Chapitre 6

1450 Words
Un terrain au bord du fleuve… Leur endroit. Elle se souvenait encore de leur dernier passage là-bas, ses mains dans les siennes, le bruit calme de l’eau. L’idée qu’il veuille y bâtir leur maison la rendait fière, bouleversée. Elle se leva sans un mot, sortit quelques instants, puis revint discrètement, les yeux brillants. Elle était aux anges. Quatre mois plus tard. Le chantier avait pris forme. Des ouvriers s’affairaient dès l’aube. Les fondations solides avaient été coulées depuis longtemps, et les murs montaient droit, nets. La structure de la maison dépassait déjà les arbustes du rivage. On distinguait les emplacements des fenêtres, les marches du perron, le dessin d’un balcon face au fleuve. Jaanah s’y rendait presque tous les jours. Parfois avec Sadid, parfois seule. Elle venait regarder les ouvriers, observait l’évolution, parfois donnait des indications. On la respectait. Elle était la femme du propriétaire. Mais quelque chose en elle se fissurait lentement. Car depuis trois semaines, le téléphone de Kadir ne sonnait plus. Plus d’appels. Plus de messages. Au début, elle avait mis ça sur le compte du réseau. Puis sur la fatigue, ou une surcharge de travail. Mais à présent, elle n’avait plus d’excuses. Il ne répondait plus. Ni à elle, ni à Sadid. Même leur mère avait essayé. Jaanah faisait tout pour garder la tête haute. Elle souriait au village, elle saluait les ouvriers. Mais chaque soir, dans le silence de sa chambre, l’angoisse la rongeait. Et si quelque chose lui était arrivé ? Et si elle ne le revoyait plus jamais ? Les jours passaient, et toujours aucune nouvelle de Kadir. Le silence devenait un poids insupportable. Jaanah se sentait seule, délaissée, comme suspendue à une attente sans fin. Ce jour-là, elle s'était rendue sur le chantier, cette maison presque terminée qu’il avait promis de construire pour eux, là où ils rêvaient souvent ensemble. Mais la construction était à l’arrêt. Plus un ouvrier, plus un son, plus d’argent. Jaanah s'était assise sur une pierre, juste devant la façade nue. Elle pleurait. Le cœur lourd. Elle ne voulait rien d’autre que revoir son mari. Elle voulait sa voix, ses bras, son rire. Des pas dans le gravier la firent lever la tête. Sadid s’approchait lentement, les traits soucieux. En la voyant ainsi, il s’accroupit près d’elle et posa une main réconfortante sur son épaule. – Arrête de pleurer, dit-il doucement. Peut-être qu’il est juste occupé. Peut-être qu’il n’a plus de réseau… ou qu’il a perdu son téléphone. – Ça fait trop longtemps, répondit-elle la voix brisée. Trop longtemps que je n’ai rien entendu de lui. Je n’en peux plus... Elle éclata en sanglots. Sadid la prit instinctivement dans ses bras. Il voulait juste l’apaiser, comme un frère le ferait. Jaanah ne lutta pas. Elle resta blottie contre lui, le regard vide. Mais à quelques pas de là, trois filles passaient sur le sentier en contrebas. Elles virent la scène, ralentirent, et l’une d’elles sortit son téléphone pour prendre discrètement une photo. Elles échangèrent des regards complices avant de continuer leur chemin en ricanant. En arrivant devant la cour des Naser, elles aperçurent Faizah en train de préparer du thé sur un petit réchaud. Un peu plus loin, Saleema, leur belle-mère, était assise sous le manguier, concentrée sur une émission à la radio. – Hé Faizah ! lança l’une d’elles, moqueuse. Toi qui disais que ton mari n’aurait jamais une deuxième femme, on dirait bien que tu le partages déjà avec celle du petit frère. Les trois éclatèrent de rire. Faizah, surprise, se redressa aussitôt. – Vous parlez de quoi là ? Les filles s’approchèrent, faussement innocentes. – On vient juste de voir ton Sadid, bien collé à la nouvelle femme de Kadir… Ils avaient l’air très proches. Tu sais, chez nous, quand un mari disparaît, c’est souvent le frère qui… prend soin de la femme. Et ça finit rarement avec juste du réconfort. Le sourire sur leurs lèvres était venimeux. – Arrêtez vos bêtises, dit Faizah, glaciale. Mais elles continuaient. – Tu devrais bien t’accrocher, ma chère… Sadid, c’est le plus beau garçon du village. Toutes les filles le veulent. Même la femme de son frère n’y résistera pas longtemps. Une seconde de trop. Une phrase de trop. Faizah n’hésita pas. Elle leva la main et