Chapitre 3
Kerlaouen. Un gros bourg endormi autour de son église en cette fin d’après-midi de fin d’hiver. Un soleil rasant éclairait les vieilles pierres de la chapelle Sainte-Anne dont la flèche de granit doré par le lichen se découpait sur le ciel noir.
De méchantes rafales d’un vent d’est glacé et pénétrant avaient secoué la Twingo sur la route bordée, à perte de vue, de champs dénudés. La récolte de choux-fleurs et d’artichauts avait été faite.
Des plaques de boue déposées par les tracteurs sur le bitume rendaient la chaussée glissante et dangereuse.
Mary arrêta la petite voiture sur le parking près de l’église. Il n’y avait pas foule. Une camionnette d’artisan électricien — c’était écrit sur la carrosserie — et une autre Twingo, rouge celle-là, portant le caducée « infirmière » sur le pare-brise étaient les seuls véhicules stationnés là.
« Et maintenant? », se demanda Mary.
C’était toujours le moment difficile où l’on arrive dans un pays inconnu avec une mission précise et où on se pose la grande question: par quel bout va-t-on commencer?
Une cloche sonna cinq heures sur un tempo si lent qu’on eût dit un glas. Un tracteur passa en pétaradant et en crachant un épais nuage de fumée noire, traînant à grand bruit une remorque vide; un énorme camion semi-remorque passa au ralenti, le chauffeur semblait chercher sa route.
Face à l’église les bistrots se touchaient.
« Je pourrais toujours aller prendre un café », se dit Mary Lester.
Une femme apparut, une mallette à bout de bras. Sous son imperméable on apercevait une blouse blanche. Elle ouvrit la porte de la Twingo rouge et déposa sa mallette sur le siège passager. Mary s’approcha.
— Bonjour…
La femme la fixa d’un air suspicieux. C’était une solide quinquagénaire au visage sérieux. Elle fixa Mary comme si elle la soupçonnait d’être porteuse du virus Ebola ou de quelque autre microbe pernicieux. À force de côtoyer la maladie… Néanmoins elle finit par laisser tomber:
— Bonjour…
— Peut-être pourrez-vous me renseigner, dit Mary. Je cherche un logement pour la nuit et je ne vois pas d’hôtel.
— C’est qu’ils sont tous fermés à cette époque de l’année, dit l’infirmière. Il faudra, je le crains, retourner vers Lannilis, Lesneven et peut-être même à Brest…
— À Brest! s’exclama Mary.
— Ce n’est pas si loin dit la femme. À moins que…
— À moins que quoi?
— En chambre d’hôte, ça vous irait?
— Tout à fait, dit Mary.
L’infirmière forma un numéro sur son téléphone portable et demanda: « Allô, Louise? Ta chambre est disponible? »
Elle hocha la tête à plusieurs reprises en regardant Mary. Son interlocutrice avait dû lui demander pour qui c’était. Elle dit, laconique:
— Une jeune femme.
Puis elle écouta encore et demanda:
— Que faites-vous ici?
— Je suis photographe, dit Mary.
— Photographe, dit l’infirmière dans l’appareil.
Puis elle hocha la tête à deux ou trois reprises et coupa la communication.
Elle sortit de sa voiture et déplia un plan en le plaquant de la main sur son capot pour qu’il ne s’envole pas avec le vent.
— Nous sommes ici, dit-elle, vous allez prendre la route de Meznam et, ensuite, c’est le troisième chemin à droite. Vous verrez une barrière bleue portant une inscription blanche: Ker Louise, c’est le nom du lieu. La maison est ancienne mais très bien tenue. Madame Morvan vous attendra sur le pas de la porte. Vous ne pouvez pas vous tromper.
Mary la remercia chaleureusement et suivit le chemin indiqué. Après quelques centaines de mètres parcourus au ralenti, elle aperçut une dame aux cheveux blancs qui se tenait sur le seuil de sa porte, frileusement enveloppée dans un châle de laine mauve. Sa silhouette un peu voûtée évoquait celle d’un échassier malade. Perchée sur deux pattes maigres fichées tels des bâtons habillés de laine dans des sabots de bois épais comme des bûches, elle scrutait la route telle une sœur Anne du troisième âge, recroquevillée sur elle-même, ses deux bras croisés sur sa poitrine creuse. La Twingo s’arrêta, Mary en sortit:
— Madame Morvan?
— Oui, dit la vieille dame.
Elle regardait Mary avec une sorte d’appréhension. Mary lui sourit largement en lui tendant la main:
— Mary Lester. Je suis photographe et je cherche un gîte pour quelques jours.
— Quelques jours, s’exclama la dame, Gwénola m’avait dit pour la nuit.
— Je me suis mal exprimée, dit Mary. Cela vous pose un problème?
— Pas du tout, dit madame Morvan très vite, pas du tout… Mais en cette saison il y a peu de vacanciers.
Elle s’effaça:
— Entrez donc!
La salle, au sol carrelé de larges dalles de grès brun, était garnie de vieux meubles bretons sombres et austères. Cependant, devant la cheminée de pierre, il y avait un canapé et deux fauteuils couverts de cretonne fleurie qui rendaient la pièce plus accueillante.
Madame Morvan montra à Mary sa chambre située à l’étage. Un grenier, probablement aménagé depuis peu.
