La cafétéria du lycée Lincoln ressemblait à une ruche en pleine activité :
des plateaux qui claquaient, des rires trop forts, le parfum du poulet frit et du cafĂ© tiĂšde dans lâair.
Au fond, lĂ oĂč les nĂ©ons clignotaient paresseusement, une table restait presque toujours vide.
CâĂ©tait la table de Clara.
Une petite table contre la fenĂȘtre, Ă moitiĂ© cachĂ©e par un rideau bleu dĂ©lavĂ©, avec vue directe sur le terrain de football.
CâĂ©tait son coin Ă elle â tranquille, silencieux, loin des moqueries et des chuchotements.
Ce jour-lĂ , comme Ă son habitude, Clara sâĂ©tait installĂ©e lĂ , seule, le regard perdu dehors, mĂąchant lentement son sandwich au beurre de cacahuĂšte.
Dehors, le vent faisait voler les feuilles, et le soleil tombait juste assez pour illuminer le gazon.
Le terrain des Eagles, son rĂȘve inaccessible.
Puis, soudain, les conversations se figĂšrent.
Les regards se tournĂšrent vers la porte dâentrĂ©e.
Liam Carter venait dâentrer.
Son plateau Ă la main, il marchait dâun pas nonchalant, sourire en coin, saluant quelques Ă©lĂšves dâun signe de tĂȘte.
Mais au lieu dâaller vers sa table habituelle, entourĂ©e des footballeurs, cheerleaders et fans qui gloussaient Ă son passage, il bifurquaâŠ
vers le fond.
Vers elle.
Clara leva les yeux, surprise.
Et avant quâelle ne puisse comprendre, il sâassit juste en face dâelle.
Silence.
Le genre de silence rare dans une cafétéria pleine.
â Salut, dit-il simplement, en posant son plateau.
Elle le fixa, interdite. Puis, un sourire un peu nerveux aux lÚvres, elle répondit :
â ArrĂȘte, tout le monde te connaĂźt.
Liam rit doucement. Ce rire-là , un peu espiÚgle, un peu charmeur, celui qui faisait chavirer tout le lycée.
â Peut-ĂȘtre⊠mais tout le monde ne tâa jamais vue sourire, rĂ©pondit-il, en plongeant son regard dans le sien.
Clara sentit ses joues la brûler.
â Tu⊠tu ne manges pas avec ton Ă©quipe aujourdâhui ? demanda-t-elle pour dĂ©tourner la conversation.
â Non, aujourdâhui jâai dĂ©cidĂ© de manger avec toi, dit-il calmement, en ouvrant son yaourt.
Elle fronça les sourcils, entre surprise et gĂȘne.
â Eh bien, tu choisis un coin assez reculĂ©âŠ
â Jâaime ce calme, dit-il. Et puis, la vue est belle dâici.
Il tourna la tĂȘte vers la fenĂȘtre.
â On voit le terrain. Câest un bon endroit pour rĂ©flĂ©chir.
Clara hocha la tĂȘte, un peu troublĂ©e. Elle, qui croyait ĂȘtre la seule Ă aimer cette paix-lĂ .
â Et toi, tu es dans quelle classe ? demanda-t-il.
â En derniĂšre annĂ©e, rĂ©pondit-elle en souriant timidement. Comme toi.
â SĂ©rieux ? fit-il, surpris. Et comment se fait-il que je ne tâaie jamais vue ?
â Peut-ĂȘtre parce que tu regardes toujours devant toi, jamais sur les cĂŽtĂ©s, rĂ©pondit-elle doucement.
Liam éclata de rire, sincÚrement amusé.
Ce petit trait dâesprit, il ne sây attendait pas.
Mais la bulle éclata soudain.
Une voix sucrĂ©e, traĂźnante, sâapprocha de leur table.
â Liam ? Pourquoi tu manges tout seul ici ? demanda Emma, la capitaine des pom-pom girls.
Sa queue de cheval parfaite se balançait à chaque pas.
Son gloss scintillait plus que le soleil Ă travers la fenĂȘtre.
Liam leva les yeux.
â Je ne suis pas seul, rĂ©pondit-il en dĂ©signant Clara du menton. Je mange avec elle.
Emma ne la regarda mĂȘme pas.
Pas un coup dâĆil.
Rien.
Comme si Clara était une chaise.
Clara, elle, sentit son estomac se nouer.
Bien sĂ»r⊠Emma. La fille parfaite, celle quâil devrait aimer, pas moi.
Elle força un sourire, se leva, prit son plateau.
â Bon⊠bon appĂ©tit, dit-elle doucement avant de partir.
Liam la suivit du regard, silencieux.
Puis, sans un mot de plus, il se leva à son tour et quitta la table, ignorant totalement Emma, qui resta plantée là , vexée.
Pourquoi il sâest assis avec la boule ? pensa-t-elle, les bras croisĂ©s.
