Chapter 3

2519 Words
Dès qu’elle avait eu vent de l’affaire Sophia Derouèche, Nora Morientès avait fait le siège du bureau du divisionnaire pour être associée à l’enquête. Ce dernier l’avait alors imposée à Dumont. « Elle a besoin de se changer les idées… Un peu d’action lui fera le plus grand bien, Franck, et puis il faut penser à la relève. Qui mieux que vous… » Il avait claqué la porte avant d’entendre la fin de toutes ces foutaises convenues. Franck aimait savoir avec qui il faisait équipe, alors il avait fouillé dans le dossier personnel de Nora. Ce qu’il y avait trouvé l’avait troublé et lui avait donné un sacré coup de vieux. À vingt ans d’intervalle, ils avaient suivi le même cursus initial et traîné sur les mêmes bancs : maîtrise de droit à l’université de Poitiers et réussite dès la première tentative au concours de l’ENSOP2. Nora, elle, était sortie major de sa promotion – ce qui faisait une différence de taille avec lui – et avait choisi d’être affectée au 36, quai des Orfèvres, à la célébrissime brigade parisienne de répression du proxénétisme. Cela l’intriguait. Dans le milieu, on avait coutume de dire que l’on ne pousse jamais par hasard la porte des Mœurs. Lui avait profité des appuis politiques de son père, maire de la ville depuis près de trente ans, pour être nommé directement au commissariat de Poitiers. Quelques années plus tard, il avait franchi, non sans mal, les échelons de la hiérarchie interne. Sa jeune collègue n’avait pas eu à se donner cette peine : une dérogation exceptionnelle signée de la main même du ministre de l’Intérieur l’avait directement propulsée dans le corps de direction de la police nationale, au grade de commissaire stagiaire. Pour quelles obscures raisons ? Franck l’ignorait. Il y avait là un mystère qu’il comptait bien tirer rapidement au clair. Philippe Barbier gara le véhicule dans une petite ruelle sombre, à deux pas de la longue barre d’immeubles qui constituait le bâtiment Oméga. Avec l’arrivée sur les lieux, la tension monta d’un cran. L’équipage descendit discrètement et s’équipa : gilet pare-balles pour tous et fusil à pompe pour les deux capitaines au visage crispé. Franck sortit son Beretta de son fourreau, en ôta la sécurité et le remit en place. Dans le même temps, il surveillait sa jeune collègue du coin de l’œil. – Qu’est-ce que vous foutez, Morientès ? marmonna-t-il. – Je prends un Taser3. En cas de besoin, il paralysera momentanément… – Bordel, Morientès, ne vous fichez pas de moi ! Je sais très bien ce qu’est un Taser. Reposez-moi cette merde ! Pourquoi pas un pistolet à eau, tant que vous y êtes ? Si vous voulez rester en vie, n’oubliez jamais qu’une intervention telle que celle que nous allons mener se prépare comme un acte de guerre. Un acte de guerre en temps de paix, mais un acte de guerre quand même. Le type que nous devons appréhender n’est plus à considérer comme un refourgueur de came, mais comme un assassin. Si nous le coffrons, il risque perpète. Dites-vous qu’il n’a plus rien à perdre. Préparez-vous au pire. Reposez votre jouet et vérifiez votre arme de service. Nora acquiesça et s’exécuta fébrilement. – Écoutez-moi tous les trois, reprit le commissaire en chuchotant presque. Je ne vais pas vous faire un grand discours, vous connaissez la musique. Quoi qu’il se passe là-dedans, gardez votre sang-froid. Pas de bavure. Par contre, vous connaissez aussi ma façon de voir les choses : si Derouèche ou ses sbires vous menacent avec une arme à feu, ne faites pas les malins, tirez les premiers, sans sommation. Je préfère devoir m’arranger avec l’IGPN4 qu’avec votre famille et les pompes funèbres. Barbier et Lac, vous prenez la cage d’escalier nord, Morientès et moi le sud. Faites attention à l’éclairage, pensez à réamorcer régulièrement la minuterie. Comme vous le savez, dans le noir, les choses sont plus compliquées. David Lac, gagné par une soudaine montée d’adrénaline, arma son fusil d’une seule main. – On se met en position et on attend votre signal pour descendre, chef. Franck opina de la tête : – Bonne chance, les gars, et restez sur vos gardes. Les deux athlétiques capitaines s’éloignèrent comme des