gifla l’une d’elles, sèchement. – Maintenant, vous partez. Tout de suite. Les filles reculèrent, choquées, et quittèrent la cour en silence, le rire soudain disparu de leurs visages. Jaanah, elle aussi, s’était levée. Sans un mot, elle quitta la table et rentra dans sa chambre, le cœur broyé. Une fois seule, elle s’effondra sur le lit, le visage noyé de larmes. Les mots de Kadir résonnaient encore dans sa tête. Je ne crois pas revenir aussitôt. Elle sentait un vide immense s’ouvrir en elle, comme si son monde s’était soudainement effondré. Dans la pièce principale, Sadid restait assis, figé. Il jetait des regards vers le couloir où Faizah avait disparu, puis vers celui où Jaanah venait de s’enfermer. Il avait le cœur coupé en deux. Deux femmes. Deux douleurs. Deux attentes. Il resta ainsi plusieurs minutes, perdu. Puis, à contrecœur, il se leva. Son instinct le guida vers la chambre de Jaanah. Il frappa doucement à la porte, mais n’attendit pas vraiment de réponse. Lorsqu’il entra, il la trouva recroquevillée sur le lit, le visage enfoui dans l’oreiller. – Jaanah… Elle ne répondit pas, mais ses sanglots s’étaient arrêtés. – Je suis là. Je te laisserai pas traverser ça toute seule. Il s’approcha lentement et s’assit près d’elle, posant une main légère sur son dos. Elle se redressa un peu, les yeux gonflés. – Il m’a abandonnée, Sadid… Il m’a laissée… comme si j’étais un fardeau. – Non, souffla Sadid. Il ne t’a pas abandonnée. Il… il a confiance en toi. En nous. Il veut juste te protéger, même de loin. – Mais j’ai besoin de lui ici, pas ailleurs… Sadid ne trouva rien à répondre. Il resta silencieux, à côté d’elle, jusqu’à ce qu’elle se calme. Pendant ce temps, à des centaines de kilomètres de là, Kadir avait raccroché le téléphone public du centre de détention. Il était encore sous le choc de ce qu’il venait de faire. Le regard vide, il retourna dans la cellule où les trois autres chauffeurs étaient déjà assis à même le sol. L’un d’eux le regarda. – Tu leur as dit ? Kadir acquiesça. – Oui. Ils savent maintenant. Un long silence s’installa. Les murs froids, l’odeur métallique, les voix lointaines des gardiens… tout rappelait à Kadir qu’il n’était pas près de revoir sa terre. Il posa la tête contre le mur. – Je leur ai confié Jaanah. Je n’ai pas eu le choix. Et pour la première fois depuis longtemps… il regretta. ● Du côté des Naser, Faizah sortit de sa chambre au même moment où Sadid refermait doucement la porte de celle de Jaanah. Le regard de Faizah croisa celui de son mari, et son cœur se serra. – Qu’est-ce que tu faisais là-bas ? demanda-t-elle, choquée. Sadid, surpris, répondit calmement : – Jaanah pleurait. Elle avait besoin de parler. Faizah haussa les sourcils, blessée. – Et moi ? Moi aussi je pleurais ! Tu es venu me voir ? – C’est pas pareil, Faizah… Toi, tu pleurais de colère. Elle, elle souffre de l’absence de Kadir. Les mots claquèrent dans l’air, comme une gifle. Faizah resta figée quelques secondes, les yeux brillants de colère. – Tu commences déjà à jouer ton rôle… Bravo, Sadid. Puis elle tourna les talons, le visage fermé, la déception imprimée dans chacun de ses pas. Deux jours plus tard, les sages du village se rendirent dans la maison. Une réunion s’improvisa sur la terrasse, autour de Saleema, Sadid, Faizah et Jaanah. L’ambiance était lourde, tendue, presque irréelle. Le vent balayait doucement les nattes, mais personne ne disait un mot jusqu’à ce que l’un des anciens prenne la parole. – Nous avons reçu l’appel de Kadir. Tous levèrent la tête. Faizah sentit son cœur ralentir. – Il nous a clairement dit qu’il ne reviendrait pas de sitôt… Il nous a demandé que son frère Sadid prenne sa place auprès de sa femme, comme le permet notre tradition. Il a confiance en son frère. Le silence fut pesant. Faizah sentit une boule monter dans sa gorge. – Vous savez tous que quand un mari est absent pendant trop longtemps, dit un autre sage, son frère peut, s’il le souhaite, assurer la continuité de son foyer. C’est une manière d’éviter que la femme ne soit tentée par des chemins honteux. Si Kadir n’avait pas donné cette autorisation, et s’il n’avait pas de famille, le mariage aurait été annulé, et Jaanah aurait été libre d’en épouser un autre. A suivre
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