II-2

2002 Words
Son regard se durcit, pesa lourdement sur l’enfant endormie. Il fit un mouvement pour s’éloigner, puis se détourna pour la considérer encore. La respiration entrouvrait doucement ses lèvres, qui souriaient toujours au rêve mystérieux. Puis le petit bras blanc, découvert par la manche de toile relevée, bougea un peu, la tête se souleva, les paupières s’ouvrirent. Deux grands yeux d’un vert d’eau profonde, deux yeux de femme, ardents et radieux, s’attachèrent sur Odon, l’espace d’une seconde. Et l’inconnue, souriant toujours, dit d’un ton de joie douce : – Ah ! vous voilà ! Puis elle rougit, ses cils s’abaissèrent. Pendant un court moment, elle resta immobile... Et voici qu’un rire clair, doux et joyeux, s’échappa de ses lèvres. Son regard se leva de nouveau sur Odon. Et les merveilleuses prunelles aux reflets d’eau vive riaient aussi, avec un regard pur et franc qui était celui d’une petite fille très simple et très gaie. – Oh ! que c’est singulier ! – Qu’est-ce qui est singulier, petite ondine ? demanda Odon. Lui aussi riait, gagné par la contagion de cette gaieté d’enfant dont il ne comprenait pas le motif. – Ondine ?... Vous m’appelez ondine ? Oh ! c’est complet ! Elle se souleva, se mit debout si vivement que M. de Montluzac n’eut pas le temps de lui offrir son aide. – Figurez-vous que... Vous êtes le cousin qu’attend grand-père, n’est-ce pas ? – Odon de Montluzac, oui, mademoiselle... ou ma cousine ? – Votre cousine, Roselyne de Salvagnes. – Roselyne ?... Un nom délicieux. Elle dit d’un air content : – Vous trouvez ? Moi aussi, j’aime bien mon nom... Mais il faut que je vous raconte mon rêve, pour expliquer ce rire qui n’était pas tout à fait poli... – Oh ! je vous assure !... Elle secoua la tête. Une gaieté irrésistible dansait dans ses yeux. – Vous êtes très bon de n’être pas froissé... Donc, la légende raconte qu’au fond de cet étang habitait, au temps jadis, une ondine très belle. Elle s’ennuyait dans son palais de cristal, et souvent, elle venait s’étendre sur la berge dans l’espoir de voir apparaître quelque humain dont la vue la distrairait. Un jour survint le jeune seigneur de Capdeuilles. Il l’emmena avec lui et l’épousa. Mais l’ondine regrettait son palais d’eau... Et un matin, elle quitta la demeure de son mari, s’enfuit et disparut dans l’étang, d’où les supplications du sire de Capdeuilles ne purent jamais la faire sortir. Odon murmura ironiquement : – Elle était femme, c’est tout dire. Mais les mots dépassèrent à peine ses lèvres, devant le regard de candeur levé sur lui. Roselyne continua : – Quand j’étais toute petite fille, notre vieille servante me racontait souvent cette légende. Mon imagination s’en trouvait vivement frappée, et l’un de mes plus grands amusements était de jouer à l’ondine. J’ai continué plus tard... Oui, même maintenant, je cueille encore quelquefois des nénuphars et des herbes aquatiques pour m’en parer et je m’assieds près de l’étang en essayant de me figurer le palais d’eau de la belle ondine. Elle avait un tout petit sourire des yeux, du coin des lèvres, très jeune, et délicieux. – ... Aujourd’hui, voilà que je me suis endormie ici, car j’étais très fatiguée. Et j’ai rêvé que j’étais vraiment l’ondine, que j’attendais quelqu’un, comme elle... En m’éveillant, je vous ai vu devant moi. Croyant continuer mon rêve, j’ai dit : « Ah ! vous voilà !... » Puis aussitôt, j’ai compris que vous deviez être ce cousin, M. de Montluzac, à qui grand-père m’a fait adresser une lettre. Alors je n’ai pu m’empêcher de rire, en pensant que je vous avais pris pour le mystérieux inconnu qu’attendait l’ondine, et aussi en me disant que je devais vous paraître bien singulière. Personne, mieux qu’Odon, n’était documenté sur la coquetterie féminine, étudiée par lui dans tous ses replis avec une psychologie aiguisée, cruellement subtile. Dans le simple geste d’une femme vue pour la première fois, ou même seulement rencontrée au passage, il la découvrait. Sur une physionomie, elle lui échappait moins encore. Mais cette fois, il la chercha en vain dans le regard pur et gai attaché sur lui. – J’ai été surpris, mais non choqué, ma cousine. Rassurez-vous à ce sujet. – Oh ! j’ai bien vu que vous n’étiez pas fâché ! Vos yeux souriaient en me regardant. Elle leva les bras, et commença d’enlever des nénuphars. – Quel dommage ! dit Odon. Petite ondine, conservez votre parure aquatique ! Elle le regarda ingénument. – Mais je le veux bien, si cela vous fait plaisir. Grand-père aime beaucoup aussi me voir