ombres. Nora, le nez en l’air, sondait l’environnement du regard : – Quelque chose ne va pas, commissaire ? demanda Franck, l’air suspicieux. – Je ne sais pas, tout a l’air si calme, répondit-elle, pensive. – Nous ne sommes pas en Seine-Saint-Denis, mademoiselle Morientès. Ici, pas de téléviseurs ou de pierres qui volent des fenêtres, ni de voitures qui brûlent. Les choses sont plus feutrées. En entrant dans ce hall, ne vous attendez pas non plus à trouver des boîtes aux lettres éventrées et des communs qui sentent la pisse. La tour du caïd ne connaît jamais la moindre dégradation. Il a installé son « bureau » dans les caves, comme son frère l’avait fait avant lui. – Visiblement, cela fait des années que Karim Derouèche supervise les circuits de distribution de la drogue et le blanchiment d’argent dans la ville. Tout le monde est au courant, pourtant on ne le coince que pour des broutilles. Étrange, non ? – Un peu plus que ça, même, mais je commence à avoir ma petite idée sur la façon dont il me glisse entre les doigts… – Des fuites chez nous ? – Nous reparlerons de tout cela en temps utile, si vous le voulez bien. Ce soir, il est enfin sorti du bois et je ne vois pas comment il pourrait s’en tirer. C’est une chance unique. À nous d’en profiter. Ça va aller ? – Oui, je crois, se contenta d’affirmer Nora d’une voix neutre, ne pouvant s’empêcher de chercher à comprendre pourquoi un type si bien organisé avait déraillé au point de commettre un crime à visage découvert. Quelque chose lui échappait. – Ne devrions-nous pas attendre du renfort ? Si les choses se compliquent, nous ne sommes que quatre, c’est un peu juste, non ? Dumont haussa les sourcils et un mauvais sourire étira ses lèvres. Il lui fit penser à un requin attiré par l’odeur du sang. Il éluda sa question : – Je vous demande de toujours rester à deux mètres derrière moi. Je compte sur vous pour me couvrir en cas de pépin. Bien reçu ? – Cinq sur cinq, chef. – Alors c’est parti, suivez-moi. Ils pénétrèrent dans le hall de l’immeuble comme des félins. Franck semblait parfaitement maîtriser la topographie des lieux. Il obliqua immédiatement sur sa gauche et repoussa une lourde porte à battant donnant sur la cage d’escalier et le local à ascenseur. À l’autre bout du bâtiment, la seconde équipe fit de même. Ils allumèrent la lumière et commencèrent la descente. En bas des marches en béton armé, ils tombèrent sur une nouvelle porte à battant, la même que la précédente. Franck l’entrouvrit avec précaution, la retint pour permettre à sa coéquipière de s’introduire avec lui. Nora entra, la peur au ventre et les jambes en coton. Aucun bruit ne filtrait. Le temps semblait comme suspendu. Dans le corridor, l’obscurité était complète. Seul un box, à une quinzaine de mètres sur leur gauche, était allumé. Franck enclencha la minuterie. La lumière jaillit instantanément. – Police ! Derouèche, on est là pour toi !se mit-il à crier. Surprise, Nora sursauta. – Sors de ta case les deux mains sur la tête et tout se passera bien. L’immeuble est cerné par tout un bataillon, tu n’as plus aucune issue possible. Ne complique pas les choses. Aucune réponse. Ils avancèrent avec précaution. Soudain un bruit sourd se fit entendre : la chaudière centrale venait de se mettre en route. Ils poursuivirent leur lente progression et furent les premiers à atteindre l’embrasure de la porte ouverte. Lac et Barbier étaient également tout proches. D’un geste ferme de la main, Dumont leur demanda de se hâter. Nora sentait son cœur accélérer le rythme de ses pulsations. Ils investirent le local à quatre, armes au poing : – Mains en l’air, police. On ne bouge plus ! crièrent-ils de concert comme pour conjurer le mauvais sort qui les attendait peut-être à l’intérieur. Ils tombèrent sur cinq adultes – Derouèche, deux hommes, deux femmes – et un gamin d’une douzaine d’années. Le local, réunion d’au moins trois caves dont les parois avaient été abattues à la va-vite, faisait trente bons mètres carrés. Il était enfumé et surchauffé par deux puissants radiateurs électriques. À première vue, il ressemblait à n’importe quel squat : un matelas gisait dans un coin et deux