Câest quoi ce dĂ©lire ?
đ Quelques heures plus tard
Liam rejoignit finalement lâĂ©quipe sur le terrain dâentraĂźnement.
Le soleil déclinait, dorant les casques posés sur le banc.
Josh, son meilleur ami, lança en riant :
â Alors, Carter, câest vrai que tâas dĂ©jeunĂ© avec Clara la Boule ?
â Mec, vous feriez un couple trop mignon ! ajouta Noah, hilare.
Les rires fusĂšrent.
Liam roula des yeux, attrapa son ballon.
â Fermez-la et mettez-vous en place. On rejoue la passe de la semaine derniĂšre, dit-il, la voix froide.
Mais au fond, il nâentendait plus rien.
Il revoyait juste les yeux bleus de Clara Ă la fenĂȘtre.
đ Ce soir-lĂ , chez les Carter
Sa chambre Ă©tait un musĂ©e de trophĂ©es et de lettres dâamour.
Des dizaines dâenveloppes parfumĂ©es traĂźnaient sur son bureau.
Des cadeaux, des mots doux, des peluches, des photos.
Il soupira.
La popularité avait ses inconvénients.
Sa mĂšre frappa Ă la porte et entra avec un grand sourire.
â Alors, monsieur le cĆur brisĂ© du lycĂ©e, tu as choisi qui tâaccompagnera au bal cette annĂ©e ?
Liam rit.
â Non, maman. Jâai⊠trop de choix, justement.
â Ou alors, tu nâas pas trouvĂ© celle qui te plaĂźt vraiment ? dit-elle malicieusement.
â Maman, jâai pas la tĂȘte à ça. Le championnat approche. Câest tout ce qui compte.
â Oh, bien sĂ»r. Le foot, toujours le foot ! soupira-t-elle.
Puis, sur un ton faussement sévÚre :
â Et nâoublie pas : dĂźner Ă 18h pile. Si tu arrives en retard, pas de dessert.
â Oui, chef ! rĂ©pondit-il en riant.
đ Pendant ce temps, chez Clara
Dans sa chambre, plus petite mais remplie de posters de danse et de pom-pom girls, Clara se tenait devant le miroir.
Musique Ă fond, elle essayait quelques pas.
Ses bras tremblaient un peu, mais elle sâen sortait pas mal.
Puis elle sâagenouilla pour sortir sa boĂźte secrĂšte cachĂ©e sous le lit.
Un vieux coffret rose oĂč elle gardait tous ses trĂ©sors :
des rubans, des lettres, et⊠une photo de Liam en maillot.
Elle la regarda un instant, puis sortit un ruban bleu.
Celui quâelle porterait pour lâaudition du lendemain.
Elle le posa sur son oreiller, inspira profondément et murmura :
â Demain, Clara⊠demain tu leur montreras.
Elle sâendormit avec le ruban Ă cĂŽtĂ© dâelle.
đ
Le lendemain
Jogging noir, t-shirt gris, cheveux noués avec son ruban bleu.
Clara Ă©tait prĂȘte.
Sur le terrain, les auditions battaient leur plein.
Assise sur un banc, elle attendait son tour, le cĆur battant.
De lâautre cĂŽtĂ© du terrain, Liam sâentraĂźnait, concentrĂ©, puissant, Ă©clatant sous le soleil.
Elle le regarda, rĂȘveuse.
â Il est tellement beauâŠ
â Clara Dumont ! appela la coach.
Elle sursauta, se leva précipitamment.
Emma, en capitaine, lança en riant :
â Les vaches ne peuvent pas rejoindre lâĂ©quipe, câest rĂ©servĂ© aux humaines, dĂ©solĂ©e !
Un rire cruel parcourut les rangs.
â Emma ! protesta la coach, furieuse.
Mais le mal était fait.
La musique démarra.
Clara inspira⊠tenta un pas⊠un autreâŠ
Et se figea.
Les visages rieurs la transperçaient.
Et puis elle vit Liam, arrĂȘtĂ© au bord du terrain, la regardant.
CâĂ©tait trop.
Elle courut, sans réfléchir.
Le cĆur battant, les larmes aux yeux.
â VoilĂ ce qui arrive quand on laisse les animaux danser ! lança Emma, morte de rire.
Les rires éclatÚrent de plus belle.
Mais Liam, lui, prit son sac rose laissé sur le banc et sortit du terrain.
Quelques minutes plus tard, il la retrouva, assise seule Ă la cafĂ©tĂ©ria, la tĂȘte sur le banc.
Elle pleurait, les épaules secouées.
Dehors, la lumiĂšre du soir traversait la fenĂȘtre, caressant ses cheveux blonds.
Il sâapprocha doucement, posa le sac Ă cĂŽtĂ© dâelle.
Sans un mot.
Et pour la premiĂšre fois, il sentit quelque chose quâaucun pari ne lui avait jamais appris :
la culpabilité.