IXPendant que les murs, les tours, les bastilles, les beffrois, les flèches des donjons, encore enveloppés de leurs échafaudages, émergeaient confusément d’un océan de brume, ainsi que dans un port on voit une foule de mâts de vaisseaux, de frégates, de corvettes, de caravelles, de brigantines, s’élever, en gémissant, du golfe endormi, Merlin prenait la plus grande joie du monde à se promener hors de la ville naissante. Son esprit planait sur ce chaos social. Une grande foule ébahie ne manquait pas de le suivre à travers la campagne qui était alors en friche.
Comme il était toujours suspendu aux paroles et aux sourires de Viviane, il marchait d’un pas fantasque, à l’aventure. Viviane venait-elle à s’arrêter ? il dressait là une pierre en forme de borne, sur laquelle elle s’asseyait et reprenait haleine. D’autres fois, il tirait de la poche de son pourpoint un petit couteau d’or, à manche de nacre, et d’un air distrait il faisait une large écorchure dans le sol.
« Que faites-vous ? sage Merlin, » lui demanda un des hommes qui le suivaient. Il répondit :
« Je partage les champs. Je vous les donne. Voilà autant d’héritages que j’ai entamé de fois la terre avec le poignard de Viviane. Partout où elle a voulu s’asseoir, j’ai posé une borne. Heureux l’endroit que ses pieds ont touché ! Respectez-le ! »
Il désigna alors à chacun de ceux qui le suivaient la part qui lui avait été faite. Mais le plus grand nombre se récria.
« Pourquoi, disaient-ils, avoir fait les portions si inégales ? »
Et ils montraient leurs champs capricieusement divisés et bigarrés au hasard, sans qu’aucune sagesse semblât y avoir présidé.
Merlin baissait la tête ; il cherchait sa réponse. Il sentait bien qu’avec plus de réflexion il eût pu faire autrement. Avait-il donc pour règle le caprice de Viviane ? L’excès d’amour pouvait-il conduire à l’injustice ? Voilà ce qu’il se demandait tout bas. Chose extraordinaire, il eut le courage de s’en expliquer ouvertement :
« Comment s’en tenir à la rigueur du géomètre, quand le cœur est ému ? »
Tous convinrent que cela était difficile.
Après une confession si franche, Merlin reprit ; il dit que les meilleure enchanteurs n’avaient pas réussi mieux que lui à établir l’égalité des biens, témoin Moïse, Joseph l’Égyptien, Pythagore, Orphée, Numa Pompilius et tous les autres ; que c’était là l’écueil ordinaire des gens de son art ; que ce qui perd les républiques, ce sont les idées fausses, non moins que les méchants princes ; qu’il voulait fonder la sienne sur le granit et non pas sur les nuées ; d’ailleurs on risquait trop à tenter toutes choses à la fois. Pour lui il se fiait à la discrétion, à la raison connue de ceux qui l’écoutaient ; il prétendait s’attacher les peuples non par de vaines amorces chimériques, mais par des bienfaits véritables, seule marque où l’on distinguait les bons enchanteurs des mauvais. À quoi il ajouta que, si toutes les parts eussent été égales, elles eussent bientôt cessé de l’être ; qu’il ne pouvait pourtant intervenir à chaque heure dans une nouvelle distribution de terres (ce qui ne lui laisserait plus un moment de loisir). Au reste, s’il y avait la faute de quelqu’un, il prenait tout sur lui, demandant instamment que la responsabilité n’atteignit que lui seul. Son dernier mot fut que le mal était facile à réparer.
« Facile ! s’écria la foule. Merlin, comment l’entendez-vous ? »
Le bon Merlin indiqua les meilleurs remèdes, mais aucun ne le satisfit pleinement. Il manquait toujours quelque chose, principalement à ses institutions de crédit. Il ne savait comment faire du même coup la félicité du débiteur et du créancier. Certes, il eût bien voulu que l’on pût, à la satisfaction de tous, prêter sans débourser, emprunter sans payer, produire sans travailler, travailler sans sueurs, jouir sans consommer, vivre sans pâtir, mourir sans défaillir, ressusciter sans mourir. C’était là pour lui le beau idéal. Mais le réaliser d’un seul coup, la chose lui était difficile. Pour la première fois, il se sentait sérieusement embarrassé.
« Ah ! s’écria-t-il à la fin, l’amour réparera la faute de l’amour. Celui dont le champ est insuffisant ou stérile sera aidé par tous les autres. Personne, assurément, ne voudrait le laisser dans la gêne.
— Dieu nous en garde ! répondirent-ils tous ensemble.
— Attendez, dit encore Merlin ; à celui qui a le plus mince lot, je laisse ici le couteau d’or de Viviane. Voyez comme il brille. Partout où il s’enfonce, jaillit l’abondance. »