Elle s’excusa:
— Ce n’est pas très grand…
Mary lui sourit:
— Moi non plus, je ne suis pas très grande. Ça me plaît beaucoup, madame Morvan.
Attenant à la chambre il y avait un cabinet de toilette avec une cabine de douche et des WC.
— Parfait, dit Mary avec satisfaction.
Elle déposa son sac de voyage sur le lit.
— C’est deux cents francs la nuit, dit la logeuse.
Visiblement, elle ne s’était pas encore habituée à l’euro.
— Et pour le petit déjeuner… poursuivit-elle.
Elle s’interrompit et demanda:
— Mais peut-être que vous ne prendrez pas de petit déjeuner.
— Mais si! dit Mary. Je prends du café noir, du pain et du beurre.
— Comme moi, dit madame Morvan.
— Cependant, dit Mary, il va falloir que j’aille dîner. Je viens de Quimper et je n’ai rien pris depuis midi. Pouvez-vous me recommander un restaurant?
— Il faudra aller jusqu’à Lesneven, dit madame Morvan, il n’y a qu’un restaurant en hiver à Kerlaouen et il est fermé le soir.
— Lesneven? dit Mary contrariée, c’est assez loin. Si j’avais su…
Elle ne termina pas sa phrase, mais si elle avait su, en effet, elle aurait acheté deux sandwichs et ainsi elle n’aurait pas eu à ressortir.
— Si vous voulez, dit madame Morvan d’une voix hésitante, vous pouvez dîner avec moi. J’ai une soupe de légumes sur le feu et je peux vous faire une omelette.
— Ah, madame Morvan, dit Mary avec ferveur en joignant les mains, vous êtes une bénédiction! Je n’ai vraiment pas envie de courir jusqu’à Lesneven.
Le ciel, d’un mauve funèbre, s’assombrissait et il n’allait pas tarder à pleuvoir. Dieu, que la petite chambre paraissait accueillante!
Les lèvres minces de la veuve se retroussèrent en un sourire parcimonieux. On ne devait pas rigoler tous les jours dans cette carrée!
— Vous devriez rentrer votre voiture dans la cour, derrière, dit-elle.
— Pensez-vous qu’elle gêne sur la route? demanda Mary. Il passe beaucoup de monde?
— Non, dit la veuve en regardant Mary d’un air bizarre, mais on ne sait jamais.
Elle ne finit pas sa phrase. Mary se demande ce qu’on « ne sait jamais ». Parlait-elle de voleurs? de vandales? Ou alors peut-être ne voulait-elle pas que l’on sache, au village, qu’elle avait une pensionnaire. Ça ne devait pourtant pas être ça. Au village, tout se sait toujours. L’infirmière avait déjà dû en parler au cours de sa tournée.
Mary abandonna à plus tard la résolution de ce mystère et se gara dans une cour sablée bordée de hautes haies bien taillées. Elle dîna avec son hôtesse de manière tout à fait satisfaisante et la remercia mais non, elle ne souhaitait pas rester regarder la télévision, elle était fatiguée et n’avait qu’une envie, se coucher.
Elle regagna la petite chambre lambrissée de pin verni et s’allongea avec satisfaction. Le lit était juste comme elle aimait: pas trop mou. Elle se releva, fit une toilette sommaire et revint se coucher.
La lampe de chevet éclairait la pièce d’une douce lumière rose. Mary avait entrepris de lire les aventures de Napoléon Bonaparte, dit Bony, enquêteur australien qui opérait dans le bush. La littérature d’Arthur Upfield l’enchantait et son héros, ce métis courtois et perspicace, était un personnage bien attachant.
À travers le parquet, le bruit de la télévision se faisait entendre, troublant sa lecture. La veuve devait être un peu dure d’oreille alors elle forçait sur les décibels pour ne pas manquer l’essentiel des pensées bouillonnant sous le chapeau en zinc laqué de la maman « spirituelle » de toutes les « Miss » de France.
Agacée par le verbiage qui montait à travers le plancher, Mary abandonna sa lecture et mit sur ses oreilles les écouteurs de son baladeur. Et Mozart, le bon, l’excellent, le sublime Mozart, lui apporta la sérénité.
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Elle s’était endormie, les écouteurs aux oreilles et, lorsqu’elle se retourna, une gêne causée par l’appareil la réveilla. La maison était maintenant silencieuse. Madame Morvan avait dû aller se coucher.
Mary se leva et, pieds nus sur le plancher, elle ouvrit doucement la fenêtre de toit. Une fraîcheur tonique la fit frissonner. Devant ses yeux, jusqu’à la mer, la palud était obscure. Seule une lumière jaune brillait faiblement, en direction du village de Meznam.
Sur la gauche, un pinceau blanc balayait la mer avec une régularité de métronome et, çà et là, des feux luisaient, diamants fixes ou clignotants, émeraude, topaze et rubis jalonnant le grand livre de la nuit pour la sauvegarde des navigateurs.
À nouveau Mary frissonna. Elle referma la fenêtre et se recoucha. La télé s’était tue mais de temps en temps, la charpente de vieux bois craquait sans raison apparente, et l’escalier lui répondait sans que personne n’y mît le pied. La maison était-elle hantée?
Elle reprit son bouquin, lut quelques pages et se rendormit.