vieilles banquettes de canapés se faisaient face de chaque côté d’une grande table basse rectangulaire couverte de bouteilles d’alcool et de cendriers. Les occupants, debout, les mains levées, s’étaient visiblement concertés sur l’attitude à tenir. À l’unisson, ils n’opposèrent pas la moindre résistance. – Allongez-vous face à terre, les mains derrière la tête, ordonna Lac, en pointant son arme sur eux d’un air menaçant. Sans doute peu habituée à la pression agressive des forces de l’ordre, l’une des femmes, légèrement vêtue – une Maghrébine dont la majorité était loin d’être assurée –, perdit son sang-froid et se mit à hurler comme une hystérique. Les deux capitaines la plaquèrent au sol et durent s’employer à la maîtriser. Ils mirent une bonne minute à y parvenir. Ils la traînèrent au fond de la cave avant de la contraindre à s’asseoir sur le matelas. Morientès menotta l’autre femme et les rejoignit. Franck Dumont poussa énergiquement le jeune garçon dans leur direction. Il était terrorisé. Nora l’accueillit et l’installa entre les deux compagnes d’infortune. Elles et le gamin étaient maintenant séparés des hommes. Ceux-ci, nullement impressionnés, avaient obtempéré avec une troublante sérénité. Ils s’étaient allongés sur le sol et attendaient la suite des événements. Barbier et Lac leur passèrent les bracelets. La situation semblait sous contrôle. Le gamin tremblait de tout son corps et sanglotait. Nora rengaina son arme et s’approcha de lui. Elle le prit dans ses bras et tenta de le rassurer en lui frictionnant le corps. Franck Dumont lui lança un regard furieux : – Écartez-vous immédiatement de ce môme ! S’il n’arrête pas de chialer, je vais lui en coller une ! Karim Derouèche releva la tête : – Si tu touches à mon petit frère, je te crèverai, sale enfoiré de flic, lui lança-t-il en le foudroyant du regard. Le commissaire se fendit d’un rire nerveux. Il s’approcha de lui et s’accroupit : – Il paraît que lorsqu’on commence à tuer on ne peut plus s’en passer… Une vraie drogue ! Tu es déjà accro, Derouèche ? – Je ne vois pas de quoi tu veux parler, sale pourri ! Les deux autres hommes avaient fermé les yeux et psalmodiaient des versets du Coran. Les capitaines, espérant avec un peu de chance récupérer l’arme du crime, effectuaient une fouille en règle. Barbier s’approcha à son tour de Derouèche : – Garde tes conneries pour le juge d’instruction, on t’a vu jouer l’Aïd avant l’heure, on était sur place ! Derouèche ferma les yeux un instant et prit une mine dépitée : – C’est pas vrai, qu’est-ce que tu foutais là, toi ? Tu n’étais pas prévu au programme, marmonna-t-il. Puis il se reprit et un sourire illumina son beau visage basané : J’ai pris mon pied, je le reconnais, mais si vous aviez fait votre boulot correctement, je n’aurais pas eu à m’en charger ! Ce porc a eu ce qu’il méritait ! Il a v***é et buté ma sœur. Vous étiez parfaitement au courant, et pourtant ce pédophile se pavanait encore comme si de rien n’était ! Il cracha au visage de Barbier. Pris d’un excès de rage, Franck Dumont le roua de coups. Lac s’interposa. Un filet de sang s’écoulait de la bouche de Derouèche. Il continuait malgré tout à provoquer les fonctionnaires du regard. Franck peinait à retrouver un semblant de calme. Barbier sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya. De rage, il renversa l’un des canapés, mettant au jour une boîte métallique. Il l’ouvrit. Elle contenait des pilules d’ecstasy et des sachets d’héroïne. Il en sortit un et vint l’agiter sous le nez du dealer : – Tu avais pourtant juré sur ton prophète que tu en avais fini avec cette merde ! Le mépris déforma le visage de Derouèche. Il se tortilla sur le sol comme s’il espérait pouvoir se relever. Il renonça rapidement, se contentant de redresser la tête : – Désolé, mais j’en garde toujours sous le coude pour la fille du commissaire. J’essaie de rendre service comme je peux… Ça soulage cette pauvre gamine. Elle est trop paumée à l’idée de savoir que son alcoolique de père se fait s***r dans sa voiture de fonction par les Africaines de la gare au lieu de s’occuper d’elle ! Le regard de Dumont changea d’un coup. Il devint froid