Mercredi 10 décembre
18 h 00 - Hôtel de police
Furieuse et la mine rembrunie, Nora Morientès sortit du bureau du divisionnaire sous le regard embarrassé de sa secrétaire. Exaspérée par les derniers propos de Donatelli, pressée de quitter le commissariat, elle traversa les coursives et le hall d’accueil sans un regard pour qui que ce soit, percuta de l’épaule la porte d’entrée, dévala les marches du perron et s’immobilisa quelques instants au coin de la rue de la Marne.
Elle ajusta machinalement son manteau et en remonta la fermeture Éclair d’un geste rapide et assuré. Elle s’aperçut qu’une légère bruine glacée enveloppait la ville. Elle leva la tête en plissant les yeux. C’est bien parti pour durer, pensa-t-elle. Elle soupira, résignée, enfonça les mains dans ses poches et en sortit une écharpe rouge qu’elle enroula nerveusement autour de son cou. Elle respira profondément, consciente qu’elle avait besoin de se calmer. Rapidement, la sourde colère qui grondait en elle se transforma en amertume. Encore une lugubre soirée en perspective, maugréa-t-elle pour elle-même.
Elle hésita sur la direction à prendre. Elle choisit finalement d’obliquer sur sa droite et de remonter la rue vers l’hôtel de ville. Elle croisa bon nombre de passants à contre-courant et se demanda l’espace d’un instant si le hasard jouait sa partition ou si tous ces inconnus cherchaient délibérément à l’éviter. Elle marcha en gardant le regard rivé au sol. Au fond d’elle-même, elle angoissait à l’idée de s’engager sur la même pente paranoïaque que son père. Elle était la première à le brocarder quand il affirmait le plus sérieusement du monde que derrière chaque mur et chaque fenêtre pouvait se cacher un criminel en puissance, mais lui au moins n’avait jamais imaginé que des dizaines de gens puissent le fuir.
Toute à ses réflexions, elle dépassa rapidement la façade chaque jour plus laide de l’ancien théâtre et atteignit la place d’armes. Pour un soir d’hiver, elle était encore noire de monde. Cela ne manqua pas d’attirer sa curiosité. Des haut-parleurs, disséminés çà et là, diffusaient une entraînante mais peu habituelle musique brésilienne.
Exactement ce qu’il te faut, pensa-t-elle, fais-toi violence, change-toi les idées. Il y a une vie après le travail, même pour un flic. Oublie ton insigne. Un peu de légèreté et de bonne humeur ne peut pas te faire de mal ! Comporte-toi un peu comme madame Tout-le-monde !
Remplie de ces bonnes intentions, elle joua des coudes, se faufila entre les gens et se mêla à la foule des anonymes qui assistaient à la fin de l’inauguration de la patinoire de plein air. Elle s’approcha des nombreuses échoppes en pin du marché de Noël et s’arrêta devant le comptoir de l’une d’elles :
– Un verre de vin chaud, s’il vous plaît, demanda-t-elle en esquissant un sourire et en relevant une mèche de cheveux derrière son oreille.
– Vous avez de la chance, vous serez ma dernière cliente, lui répondit la commerçante en dansant d’un pied sur l’autre, visiblement frigorifiée. Je suis en rupture de stock… J’allais fermer.
Elle sortit un verre de dessous son comptoir et commença à le remplir.
– Il devrait venir plus souvent, ajouta-t-elle en désignant un homme du menton. Il attire le monde, un vrai rayon de soleil, les gamins en sont fous. Vous venez aussi pour lui ?
La jeune commissaire tourna la tête, scruta les lieux et découvrit sans mal, un peu à l’écart, l’élégante silhouette longiligne du champion du monde de patinage artistique. Objet de toutes les attentions, il signait des autographes à la volée avec un bonheur évident.
– Vous avez raté de peu son exhibition, c’était fabuleux.
– À ce point ?
Nora rit de bon cœur pour la première fois de la journée et désigna le sportif du doigt :
– Je peux vous faire une confidence à son sujet, si vous le voulez.
– Cela ne se refuse pas, allez-y !
– Quand j’avais six ans, lui en avait quatre. Je prenais des cours de danse sur glace avec lui, j’ai été sa toute première partenaire.
– Eh bien, rien que cela ! s’esclaffa la boutiquière, amusée par l’anecdote. Si mon fils était là, il vous répondrait qu’il en fallait bien une. Lui et son fatalisme… Enfin, passons. Vous devriez écrire un bouquin. Les gens adorent ça… Moi la première, je l’avoue sans honte. Je vois déjà le titre : Les Premiers Pas de Brice Joullan. Comment était-il, dites-moi ?
Nora était amusée par le regard jovial de cette femme rondouillarde et affable. L’espace d’un instant, elle aurait aimé lui ressembler.
