Dans le royaume désertique de Sahraïa, là où le vent caresse les dunes et les traditions dictent le rythme de la vie, s'élève Shamalia, capitale d'un pays à la fois ancien et fier. Le peuple sahraïen, au cœur battant de l'histoire, parle le Sahriya, une langue aux intonations douces et profondes, tissée d'arabe et de dialectes oubliés.
La monarchie y est constitutionnelle, certes, mais l'ombre des anciens continue de planer sur chaque décision importante. Le roi règne depuis son palais de Shamalia, mais ce sont les clans, dans les vallées reculées et les montagnes du sud, qui font et défont les règles de la vie quotidienne. Là-bas, l'économie repose encore sur la culture de la terre, les dattes, les olives, le commerce des épices, et l'élevage des bêtes.
Au creux d'une vallée rocheuse, encerclée par des montagnes nues et des oasis scintillantes, repose le village d'Azzan. À peine 800 âmes y vivent, dans un entrelacs de maisons en pierre séchée, de ruelles de sable et de silences ancestraux. Les femmes tissent des tapis au seuil de leurs portes, les hommes guident les troupeaux à l'aube, et le lévirat y est encore une coutume respectée. Le mariage ne se décide pas dans le cœur, mais dans les cercles familiaux, où les anciens ont le dernier mot.
C'est ici que vit la famille Naser, l'une des plus respectées d'Azzan. Saleema Raghidah, la mère, est veuve depuis des années. Droite, digne, toujours enveloppée dans un long voile sobre, elle veille sur ses deux fils comme sur des trésors. Sadid, l'aîné, est un homme de devoir. À 32 ans, il est marié à Faizah, une femme douce et réservée. Sadid travaille comme comptable dans la coopérative agricole du village, un poste qu'il honore avec sérieux et discrétion.
Son frère cadet, Kadir, a 30 ans. Plus rêveur, plus simple aussi, il est chauffeur de poids lourds internationaux. Depuis quatre mois, il sillonne les frontières avec son camion, transportant des marchandises entre Sahraïa, la Libye et l'Égypte. Sa présence manque, mais son retour est toujours un événement.
Et ce jour-là, enfin, il est revenu.
Dès que les roues poussiéreuses de son camion franchirent la barrière du village, les enfants crièrent son nom. À l'instant où il entra dans la cour familiale, Saleema, assise sous la tonnelle en feuilles de palmier, se leva d'un bond. Elle porta ses mains à sa bouche, puis poussa un cri de joie étouffé par l'émotion.
- Kadir... mon fils... mon fils est rentré !
Elle accourut vers lui comme une mère qui retrouvait un enfant perdu. Dans l'embrasure de la porte, Faizah apparut. Fine, voilée de beige, ses traits délicats encadrés par un hijab soigneusement ajusté, elle s'approcha avec un sourire réservé. Ses yeux, discrets, disaient toute la tendresse qu'elle éprouvait pour son beau-frère.
- Kadir... tu es là.
Des voix montèrent des ruelles. Les voisins, alertés par les éclats de joie, commencèrent à arriver. Les enfants couraient pieds nus vers la maison des Naser, et les femmes chuchotaient déjà que le fils de Saleema était enfin revenu. La nouvelle se propagea comme le feu sur les buissons secs. Le retour de Kadir, dans ce village où les départs sont longs et les silences lourds, était une fête.
Dans la foule qui commençait à s'amasser discrètement autour de la maison, une silhouette se tenait légèrement en retrait. Jaannah Sawdah, fine et élancée, observait la scène avec un sourire discret. Son foulard ivoire glissait lentement sur son épaule, révélant un visage doux, encadré de longues boucles noires. Elle n'osa pas s'approcher tout de suite. Le regard de Kadir, cependant, l'attrapa sans effort au milieu de la foule. Il y eut dans ses yeux quelque chose de simple, de sincère, presque enfantin.
Il s'avança vers elle.
- Jaannah...
Elle baissa les yeux, les joues légèrement rosées, puis releva doucement la tête.
- Tu as maigri, murmura-t-elle. Quatre mois c'est long.
Il rit légèrement, un rire timide, comme s'il n'avait plus l'habitude d'être regardé avec autant de douceur. Ses doigts effleurèrent furtivement les siens avant qu'il ne se détourne pour ne pas attirer l'attention.
De retour dans la cour, Saleema avait déjà ordonné que l'on prépare le thé. Le plateau d'argent fut sorti, les verres alignés avec soin. On entendait les sabots des chèvres dans l'enclos derrière, le bruissement des feuilles d'oasis sous le vent du soir, et les rires des enfants courant partout.
