XÔ Amour ! jamais, non, jamais, je n’ai profané ton nom. Tu le sais. Jamais je n’ai joué avec ta puissance. Jamais je ne t’ai fait descendre inutilement de ton céleste séjour, comme une machine de théâtre pour dénouer un drame. J’aurais voulu ne pas te convier ici, car aucune bouche n’est assez divine pour prononcer ton nom ; t’appeler d’une voix humaine, c’est déjà te profaner. Mais il faut que tu répandes sur cette heure au moins un de tes rayons, ou païens ou chrétiens, puisque tu es le seul des anciens dieux qui vive encore comme au premier jour d’Uranus et de Saturne.
Le lendemain, avant le jour, Merlin était à la même place, près de la même pierre. Jamais il n’avait pu encore regarder, sans tressaillir, un sommet de montagne, surtout si ce sommet était couvert d’arbres clair-semés. À travers les massifs d’ombres, illuminés des splendeurs lointaines, il embrassait je ne sais quelle apparition, qu’il appelait le bonheur : vaine superstition dont une éducation mieux dirigée aurait pu le préserver. Mais le mal était fait, il était trop tard pour le guérir.
Merlin leva les yeux vers la montagne, et quelles furent sa stupeur, son angoisse, quand il vit sur le même tertre, au pied du même pin, la même figure qu’il avait aperçue la veille !
Ce n’était là ni un brouillard ni un fantôme, mais une jeune fille qui existait très-réellement, puisqu’elle avait à la main un peigne d’or et qu’elle peignait tranquillement ses longs cheveux, lesquels ruisselaient jusqu’à ses pieds et l’enveloppaient comme des rayons étincelants du matin. Quand elle eut achevé, elle s’approcha d’une fontaine, et, se mirant dans les eaux, elle ramena et noua ses tresses autour de son iront, avec une coquetterie ingénue qui doubla encore sa beauté. Puis elle descendit la montagne en droite ligne et s’avança vers Merlin, que l’étonnement rendait immobile.
« Tu m’as appelée hier, lui dit-elle, tu n’as pas voulu attendre. J’arrive. Que me veux-tu ? »
Merlin était trop interdit pour répondre. Il baissa les yeux ; puis, en les relevant, il rencontra un long, immense regard paisible, tel que celui que j’aperçus un jour lorsqu’on me penchant sur la source du glacier j’y cherchais le reflet du ciel des Alpes.
Si Merlin eût osé parler, il eut dit : « Je me sens à la fois naître et mourir ! » puis il eût ajouté : « Qui êtes-vous ? quels sont vos parents ? comment vous trouvez-vous dans cette solitude ? où est votre pays ? »
Car, en même temps que son cœur battait avec force, une singulière curiosité l’oppressait. Mais il n’osa ou ne put rien dire de ce qui était sur ses lèvres. Vous l’eussiez cru changé en une statue de pierre.
« Je parlerai, puisque tu veux te taire, dit la jeune fille. Je m’appelle Viviane ; ma marraine est Diane de Sicile : la connais-tu ? Je viens cueillir ici l’herbe d’or. »
Ces mots rendirent la parole à Merlin.
« Vous êtes donc comme moi une enfant de la terre ?
— Parlons simplement, répliqua Viviane ; allons visiter les fleurs.
— Vous ne descendez donc pas des nues ? vous n’êtes donc pas un songe ? »
Viviane mit un doigt sur sa bouche et lui dit avec sévérité :
« Laissons les songes de la nuit : ils sont froids et ressemblent à la mort. Vois, le soleil se lève ! Les cigales sautillent, les abeilles bourdonnent. C’est le moment de nous réjouir avec l’abeille, avec l’insecte, avec le soleil qui luit sur nos têtes. »,
En disant ces mots, elle prit la main de Merlin et le conduisit à travers des sentiers qu’elle seule connaissait dans l’épaisseur des bois. À mesure qu’ils cheminaient, elle lui apprenait l’histoire des plantes qu’ils foulaient ensemble sous leurs pas. Merlin cueillait des fleurs ; il voulut les lui donner : « Que faites-vous ? dit-elle ; vous me faites mal ! Ce sont des sœurs pour moi. Quand vous les arrachez de leur lige, sachez que vous me blessez moi-même. » Et elle lui montra du doigt une gouttelette de sang purpurine qui brillait sur sa joue. « Quel cœur aimant ! » pensa tout bas Merlin ; il eut voulu mille fois laver de ses larmes cette goutte de sang.
Plus le jour montait, plus la beauté de Viviane devenait éblouissante. Le moment arriva où, sous la splendeur de la journée, s’effacèrent tous les bruits de la terre. Les oiseaux se turent ; même les éphémères, toujours si bourdonnants, imitèrent ce silence. Viviane se mit alors à chanter d’une voix printanière, enthousiaste et pourtant cadencée, un hymne tel que Merlin ni aucun homme n’entendra jamais rien de semblable. Le jour se passa dans cet enchantement.
À mesure que les ombres du soir s’allongèrent aux pieds des montagnes, l’extase, l’inspiration de Viviane diminuèrent. Une défaillance, une tristesse mortelle la saisirent. « Que m’arrive-t-il ? disait-elle. Je crois que je vais mourir avec le jour. Pourquoi ce silence sinistre s’amasse-t-il sur la terre ? Voilà déjà le triste oiseau de nuit qui commence à chanter. Écoute, écoute, comme il m’appelle de sa voix lamentable ! Serait-ce ma dernière heure ? » Et ses lèvres se glaçaient et palissaient, sans qu’il lui fût possible de continuer. « Il est un mot qui pourrait me sauver, reprit-elle, mais ce mot, le sais-tu ?
— Oui, murmura Merlin, je le sais ; je t’aime.
— Ah ! je défie les ténèbres ! dit Viviane, je suis sûre de vivre au moins jusqu’à demain.
Lecteur, si tu demandes qui est Viviane, les uns soutiennent que c’est la dernière fille des eaux, la dernière des druidesses ; d’autres disent que c’est simplement une jeune fille plus belle que ta bien-aimée. Pour moi, je n’ignore pas que, suivant des règles formelles, un historien ne doit jamais mêler son jugement à son récit. Je continue.