Elle ferma les yeux un instant.
– Tu es seul?
– Oui. On est six chauffeurs mais chacun dort dans un coin différent. C’est pas le confort d’ici, mais je pense à toi, toujours.
– J’ai peur, Kadir. Et j’ai pas envie que tu restes longtemps.
– Je reviendrai, Janaah. Je te le promets. Et quand je reviens, je veux que tu sois la plus belle femme du village. D’accord ?
Elle hocha la tête, les larmes aux yeux.
– D’accord.
Il murmura encore quelques mots tendres. Puis la ligne coupa.
Et pour la première fois depuis son départ, Jaanah réussit à s’endormir avec un demi-sourire sur les lèvres.
Les jours passèrent.
L’absence de Kadir laissait un vide profond dans la maison. Chaque pièce semblait plus grande, plus silencieuse.
Jaanah s’occupait comme elle pouvait. Elle aidait la mère de Kadir à la cuisine, passait du temps avec Faizah, faisait un peu de couture et parfois elle sortait marcher près des champs.
Mais ce n’était pas pareil.
Chaque soir, elle retournait s’asseoir près de cette même fenêtre, celle qui donnait sur la route du village. Elle regardait les passants, les enfants jouer, les hommes revenir des champs, les femmes discuter entre elles. Parfois, elle imaginait Kadir rentrer soudainement, avec son grand sourire, ses gestes pleins d’énergie. Mais il ne venait pas.
Un après-midi, alors qu’elle rentrait du marché avec Faizah, elles croisèrent un groupe de jeunes filles du village. L’une d’elles gloussa en disant :
– J’espère que Kadir ne va pas tomber amoureux dans un des pays où il passe.
Les autres rirent, sans méchanceté apparente, mais la phrase frappa Jaanah en plein cœur.
Faizah, elle, répliqua immédiatement.
– Il est marié. Et il aime sa femme. Il rentrera.
Les filles s’éloignèrent en silence.
Ce soir-là, Faizah trouva Jaanah seule, assise dehors, les yeux dans le vide.
– Tu sais… dit Faizah en s’asseyant près d’elle,
– Ce n’est pas facile d’être l’épouse d’un homme qui part souvent. Mais c’est une épreuve qui forge l’amour. Quand il reviendra, tu verras, tout ça n’aura servi qu’à renforcer votre lien.
Jaanah tourna la tête vers elle.
– Et s’il ne revient pas ? Ou s’il change ?
Faizah sourit doucement.
– Alors tu changeras aussi. Mais tu n’oublieras jamais la femme que tu es. Et lui non plus. Parce que tu es bien plus forte que tu ne crois.
Les jours continuaient de passer.
Un matin, alors qu’elle se réveillait, Jaanah entendit frapper à la porte. C’était un livreur du village voisin. Il tenait un petit paquet.
– C’est pour toi, dit-il en souriant.
À l’intérieur, un foulard en soie. Et une note, écrite de la main de Kadir :
"Je suis loin, mais chaque nuit, je rêve de toi. Tiens-toi belle. Pour moi."
– K.
Elle sourit pour la première fois depuis plusieurs jours.
Peut-être que l’amour résiste au temps. Et à la distance.
Alors qu’ils reprenaient la route après un arrêt technique, le convoi fut contraint de ralentir sur une portion isolée. Le soleil déclinait lentement à l’horizon, teintant la terre d’ocre brûlé. Trois camions, dont celui de Kadir, se retrouvèrent légèrement détachés du reste du groupe. C’est là que surgit un véhicule noir aux vitres teintées. Il se plaça en travers de la piste.
Des hommes armés descendirent rapidement, le visage fermé. Le cœur de Kadir battit plus fort.
– Descendez. Tout de suite.
Ils obéirent. Mains en l’air, pas un mot. L’un des chauffeurs murmura :
– On dirait des coupeurs de route…
Mais il n’y eut aucune menace. Un homme plus âgé, en costume, sortit à son tour de la voiture. Calme, bien mis, lunettes fumées, démarche assurée. Ce n’était pas un voleur. C’était un homme de pouvoir.
– Messieurs, je vais être direct, dit-il d’un ton neutre. J’ai une cargaison urgente à faire passer à la frontière dans le pays voisin. Vous allez dans cette direction, non ?
Les chauffeurs se regardèrent, méfiants.
– Je vous offre cinquante mille chacun pour ce transport. Ce sont des colis discrets. Rien d’illégal, juste… délicat.
Kadir fronça les sourcils. Il allait parler quand l’un des chauffeurs accepta tout de suite, les yeux brillants.
– Je suis partant, lança-t-il.
Le second suivit.
Kadir, lui, hésitait. L’homme riche s’approcha de lui.