Faizah apporta un plateau de dattes et de gâteaux secs, qu'elle déposa avec grâce sur la natte étendue devant la maison. Elle parlait peu, comme toujours, mais ses gestes étaient tendres, précis. Elle salua Jaannah d'un regard, sans animosité, seulement une forme de respect.
Kadir s'assit en tailleur sur la natte, sa mère à sa droite, son frère Sadid arrivant enfin à ses côtés après avoir quitté la coopérative en hâte. Les deux frères échangèrent une longue étreinte. Sadid, plus rigide, plus réservé, avait pourtant les yeux brillants d'une fierté muette.
- Tu es revenu entier. C'est tout ce qui compte, dit-il simplement.
Le soleil déclinait sur les montagnes d'Azzan, et l'air devenait plus doux. Les rumeurs dans le village se calmaient. Ce soir-là, dans la maison des Naser, le temps s'était arrêté. Il n'y avait plus de routes, plus de frontières. Juste un fils de retour, un frère qu'on retrouvait, une mère apaisée.
Et une femme, dans un coin de la cour, qui attendait peut-être qu'on lui donne enfin sa place.
Le soir tombait doucement sur Azzan, enveloppant le village d'une lumière dorée et douce. Assis près de la natte, Kadir regardait Jaannah avec un sourire à la fois fatigué et impatient. Ils savaient tous les deux ce que signifiaient ces retrouvailles : dans deux jours, les sages célébreraient leur union.
- Les anciens ont dit que deux jours après ton retour, le mariage aurait lieu, murmura Jaannah, le cœur léger mais les yeux brillants d'émotion.
Kadir hocha la tête, son regard se perdant un instant dans l'horizon où le désert rencontrait les montagnes.
- C'est vrai. Tout est prêt. Le manège, les invités, les préparatifs... J'ai attendu ce moment plus que tout.
Jaannah sourit, le souffle rapide, comme emportée par l'excitation.
- Je n'ai jamais été aussi pressée. J'ai rêvé de ce jour, de nous... enfin réunis devant tout le village.
Elle se pencha vers lui avec une douceur impatiente.
- Je suis contente que tu sois là.
Sans réfléchir, Kadir glissa sa main sous le menton de Jaannah et l'embrassa. Un b****r tendre, sincère, qui suspendit le temps autour d'eux.
Jaannah rougit, détournant légèrement le visage.
- Quelqu'un pourrait nous voir, chuchota-t-elle, les joues en feu.
Kadir rit doucement, avec cette assurance tranquille qui le caractérisait.
- Nous allons bientôt nous marier. On n'a plus besoin de se cacher. Le village entier le sait déjà.
Elle baissa les yeux, mais son sourire trahissait son bonheur.
- Oui... bientôt, très bientôt.
Le vent léger caressa leurs visages, emportant avec lui les murmures du désert. Dans cette attente partagée, Kadir et Jaannah goûtaient à la promesse d'un avenir enfin écrit à deux.
Le soleil se levait lentement sur les montagnes de Sahraïa, peignant le ciel de nuances ocre et roses. À Azzan, les tambours résonnaient depuis l'aube. Les femmes s'agitaient dans les cours, les rires fusaient, les tentes blanches étaient dressées, les tapis anciens déroulés avec soin. Aujourd'hui, on mariait le fils de feu Nasr Naser : Kadir, revenu d'entre les morts, allait enfin épouser Jaanah, celle qu'il n'avait jamais cessé d'aimer.
La veille, le henné avait coulé sur les mains de la jeune femme, entourée de ses tantes, de Faizah et de Saleema. Ses doigts, parfumés d'ambre et d'encens, étaient devenus un tableau de motifs anciens. Toute la nuit, les chants des femmes avaient bercé la maison. Jaanah n'avait presque pas fermé l'œil, partagée entre pudeur et impatience.
Chez les hommes, Kadir avait été entouré des sages du village. Il avait écouté en silence les paroles durs mais justes de son oncle maternel. On lui avait tendu la main, serré l'épaule, regardé droit dans les yeux. Il avait affronté la mort. Maintenant, il devait être un homme complet : un époux, un protecteur, un chef de foyer.
Quand le cortège se mit en route, la vallée tout entière s'éveilla. Les hommes marchaient en rythme, menés par Sadid et les cousins. On portait des plateaux d'or, des tissus de soie, des bijoux et la dot. Un encensoir fumait au-devant du groupe, repoussant les mauvais esprits, tandis que les youyous des femmes guidaient les pas jusqu'à la maison familiale.
À suivre