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835 Words
01 POINT DE VUE : CHARLOTTE J’ai lu quelque part que le lait caillé porte malheur. On dit aussi que, dans certaines interprétations de rêves, c’est le signe d’un argent mal acquis. Même si ça me donne un drôle de pressentiment pour la journée à venir, je me dis que le lait a simplement tourné depuis une semaine et que je n’ai juste pas encore assez d’argent pour aller faire les courses. Et puis, comme ce n’est pas un rêve mais bien une brique de lait dans mon frigo, je me dis que ça ne compte pas vraiment. Je jette donc le lait ce matin-là. Je me prépare un genre de mélange montagnard avec les miettes du fond de la boîte de crackers, des pépites de chocolat noir de mes restes de pâtisserie et une poignée de noix mélangées périmées. Je fais descendre un demi-bol avec une tasse de café noir, je m’habille et je pars à pied jusqu’à l’arrêt de bus pour mon service de cinq heures du matin chez Marlow. Le restaurant au coin de Franklin Street, en plein centre du quartier financier, est une institution locale que les anciens comme les nouveaux du monde de la finance respectent et fréquentent. La cuisine y sert un petit déjeuner chaud et bien gras de six heures trente à onze heures, puis un déjeuner de onze à quinze heures. Une fois les marchés fermés, le salon à part du Marlow s’anime — un joyeux désordre de matchs télévisés, d’alcool et d’ailes de poulet bien épicées. Je commence à bosser chez Marlow à quatorze ans, uniquement sur les services du matin et du midi parce que je ne peux pas encore servir d’alcool au salon. Je travaille tôt le matin et les week-ends pendant l’année scolaire, et presque tous les jours en été. Ça paie bien — les clients sont en général plus propres, un peu mieux habillés et beaucoup moins tactiles que ceux de d’autres restos plus louches. Comme ils ont pour la plupart des boulots de bureau, ils laissent de bons pourboires. Même si je suis surexcitée à l’idée de partir à Paris pour devenir pâtissière, le restaurant me manque pendant les six mois où je suis à l’étranger. Dès que je rentre en ville, je file directement du terminal à l’aéroport au bureau de Bobby pour réclamer mon ancien poste, qu’il me redonne avec plaisir. La dernière année et demie depuis mon retour a été dure. Sans ce boulot, je ne m’en serais pas sortie. C’est pour ça que je suis déterminée à le garder. Le garder, ça veut dire que je dois éviter de frapper les clients, même quand l’envie est forte. Ça veut dire que je dois m’efforcer de ne pas écraser la bouteille de sauce piquante sur le joli visage de ce type. Brandon Maxfield. Quel c*****d. Macy a passé la tête dans la salle à manger plus tôt pendant que je fais une pause en lisant un vieux journal à scandale, et elle me dit que Monsieur Maxfield me demande personnellement. Je suis surprise, parce que tout le monde ici l’appelle Martin, et il vient jamais le samedi matin. Je suis toujours en train de servir mes tables quand il arrive à son horaire habituel, donc il n’a jamais eu besoin de me demander avant. Je balance le trognon de pomme que je suis en train de grignoter, je me lave les mains et je vais vers la salle. En balayant la pièce du regard, je cherche la banquette d’angle près de la fenêtre où Martin s’installe d’habitude — elle est vide. Macy a dû se tromper, mais elle peut difficilement rater ce vieux monsieur. Il a une grosse touffe de cheveux argentés et une voix bien portante qui va avec son rire sonore. — Char, par là, m’appelle Macy depuis le bar de préparation où elle trie ses commandes. Elle incline la tête vers la cabine la plus au fond du coin opposé, à l’exact opposé de l’endroit habituel de Martin. Je fronce les sourcils en voyant ses yeux écarquillés et son petit haussement d’épaules nerveux. Mince. Ça devient franchement bizarre. Martin est un vieux monsieur adorable, doux, et toutes les filles ici l’aiment bien. Macy a l’air de marcher sur des œufs, mais de manière bien maladroite. Je commence à me diriger vers la cabine quand Bruce Cooper, un de nos habitués, me claque les fesses en passant. Je m’arrête net, recule de deux pas et lui donne une tape sur la tête. Il se contente de rire. — p****n, petite Lottie, t’as de la force dans le bras ! s’exclame-t-il en éclatant d’un rire nasillard. Tu pourrais manier un fouet avec ça et m’apprendre à être un bon garçon. Je lève un sourcil. — Pourquoi je perdrais mon temps à faire ça alors que je pourrais jouer pour les Sox ? Ou frapper des gros relous comme toi avec une matraque avant de vous balancer dans une cellule au commissariat au bout de la rue ?
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