– Tu es intelligent. Ça se voit. C’est de l’argent propre. Vous transportez pour moi, et je vous paye pour ça. C’est simple. Tu refuses… tu peux rentrer à vide si tu veux. Mais réfléchis.
Kadir pensa à l’argent. À Jaanah. À ce que cela pourrait leur permettre. C’était risqué, mais il ne voulait pas rester en arrière.
Il finit par hocher la tête.
– D’accord.
L’homme claqua des doigts. Des porteurs sortirent des buissons avec plusieurs colis, bien emballés. Pas énormes, mais lourds. Ils furent chargés à l’arrière, dissimulés parmi le reste. Le riche leur remit l’argent dans de petites mallettes noires. Pas un mot de plus.
– Pas un retard. Pas une question. Et personne ne doit savoir, ajouta-t-il.
Puis ils repartirent.
Kadir remonta dans son camion. Le moteur ronronna. La route s’ouvrait devant eux, plus trouble que jamais.
Kadir rayonnait. L’euphorie battait encore dans ses veines. Ce qu’il venait de gagner dépassait ses attentes. Alors qu’ils approchaient d’un poste de contrôle, il décida de descendre pendant que les formalités s’effectuaient. Il repéra un petit commerce à quelques mètres de là, y entra et y acheta toutes sortes de choses : vêtements, nourriture, babioles électroniques. Il dépensa sans compter.
Puis, sans même attendre la fin du contrôle, il sortit son téléphone, accéda à son application bancaire et transféra une grosse somme d’argent sur le compte de son frère Sadid.
Il accompagna le virement d’un message vocal.
– Grand frère, j’ai une bonne nouvelle. J’ai eu une grosse opportunité sur la route. J’ai envoyé l’argent. Je veux que tu achètes le terrain près du fleuve, là où j’ai emmené Jaanah. C’est là qu’on fera notre futur. Je veux que tu commences les travaux. J’enverrai plus bientôt.
Sadid, en ville, reçut la notification en pleine matinée. Il resta figé devant l’écran en voyant le montant. Il ne comprenait pas.
– Qu’est-ce que… Kadir ?
Mais il n’eut pas le temps de répondre.
De retour près de son camion, Kadir sentit immédiatement que quelque chose clochait. Deux des chauffeurs avaient les mains attachées dans le dos, plaqués contre le véhicule. Des policiers fouillaient minutieusement l’intérieur des camions. Un des colis venait d’être ouvert. L’odeur qui s’en dégagea était forte, douteuse.
– Hé ! Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Kadir en s’approchant.
Un des officiers se retourna vivement.
– Toi aussi, viens ici !
Avant même qu’il n’ait le temps de parler, Kadir fut saisi, plaqué contre la cabine et menotté.
– Attendez, je… Je comprends pas, protesta-t-il.
Un autre chauffeur cria :
– On savait pas ! On nous a payé pour livrer ça, c’est tout !
L’un des policiers ouvrit un colis, le montra à Kadir. À l’intérieur, des substances blanchâtres soigneusement empaquetées, et d'autres plus sombres dans des sachets scellés.
– Tu veux me faire croire que tu ne savais pas ce que tu transportais ? lança l’officier, regard noir.
– Je vous jure… Un homme est venu, il a payé, il a dit que c’était discret, mais pas illégal. On n’a rien vérifié…
– Tu raconteras tout ça aux juges.
Le ton était sec, sans compassion.
Kadir sentit son cœur chuter. Il tenta de parler encore, mais personne ne voulait entendre.
Les trois chauffeurs furent embarqués dans un véhicule blindé. Kadir, menotté, le visage durci, regardait son camion s’éloigner derrière lui. Il pensa à Sadid, à Jaanah, au terrain. À ce futur qu’il pensait construire.
Tout venait peut-être de s’effondrer en une seule erreur.
Sadid était rentré au village depuis deux jours. Malgré la chaleur habituelle de la saison sèche, son esprit, lui, restait ailleurs. Assis dans le salon familial, un ventilateur grinçant brassant l’air lourd, il regardait tour à tour les visages présents : sa mère, paisible dans son fauteuil en rotin, Faizah en train de coudre un pagne coloré, et Jaanah, les doigts posés sur ses genoux, attentive.
– Kadir m’a envoyé une somme incroyable, finit-il par dire d’un ton encore troublé. Il veut que j’achète un terrain au bord du fleuve. Celui où il allait souvent avec toi, Jaanah. Il veut qu’on commence la construction immédiatement. Il a dit qu’il allait envoyer encore plus.
Un silence étonné plana dans la pièce. Puis la mère de Kadir posa la main sur sa poitrine en souriant.
– Ah...Ah. Vraiment, ce garçon… Il a fait un bon choix en partant. Son voyage commence à porter ses fruits. Mon fils … qu’il soit protégé là-bas. Il a un bon cœur.
Jaanah, elle, sentait son cœur battre à tout rompre.
À suivre