde, surtout quand on a une belle paire de favoris à la Chemineau ; on affecte de s’occuper des détails matériels ; mais les larmes coulent tout de même, mouillent les mots les plus banals. « Et les bagages ? » demandait Lorie à Sylvanire en sanglotant ; et Sylvanire, encore plus émue, répondait qu’il y en avait trop, que Romain les enverrait par la pe… e… tite vite… e… sse. – « Oh ! alors, si… c’est Romain… » Il voulait dire : « ce sera certainement très bien fait… » Mais les larmes l’en empêchèrent. Les enfants, eux, ne pleuraient pas, tout étourdis de leur longue route, et puis trop jeunes encore pour savoir ce qu’ils avaient perdu et comme c’est triste de ne plus pouvoir dire « maman » à celle qui pardonne tout. Pauvres petits Algériens, que Paris leur sembla sinistre, passant de l’azur, du soleil, de la vie large de là-bas à une chambre d’hôtel au troisième, rue du Mail, noire du moisi de ses murs et de la pauvreté de ses meubles ! Puis le dîner de la table d’hôte où il ne fallait pas parler, toutes ces figures inconnues, et pour distraction quelques promenades sous un parapluie avec la bonne qui n’osait aller plus loin que la place des Victoires, de peur de perdre son chemin. Le père, pendant ce temps-là, courait à la recherche d’un emploi, en attendant d’entrer au ministère. Quel emploi ? Quand on a vécu vingt ans dans l’administration, on ne s’entend plus guère à faire autre chose, fatigué, banalisé par le ronflant et le vide de l’existence officielle. Personne ne savait mieux que lui tourner une lettre administrative, dans ce style arrondi, incolore, qui a horreur du mot propre, ne doit viser qu’à une chose : parler sans rien dire. Personne ne connaissait plus à fond le formulaire des salutations hiérarchiques, comment on écrit à un président de tribunal, à un évêque, un chef de corps, un « cher ancien camarade » ; et pour tenir haut le drapeau de l’administration en face de la magistrature, son irréconciliable ennemie, et pour la passion du bureau, de la paperasse, fiches, cartons verts, registres à souches, pour les visites d’après-midi à la présidente, à la générale, débiter debout – le dos à la cheminée, en écartant ses basques – toutes sortes de phrases enveloppées, jamais compromettantes, de façon à être avec chaleur de l’avis de tout le monde, louer brutalement, contredire avec douceur, le binocle en l’air : « Ah ! permettez… » ; pour présider au son de la musique et des tambours un conseil de révision, un comice agricole, une distribution de prix, citer un vers d’Horace, une malice de Montaigne, moduler son intonation selon qu’on s’adresse à des enfants, à des conscrits, des prêtres, des ouvriers, des bonnes sœurs, des gens de campagne, bref pour tous les clichés, poses et grimaces de la figuration administrative, Lorie-Dufresne n’avait de pareil que Chemineau. Mais à quoi tout cela lui servait-il maintenant ? Et n’était-ce pas terrible, à quarante ans, de n’avoir pour nourrir et vêtir ses enfants que des gestes d’estrade et des phrases creuses ? En attendant sa place au ministère, l’ex-sous-préfet en fut réduit à chercher du travail dans une agence de copies dramatiques. Ils étaient là une douzaine autour d’une grande table, à un entresol de la rue Montmartre, si obscur que le gaz y restait allumé tout le jour, écrivant sans se dire un mot, se connaissant à peine, dans un disparate d’hôpital ou d’asile de nuit ; mais tous des décavés, des faméliques aux yeux de fièvre, aux coudes râpés, sentant le pauvre ou même pis. Quelquefois parmi eux un ancien militaire, bien net, bien nourri, un ruban jaune à la boutonnière, venu pour gagner en quelques heures d’après-midi de quoi compléter sa petite pension de retraite. Et de la même ronde uniforme, sur du papier de même format, très lisse pour que la plume courût plus vite, ils copiaient sans relâche des drames, vaudevilles, opérettes, féeries, comédies, machinalement, comme le bœuf laboure, la tête basse et les yeux vides. Lorie, les premiers temps surtout, s’intéressait à sa besogne, s’amusait des mille intrigues bizarres défilant au bout de sa plume, et des cocasseries du vaudeville à surprises, et des péripéties du drame moderne avec son éternel adultère, accommodé à tous les piments. « Où vont-ils chercher tout ça ? » se disait-il parfois, effaré de tant de complications infinies en dehors des réalités communes. Ce qui le frappait aussi, c’était la quantité d’excellents repas