– C’est difficile à dire, je ne me souviens plus très bien… Moins sûr de lui que maintenant, en tout cas, se contenta-t-elle d’ajouter.
Nora se perdit un instant dans ses pensées. Pour elle qui n’était pas spécialement douée, commencer le patinage n’avait pas été une sinécure. Elle avait failli abandonner plus d’une fois. L’eau gelée fait miroiter un environnement où l’équilibre sur deux fines lames d’acier est si capricieux… Il faut oublier ses anciens repères et tout réapprendre. Mieux vaut se montrer humble et patient. Le parallèle avec son nouveau métier de commissaire lui vint à l’esprit.
– Brice a balbutié, comme tout le monde, reprit-elle en constatant l’attente de son interlocutrice. Les premières séances, il ne voulait pas lâcher la main de sa mère. Tout le monde riait de lui. Il s’en moquait. Il était réservé, mais on le sentait déterminé à vouloir surmonter les obstacles, quelle qu’en puisse être la manière. J’allais oublier… Il était déjà craquant.
– Le contraire m’aurait étonnée. J’aurais du mal à imaginer qu’il ait pu être un vilain petit canard, commenta la commerçante tout en mettant de l’ordre à son étal.
– Malgré tout, pour être très honnête, rien chez lui ne laissait présager qu’il dominerait ce sport avec une telle classe. Nora soupira profondément. Quel destin, conclut-elle, vous ne trouvez pas ?
– Ça, pour sûr, ce n’est pas à moi que ça arriverait… Je ne suis pas née sous une bonne étoile.
– Je vous dois combien ?
– Laissez, je vous l’offre, dit-elle en voyant Nora sortir son porte-monnaie. J’allais fermer, votre verre n’est qu’aux trois quarts plein et j’ai pris plaisir à discuter avec vous. Allez le saluer, il va sûrement être ravi de vous revoir, c’est un garçon adorable… Allez, je vous dis, aujourd’hui le roi reçoit sa cour, profitez-en !
La jeune commissaire secoua la tête :
– Non, cela ne me viendrait pas à l’idée. Je doute qu’il se souvienne encore de moi, et puis regardez-le, il a d’autres chats à fouetter… Je n’ai pas l’âme d’une groupie. Je suis sa carrière de très loin devant ma télé… quand j’en ai le temps. Chacun son chemin.
– C’est vous qui voyez !
– En tout cas, merci pour le vin.
Nora prit congé de la marchande, s’éloigna et s’accouda à la balustrade de la patinoire en se réchauffant les deux mains sur son gobelet en plastique. Elle suivit d’un regard mélancolique le départ du champion. Il s’engouffra dans une grosse berline allemande, le visage radieux. Elle songea que ce garçon avait déjà réussi à faire quelque chose de positif de sa vie : il donnait du bonheur aux autres. Elle l’enviait, se demandant s’il mesurait bien sa chance et si elle-même ne s’était pas trompée de voie.
Brice salua ses fans et disparut rapidement de son champ visuel. Nora se concentra alors sur le ballet multicolore des enfants s’agitant devant elle. Patins aux pieds, la plupart tentaient d’imiter l’idole. Le mimétisme était frappant. Ils virevoltaient avec plus ou moins de bonheur, les bras écartés et le sourire aux lèvres. Sous ses yeux fatigués, loin des échos du monde et des remous de la cité, ils composaient une symphonie improvisée de rires ingénus et sonores.
Voilà la normalité, pensa Nora : des enfants qui jouent en toute innocence. Le drame de la veille encombrait encore son esprit. Elle se demandait ce qui avait bien pu se passer dans la tête du gosse qui avait échappé à sa vigilance. Était-il si différent de ceux-ci ? Mi-ange, mi-démon ? Quelle pulsion avait pu le conduire à commettre l’irréparable ? Elle n’avait pas de réponse.
Insensibles aux tambours médiatiques de la presse locale et au bouche à oreille qui avaient battu le rappel toute la journée, perdus dans les méandres de leur monde imaginaire, ces gamins espiègles, là, devant elle, ignoraient sans doute tout des dramatiques événements auxquels elle s’était trouvée mêlée. Si elle ne s’était promis de rendre visite à Franck Dumont, elle aurait volontiers chaussé une paire de patins pour les rejoindre. Avec eux, elle aurait mis un terme définitif à cette triste journée passée à gratter du papier et à raser les murs en essayant d’éviter les regards fuyants et les commentaires aigres-doux de ses collègues. Seule avec ses doutes, elle avala une gorgée de vin chaud et se perdit de nouveau dans son for intérieur.