avec ces fleurs. Il m’appelle comme vous « petite ondine ». Comment l’avez-vous trouvé, mon grand-père ? Subitement, la délicieuse physionomie devenait grave, et le vert profond des yeux s’assombrissait sous un voile de tristesse. – Je dois avouer, ma cousine, que je suis venu directement de ce côté, sans entrer au château. J’ai cédé là à une tentation de flânerie dont je ne me repens pas, puisque j’ai rencontré ici la fée des eaux... Mais M. de Capdeuilles est-il malade ? – Voilà six ans qu’il ne quitte plus son fauteuil... Et il souffre tant parfois ! Cette nuit, j’ai dû passer trois heures près de lui, pour essayer de le soulager. C’était là, sans doute, l’explication de ce petit cerne bleuâtre que M. de Montluzac remarquait sous ses yeux. – ... Voulez-vous que je vous conduise près de lui, mon cousin ? Je crois qu’il vous attend avec impatience. Ils prirent ensemble la direction du château. Du coin de l’œil, Odon regardait la lumière danser sur les cheveux de Roselyne, et sur la blancheur délicate de son visage. La jeune fille disait : – Vous avez vu notre pauvre jardin ? Il a dû être bien beau, autrefois. – En effet, ses vestiges le démontrent. Roselyne soupira en murmurant : – C’est un chagrin très fort pour grand-père. Ils passèrent près des petits bassins d’eau morte, sur lesquels la brise éparpillait les feuilles jaunies. La façade du château s’étendait devant eux, élégante de lignes, ravagée par les intempéries. Sur la terrasse, dont la balustrade forgée était devenue d’un rouge-brun de rouille, le vieux chien dormait toujours. Roselyne expliqua : – Le pauvre Mic-Mac est un peu aveugle et sourd, il ne quitte plus guère cette place, ou la chambre de grand-père. Quand la jeune fille eut ouvert la porte vitrée de la terrasse, Odon, dès le vestibule, constata un délabrement intérieur répondant à celui de l’extérieur. Elle avait dû cependant être superbe autrefois, cette grande antichambre pavée de marbre blanc à encadrement rouge, avec son plafond en voûte orné de peintures, et l’escalier qui se développait au fond, garni d’une rampe forgée d’un beau travail. Mais les lambris n’avaient plus de couleur, les peintures du plafond s’écaillaient, plusieurs des larges marches de pierre, de si belle allure, apparaissaient brisées. M. de Montluzac eut quelques minutes pour faire cet examen, car Roselyne le pria d’attendre qu’elle eût prévenu son grand-père. Elle reparut bientôt, et l’introduisit dans une grande pièce à trois fenêtres, qui sembla dès l’abord à Odon fort succinctement meublée. Un homme, assis près d’une petite table ronde, tourna vers M. de Montluzac son mince visage flétri. En quelques mots, il le remercia d’avoir répondu à son appel. Puis il dit à Roselyne : – Apporte-nous dans un quart d’heure quelques rafraîchissements, mon enfant. Quand la jeune fille eut disparu, il attacha sur Odon son regard las de malade. – Vous devez me trouver bien indiscret, mon cousin ? Vous faire venir ainsi, de Paris !... – C’est peu de chose, je vous assure. J’en ai profité pour jeter un coup d’œil à Montluzac... Et vraiment je suis charmé de connaître Capdeuilles et ses habitants. – Vous êtes très aimable de me le dire. Pensivement, M. de Capdeuilles considérait son jeune parent. Il fit observer : – Vous ne ressemblez pas du tout à votre père. – Non, aucunement, ni au physique, ni au moral. – Vous menez cependant comme lui la grande vie mondaine ? – En effet. Mais ce n’est qu’une face de mon existence, – je dirais mieux : une façade... En réalité, les voyages, les travaux littéraires, les études archéologiques auxquelles je m’adonne avec un vieux cousin de ma mère, le comte Alban d’Orsy, sont le grand intérêt de ma vie. – Vous avez raison. Je sais par expérience ce que nous laisse de remords une existence vide, imbécile, où le jeu, les plaisirs, la vanité sotte, ont eu trop large part. Les traits amaigris se tiraient, les lèvres s’abaissaient avec un tremblement sénile. De près, le visage du vieillard apparaissait ravagé, d’une pâleur blafarde, avec des yeux sans vie, tristes et inquiets. D’une voix lente, M. de Capdeuilles continuait : – La fin arrive, et l’on ne voit derrière soi que des fautes. On aperçoit sa propre ruine morale, celle d’autrui, dont on fut cause, et l’on constate aussi des ruines matérielles... Tel est le cas ici. Vous avez pu vous en rendre compte dès l’abord. Lorsque, dépouillé par le jeu, je me suis enfin réfugié à Capdeuilles, le domaine était déjà négligé depuis des années. Je n’avais d’argent que