que l’on fait dans les pièces, toujours du champagne, du homard, des pâtés de venaison, toujours des gens qui causent la bouche pleine, la serviette sous le menton ; et tout en transcrivant ces détails de mise en scène, lui déjeunait d’un croissant de deux sous qu’il émiettait honteusement au fond de sa poche. D’où il conclut que le théâtre et la vie sont des choses absolument différentes. À ce métier de copiste, Lorie se faisait des journées de trois ou quatre francs, qu’il aurait pu doubler en travaillant le soir chez lui, mais on ne confiait pas les manuscrits à domicile ; puis il y avait du chômage. Et Chemineau qui le remettait de jour en jour, et la note de l’hôtel qui enflait à faire peur, et les bagages qui arrivaient avec trois cents francs de frais de route… Trois cents francs de colis !… Il n’y voulait pas croire, mais s’expliqua ce chiffre invraisemblable, en voyant sous un hangar de Bercy cette rangée de caisses, de ballots, tous à son adresse. Dans l’impossibilité de faire un triage, Sylvanire avait tout raflé, défroques, paperasses, ce dont les ambulants de l’administration se débarrassent à chaque campement, tout ce qui s’était entassé chez le sous-préfet d’inutilités encombrantes en ses dix ans de séjour, bouquins de droit dépareillés, brochures sur l’alfa, l’eucalyptus, le phylloxera, toutes les robes de madame, – pauvre madame, – jusqu’à de vieux képis brodés, des poignées de nacre d’épées de parade, de quoi ouvrir une boutique de bric-à-brac " AU SOUS-PRÉFET DÉGOMMÉ », le tout solidement ficelé par Romain, cloué, cacheté, à l’abri des accidents de terre et de mer. Le moyen de remiser cela à l’hôtel ? Il fallut chercher un logement, dénicher ce petit rez-de-chaussée de la rue du Val-de-Grâce qui tenta le sous-préfet par le calme, l’aspect provincial de la maison et de la rue, le voisinage du Luxembourg où les enfants pourraient s’aérer. L’installation s’y fit gaiement. La joie des petits d’ouvrir les caisses, de retrouver des objets connus, leurs livres, la poupée de Fanny, l’établi de menuisier de Maurice. Après l’indifférence banale de l’hôtel, l’amusement d’un camp bohème ; tant de choses inutiles pour beaucoup d’autres qui manquaient, la bougie dans un vieux flacon à eau de Cologne, des journaux servant d’assiettes… On rit de bon cœur le premier soir ; et lorsque après un dîner léger, sur le pouce, les matelas déroulés, les caisses en tas, Lorie-Dufresne, avant de se coucher, promena solennellement la bougie sur cet intérieur de commissionnaire en marchandises, il eut un mot qui traduisait bien leur intime bien-être à tous : « C’est un peu dégarni, mais au moins nous sommes chez nous ! » Le lendemain, ce fut plus triste. Avec les frais de voiturage, l’avance du loyer, Lorie avait vu la fin de son argent, déjà fort entamé par la note des Gailleton, les voyages, le séjour à Paris et l’achat d’une petite concession dans le cimetière d’Amboise, oh ! toute petite, pour quelqu’un qui n’avait jamais tenu beaucoup de place. L’hiver approchait pourtant, un hiver comme il n’en existe pas en Algérie et pour lequel les enfants n’étaient équipés de vêtements ni de chaussures. Heureusement, il y avait Sylvanire. La brave fille suffisait à tout, allait au lavoir, taillait, raccommodait dans les débris d’autrefois, nettoyait les gants de monsieur, rafistolait son lorgnon avec du fil d’archal, car l’ancien fonctionnaire ne négligeait pas la tenue. C’est elle aussi qui trafiquait chez les marchands d’habits de la rue Monsieur-le-Prince, chez les bouquinistes de la rue de la Sorbonne, les vieux livres de droit, les brochures sur la viticulture, et, reliques encore plus précieuses, les habits de parade du sous-préfet, ses redingotes brodées d’argent fin. Une de ces défroques administratives, dont les marchands n’avaient pas voulu à cause de sa décrépitude, servait à Lorie de robe de chambre, économisait son unique vêtement de sortie ; et c’était quelque chose de le voir, grelottant et digne sous la loque à broderies, arpenter leur logement pour se réchauffer, tandis que Sylvanire s’usait les yeux à la lueur d’une bougie et que les enfants dormaient dans des caisses d’emballage transformées en couchettes, afin de leur éviter le froid du carreau. Non, jamais, dans les pièces qu’il copiait, si bizarres pourtant, si extraordinaires, Lorie-Dufresne n’avait rien vu d’aussi extravagant.
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