comme de l’acier. Ses yeux s’illuminèrent comme deux boules de métal en incandescence. Il arma son Beretta et en dirigea le canon sur Derouèche : – Embarquez les autres, ordonna-t-il. Emmenez-les au poste. Je m’occupe de celui-là, il est à moi. La confusion s’installa dans la pièce. Le gamin se mit à hurler, l’une des femmes tomba à genoux et, en larmes, implora la mansuétude de Dumont. La seconde tremblait. Les deux autres larrons continuaient à prier. – Vous êtes sourds ? Dépêchez-vous de m’embarquer tout ce beau monde ! s’emporta Dumont tout en maintenant Karim en joue. – Et vous, Morientès, faites taire ce môme une bonne fois pour toutes. Passez-lui aussi les menottes, c’est un ordre ! Lac et Barbier regroupèrent hâtivement les deux hommes et les deux femmes et les poussèrent sans ménagement vers la sortie. Nora tergiversait. Dumont n’avait plus le ton du type qui se domine. Il semblait à deux doigts de commettre l’irréparable. Tétanisée à l’idée d’être la complice d’une exécution sommaire, elle ne savait plus sur quel pied danser. L’enfant était en pleine crise d’angoisse. Elle tenta de le calmer. Elle voulut le prendre dans ses bras mais il se débattit, se faufila nerveusement et lui échappa. La suite ne dura qu’une poignée de secondes. Galvanisé par la vision de l’arme à feu toujours pointée sur son frère, il se précipita sur Dumont, sortit un revolver à grenaille de derrière son pantalon, le pointa sur le visage du commissaire et pressa la détente sans sommation. Le coup de feu claqua et Franck s’effondra instantanément. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, plongeant le commissariat dans le désarroi. Ce qui aurait dû être une affaire rondement menée – un assassin pris en flagrant délit et interpellé dans la foulée – s’était terminé tragiquement. Vers 9 heures du matin, Nora rentra chez elle à pied, l’esprit trop préoccupé pour être sensible aux charmes de la ville qui se réveillait. En chemin, elle croisa Victor Kershakov. Comme à son habitude, il la salua avec la plus grande courtoisie et lui offrit un large sourire. Il lui indiqua qu’il allait justement à sa rencontre. Il souhaitait lui parler le plus rapidement possible. – Plus tard, Victor, ce n’est pas le moment, vous repasserez, le débouta-t-elle sans plus de précaution en accompagnant ses propos d’un vague geste de la main. Kershakov trouva l’attitude cavalière, mais n’insista pas. Nora poursuivit sa route et l’oublia aussitôt. Malgré son état de fatigue extrême, elle savait qu’elle ne trouverait pas le sommeil facilement. Tout en marchant, elle revoyait Franck Dumont s’effondrer lourdement sur le sol en béton. Elle revoyait aussi son départ vers les urgences dans un état critique. Elle repensait également à la colère lisible dans le regard de Lac et de Barbier. Jugeant son parachutage sur Poitiers plutôt suspect, ils ne lui avaient jamais marqué de sympathie particulière, mais maintenant, elle en était sûre, ils la méprisaient. Ils ne l’avaient pas encore clairement exprimé, mais elle ne doutait pas qu’ils la tenaient pour responsable. Dans les heures qui avaient suivi l’accrochage, le juge des libertés avait statué sur l’incarcération immédiate de Karim Derouèche et la remise en liberté sous contrôle judiciaire des autres protagonistes. Le petit Mehdi, quant à lui, était gardé au poste le temps d’organiser son transfert vers un centre de placement fermé. La matinée s’annonçait grise, froide et brumeuse. Nora se donna six heures pour prendre un peu de recul sur la situation et aviser. Arrivée chez elle, elle avala deux somnifères et alla se coucher. Au même moment, à son bureau de l’hôtel de ville, Jacques Dumont, le père de Franck, reposait le combiné de son téléphone. Il venait d’apprendre que la vie de son fils s’apparentait dorénavant à une fragile rivière menaçant de se tarir à chaque instant. Il criait sa colère. 1. Bacqueux : Policiers de la BAC (Brigade anti-criminalité) 2. ENSOP : Ecole nationale supérieure des officiers de police. 3. Taser : Pistolet à impulsion électrique. 4. IGPN : Inspection générale de la police nationale.
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