pour mes plaisirs et je laissais à l’abandon la vieille demeure cependant très aimée. Pour payer de lourdes dettes, je dus vendre toutes les terres, peu à peu. Bientôt, il ne me resta plus que le château et les jardins. Vous avez vu dans quel état ils sont. Pour vivre, je dois faire abattre des arbres, chaque année – de ces vieux arbres qui sont la plus belle parure de Capdeuilles. – Oui, j’ai remarqué ces coupes. C’est, en effet, bien grand dommage. – J’éprouve chaque fois une souffrance en donnant cet ordre. Mais il faut vivre – et surtout faire vivre ma petite-fille. Roselyne est la fille unique de mon fils, mort à vingt-quatre ans, après une année de mariage. Sa femme, une très noble et très pauvre Irlandaise qu’il avait épousée un peu malgré moi, ne lui survécut guère. Ce fut à ce moment que je quittai le monde et m’enfermai ici. J’avais cinquante ans, ma santé chancelait. J’essayai de la culture, mais, sans expérience, j’y perdis une partie du peu d’argent qui me restait. Alors je m’endormis dans l’inaction. Je laissai couler le temps, grandir ma petite Roselyne, la seule joie pure de mon existence. Mais, il y a quelques mois, une recrudescence de la maladie dont je souffre depuis des années, la menace d’une mort subite, peut-être prochaine, vinrent me réveiller de cet assoupissement égoïste. Je songeai avec épouvante qu’après moi cette enfant très chère resterait sans ressources. Car le château est hypothéqué pour trente mille francs. Or, en dehors de lui, je n’ai plus rien. Odon murmura : – En effet, je comprends votre tourment. Il regardait avec un mélange de pitié et de mépris cet homme, jadis jouisseur sans scrupule, oublieux de tous ses devoirs d’époux et de père, puis, plus tard s’endormant dans une lâche inertie, alors que, près de lui, poussait une petite plante charmante dont il devait préparer l’avenir. Mais, si peu sensible que fût M. de Montluzac, l’émotion qui agitait visiblement ce vieillard lui causa une impression pénible, et, comprenant quel en était le motif, désireux de ménager l’amour-propre de M. de Capdeuilles, il ajouta aussitôt : – Je serais très heureux, mon cousin, que vous vouliez bien user de moi pour vous être utile. La maigre main de M. de Capdeuilles s’étendit et se posa sur celle d’Odon. – Je vous remercie, mon enfant. C’est, en effet, une requête de ce genre que j’ai à vous adresser. Vous comprenez combien cela m’est dur. Mais je l’accepte comme expiation de mes torts nombreux... Voici ce que j’ose vous demander : voulez-vous acheter Capdeuilles, le vieux domaine qui fut toujours aux Salvagnes ? Il ne tomberait pas ainsi entre des mains étrangères, et, puisque je n’ai pu le conserver pour ma petite-fille, j’aurais au moins la consolation de penser qu’il appartient à un descendant d’Odon de Salvagnes, notre commun ancêtre. M. de Montluzac réfléchit un court instant, les yeux fixés sur une fenêtre dont les petits carreaux s’éclairaient dans le soleil couchant. – Je ne vois aucune impossibilité à cela. Vous me direz votre prix, qui sera le mien. Un furtif sourire éclaira le regard morne du vieillard. – Ah ! Montluzac, Montluzac, vous êtes bien de votre race ! Les idées modernes n’ont pu vous enlever la générosité chevaleresque que vous tenez de vos aïeux. Mais il ne me conviendrait pas d’en abuser. Capdeuilles, tel qu’il est aujourd’hui, vaut à peine soixante mille francs. – Cela dépend. À mes yeux, cette demeure a une valeur considérable ; restaurée, les jardins remis en état, elle redeviendra ce qu’elle était autrefois. – Oui, mais, pour le moment, elle n’est qu’une ruine lamentable, où vous aurez tout à refaire. Je n’accepterai que soixante mille francs. – Que restera-t-il pour votre petite-fille, une fois les hypothèques payées ? Trente mille francs ? Ce n’est pas suffisant, cependant, pour lui permettre de vivre ? – Non. Mais elle pourrait employer ce petit capital à acquérir un moyen de travail. Elle est très musicienne, et sa voix est ravissante. Un ancien professeur de Paris, une femme très remarquable de toute façon, qui s’est retirée dans notre petit village à la suite de grands chagrins, et qui a enseigné la musique à Roselyne, assure qu’elle est admirablement douée. Dans quelques années, après avoir subi les conseils d’un très bon professeur, elle pourrait elle-même donner des leçons. Odon ne put retenir un sourire. – En vérité, je ne m’imagine pas dans un tel rôle cette délicieuse fillette ! M. de Capdeuilles secoua la tête.
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