Plusieurs heures plus tôt, après avoir déjeuné dans son appartement, elle avait choisi de revenir à la ruche – c’était le surnom donné au commissariat. Le bureau dans lequel elle avait été installée dès son arrivée, au second étage, était également celui de Franck Dumont. Il était spacieux et fonctionnel, mais froid et sans ornement, mis à part un grand tableau, copie de bonne facture d’une œuvre de Caliari, dont l’original, elle le tenait de Franck, se trouvait à l’Accademia de Venise. Sa contemplation avait constitué sa seule source de distraction de l’après-midi. Elle avait déjà pu être le témoin de l’attrait que cette vieille toile défraîchie avait sur Franck. Il restait parfois de longs moments silencieux, les pieds sur son bureau et le regard figé sur elle, dans un état quasi extatique.
– Tout est là, lui avait-il glissé un jour où il avait daigné se rendre compte qu’elle existait. Mon père m’a offert cette croûte quand je suis entré en fonction ici. Mon ex-femme l’a tout de suite détestée, alors je l’ai installée sur ce pan de mur et elle n’a pas quitté cette pièce depuis. Je m’en souviens comme si c’était hier : il l’avait dénichée à la brocante de la place Notre-Dame. Il était assis là où vous êtes ; il était très fier de sa trouvaille. Il y avait de quoi. J’ai plus appris en l’observant que dans tous les manuels de police réunis. J’en ai fait ma source d’inspiration.
Nora, surprise par le côté irrationnel de la chose, n’avait pas osé émettre le moindre commentaire. Elle s’était contentée de hocher la tête en scrutant le tableau d’un air dubitatif. Il représentait une scène avec des personnages bibliques. Un homme en toge rouge, le visage émacié mais le regard vif, avait répandu de la farine sur le sol d’un temple fastueux, pour piéger un prêtre félon qui y officiait. De toute évidence, ce dernier venait chaque nuit s’approprier indûment des offrandes qu’il prétendait enlevées par Dieu. Malheureusement pour lui, il peinait à justifier la troublante présence d’empreintes de pas on ne peut plus humaines sur la poudre blanche. Le détective était fier de son stratagème. L’assemblée des rabbins semblait abasourdie par la preuve, simple mais irréfutable, qu’il venait de leur apporter. Le fautif mis à l’index, mis à nu devant son péché, était agenouillé les mains jointes, implorant un improbable pardon. Du bon boulot de flic, c’est vrai, admit Nora.
Dès qu’il avait eu vent de la présence de la jeune commissaire dans les murs, le divisionnaire avait décroché son téléphone. Il lui avait demandé de rédiger son rapport au plus vite. Elle était de toute façon venue pour cela. Elle ne se fit donc pas prier et s’efforça de n’omettre aucun détail. Elle n’appréhendait pas cet exercice, qui s’était révélé être son point fort à l’école de police. Elle avait une très bonne mémoire et possédait un bel esprit de synthèse. Pourtant, trois heures et demie plus tard, pour Donatelli, le compte n’y était pas. Nora gravissait pour la quatrième fois les marches menant à son étage. Elle lui avait fait parvenir sa dernière mouture et le moment du verdict était arrivé. Elle espérait que cette nouvelle entrevue serait brève. Elle était bien décidée à ne plus reprendre sa copie. Elle voulait rentrer chez elle, se déshabiller, prendre une douche et… dormir. À mi-chemin, elle croisa Barbier et Lac qui descendaient. Elle avait entendu dire qu’ils s’étaient rendus au chevet de Dumont en fin de matinée et demanda tout naturellement des nouvelles. Ils ralentirent à peine leur course et se contentèrent de hausser les épaules en lui lançant des regards dont elle ne sut décrypter s’ils étaient teintés d’arrogance ou de rancune.
Alors qu’elle patientait dans l’antichambre du patron, déstabilisée par leur attitude, elle se confia à Mireille Gault. La fonctionnaire assurant le secrétariat du divisionnaire arrêta son travail et l’écouta avec attention :
– Il ne faut pas trop leur en vouloir, expliqua-t-elle d’une voix maternante. Lac et Barbier sont avec Dumont comme les doigts d’une main depuis plus de dix ans. Ils en ont vécu des aventures ensemble ! Des coups durs aussi. Ils sont imprévisibles, mais ce sont de bons flics et ils viennent d’être secoués. Il faut leur laisser le temps de passer le cap. On doit se serrer les coudes. Si je puis me permettre un conseil, commissaire, prenez sur vous. Croyez-moi, chacun a intérêt à faire en sorte qu’un semblant de sérénité règne encore dans les murs de cette maison. Les choses vont s’arranger… Prenez ce café. Le divisionnaire est au téléphone avec le préfet et j’ai l’impression qu’il se fait remonter les bretelles. Je vous préviens, dans ces cas-là, il est d’une humeur exécrable… Ça aussi, il vous faudra faire avec. Elle marqua une pause puis reprit en murmurant pour être sûre de ne pas être entendue par l’intéressé : Il est soupe au lait et ne pense qu’à sa carrière.