VI

584 Words
VIQuelle fut la cause d’une réponse aussi indiscrète ? Sans doute la différence d’opinions, de sentiments, de croyances, de religion chez le père et la mère ; joint à cela l’habitude funeste, transmise jusqu’à nous, de parler devant les enfants, comme s’ils ne nous comprenaient pas. Pendant que nous nous imaginons être seuls, ces petites intelligences boivent à longs traits le poison qui découle de nos lèvres. Vous les croyez tout occupés à poursuivre une mouche, et voilà que nous imprimons dans leur âme ingénue les rides d’une vieillesse anticipée, à laquelle il n’y a plus de remèdes. Nul au monde n’éprouva plus cruellement que mon héros les conséquences de cette coutume. Depuis la fatale conversation de sa mère et du cavalier, vous ne l’eussiez plus reconnu. Deux génies vivaient en lui et se le disputaient. Comment s’en étonner ? Il avait incontestablement les plus grandes ressemblances avec sa mère. C’est d’elle qu’il tenait sa beauté, son front, ses yeux, sa bouche ingénue, ses sourcils de madone, et, quant à l’intérieur, sa piété, son désir de sainteté, sa vie morale, ou, pour mieux dire, son âme presque entière. Mais il avait pourtant aussi quelques traits éloignés de son père, par exemple : la curiosité, une mémoire inexorable, l’impatience, l’horreur du frein. Par sa mère, il se rattachait étroitement au ciel ; par son père, à l’enfer. Par l’une, il planait dans l’avenir ; par l’autre, il était serf du présent, esclave du passé. Dieu ou Satan, lequel vaincrait en lui ? Cruelle question qui faisait déjà son supplice, à cet âge qui, pour tous les autres, est l’âge d’or. Quelquefois il croyait entendre les voix éteintes de tous les dieux païens errants dans les landes, et qui lui disaient : « Merlin ! Merlin ! reste-nous fidèle ! Bâtis-nous seulement un petit toit de bruyères : nous te promettons le bonheur. » Sitôt qu’il se mettait à l’œuvre, une autre voix s’élevait à sa gauche, qui lui disait : « Que fais-tu, Merlin ? C’est une croix qu’il faut planter ! Vois-donc les fleurs ! elles se sont toutes converties ce matin ; elles prennent maintenant la forme de la croix : regarde plutôt les trèfles de ton jardin. » Merlin cueillait alors un bouquet ; il comptait les feuilles de trèfle, une, deux, trois… il s’arrêtait avec stupeur. Sa raison était à demi vaincue, il ne restait qu’à soumettre son orgueil. Et plût à Dieu qu’il l’eût fait sans réserve ! Mais aussitôt les dieux païens faisaient un dernier effort en lui tendant une foule d’embûches. Ils lui disaient à l’oreille : « Est-ce donc le temps de nous quitter, quand personne ne nous donne même un gâteau de miel ? Merlin ! vois le bélier qui passe sur ton chemin ! il porte encore au front les cornes de Jupiter Ammon. » Merlin était de nouveau fortement ébranlé ; il se disait tout bas à lui-même : « Puisque le bélier porte encore ses cornes à l’exemple de Jupiter, comment douter que Jupiter ne conduise le troupeau des mondes ? » À ce raisonnement s’ajoutait dans Merlin sa générosité naturelle. Il se serait volontiers perdu pour des dieux si modestes. En voilà assez pour comprendre combien il était malheureux, partagé entre ces deux puissances ; il ne trouvait plus aucune paix. Dans un temps où la terre était remplie de calamités, il n’y avait, j’ose l’affirmer, personne qui souffrit plus que Merlin. Ainsi se passa dans les larmes sa première adolescence.
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