Voyons d’abord son attitude, se dit-elle. Après, je pourrai en tirer une conclusion. » Une affectueuse sollicitude la poussa à regarder sa sœur. Jane était un peu pâle, mais beaucoup plus paisible qu’elle ne s’y attendait ; elle rougit légèrement à l’entrée des deux jeunes gens ; cependant, elle les accueillit d’un air assez naturel et avec une attitude correcte où il n’y avait ni trace de ressentiment, ni excès d’amabilité. Elizabeth ne prononça que les paroles exigées par la stricte politesse et se remit à son ouvrage avec une activité inaccoutumée. Elle n’avait osé jeter qu’un coup d’œil rapide à Mr. Darcy : il avait l’air aussi grave qu’à son habitude, plus semblable, pensa-t-elle, à ce qu’il était jadis qu’à ce qu’il s’était montré à Pemberley. Peut-être était-il moins ouvert devant sa mère que devant son oncle et sa tante. Cette supposition, bien que désagréable, n’était pas sans vraisemblance. Pour Bingley aussi, elle n’avait eu qu’un regard d’un instant, et pendant cet instant, il lui avait paru à la fois heureux et gêné. Mrs. Bennet le recevait avec des démonstrations qui faisaient d’autant plus rougir ses filles qu’elles s’opposaient à la froideur cérémonieuse qu’elle montrait à Darcy. Celui-ci, après avoir demandé à Elizabeth des nouvelles de Mr. et de Mrs. Gardiner, – question à laquelle elle ne put répondre sans confusion, – n’ouvrit presque plus la bouche. Il n’était pas assis à côté d’elle ; peut-être était-ce la raison de son silence. Quelques minutes se passèrent sans qu’on entendît le son de sa voix. Quand Elizabeth, incapable de résister à la curiosité qui la poussait, levait les yeux sur lui, elle voyait son regard posé sur Jane aussi souvent que sur elle-même, et fréquemment aussi fixé sur le sol. Il paraissait très absorbé et moins soucieux de plaire qu’à leurs dernières rencontres. Elle se sentit désappointée et en éprouva de l’irritation contre elle-même. « À quoi d’autre pouvais-je m’attendre ? se dit elle. Mais alors, pourquoi est il venu ? » – Voilà bien longtemps que vous étiez absent, Mr. Bingley, observa Mrs. Bennet. Je commençais à craindre un départ définitif. On disait que vous alliez donner congé pour la Saint-Michel ; j’espère que ce n’est pas vrai. Bien des changements se sont produits depuis votre départ. Miss Lucas s’est mariée ainsi qu’une de mes filles. Peut-être l’avez-vous appris ? L’annonce en a paru dans le Times et dans le Courrier, mais rédigée d’une façon bien singulière : « Récemment a eu lieu le mariage de G. Wickham esq. et de miss Lydia Bennet, » un point, c’est tout ! rien sur mon mari ou sur le lieu de notre résidence. C’est mon frère Gardiner qui l’avait fait insérer ; je me demande à quoi il a pensé ! L’avez-vous vue ? Bingley répondit affirmativement et présenta ses félicitations. Elizabeth n’osait lever les yeux, et ne put lire sur le visage de Mr. Darcy. – Assurément, avoir une fille bien mariée est une grande satisfaction, continua Mrs. Bennet, mais en même temps, Mr. Bingley, la séparation est une chose bien dure. Ils sont partis pour Newcastle, tout à fait dans le Nord, et ils vont y rester je ne sais combien de temps. C’est là que se trouve le régiment de mon gendre. Vous savez sans doute qu’il a quitté la milice et réussi à passer dans l’armée régulière ? Dieu merci, il a quelques bons amis, peut-être pas autant qu’il le mérite ! Cette flèche à l’adresse de Mr. Darcy mit Elizabeth dans une telle confusion qu’elle eut envie de s’enfuir, mais, se ressaisissant, elle sentit au contraire la nécessité de dire quelque chose, et demanda à Bingley s’il pensait faire à la campagne un séjour de quelque durée. « De plusieurs semaines, » répondit-il. – Quand vous aurez tué tout votre gibier, Mr. Bingley, lui dit Mrs. Bennet, il faudra venir ici et chasser autant qu’il vous plaira sur les terres de Mr. Bennet. Mon mari en sera enchanté et vous réservera ses plus belles compagnies de perdreaux. La souffrance d’Elizabeth s’accrut encore devant des avances aussi déplacées. « Alors même, pensait-elle, qu’on pourrait reprendre le rêve de l’année dernière, tout conspirerait à le détruire encore une fois. » Et il lui sembla que des années de bonheur ne suffiraient pas pour les dédommager, elle et Jane, de ces instants de pénible mortification. Cette fâcheuse impression se dissipa pourtant quand elle remarqua combien la beauté de Jane semblait raviver les sentiments de son ancien admirateur. Pour commencer, il ne lui avait pas beaucoup parlé, mais à mesure que l’heure s’avançait, il se tournait davantage de son côté et s’adressait à elle de plus en plus. Il la retrouvait aussi charmante, aussi naturelle, aussi aimable que l’an passé, bien que peut-être un peu plus silencieuse. Quand les jeunes gens se levèrent pour partir, Mrs. Bennet n’eut garde d’oublier l’invitation projetée, et ils acceptèrent de venir dîner à Longbourn quelques jours plus tard.
Vous êtes en dette avec moi, Mr. Bingley, ajouta-t-elle. Avant votre départ pour Londres, vous m’aviez promis de venir dîner en famille dès votre retour. Cette promesse, que je n’ai pas oubliée, n’a pas été tenue, ce qui m’a causé une grande déception, je vous assure. Bingley parut un peu interloqué par ce discours et dit quelque chose sur son regret d’en avoir été empêché par ses affaires, puis ils se retirèrent tous les deux. Mrs. Bennet avait eu grande envie de les retenir à dîner le soir même ; mais bien que sa table fût toujours soignée, elle s’était dit que deux services ne seraient pas trop pour recevoir un jeune homme sur qui elle fondait de si grandes espérances, et satisfaire l’appétit d’un gentleman qui avait dix mille livres de rentes.
Aussitôt qu’ils furent partis, Elizabeth sortit pour tâcher de se remettre, ou, plus exactement, pour se plonger dans les réflexions les mieux faites pour lui ôter tout courage. L’attitude de Mr. Darcy était pour elle un sujet d’étonnement et de mortification. « Puisqu’il a pu se montrer si aimable avec mon oncle et ma tante, quand il était à Londres, pensait-elle, pourquoi ne l’est-il pas avec moi ? S’il me redoute, pourquoi est-il venu ? S’il a cessé de m’aimer, pourquoi ce silence ? Quel homme déconcertant ! Je ne veux plus penser à lui. » L’approche de sa sœur vint l’aider à donner à cette résolution un commencement d’exécution. L’air joyeux de Jane témoignait qu’elle était satisfaite de leurs visiteurs beaucoup plus qu’Elizabeth. – Maintenant qu’a eu lieu cette première rencontre, dit-elle, je me sens tout à fait soulagée. Mes forces ont été mises à l’épreuve et je puis le voir désormais sans aucun trouble. Je suis contente qu’il vienne dîner ici mardi : ainsi, tout le monde pourra se rendre compte que nous nous rencontrons, lui et moi, sur un pied de parfaite indifférence. – De parfaite indifférence, je n’en doute pas ! dit Elizabeth en riant. Ô Jane, prenez garde ! – Ma petite Lizzy, vous ne me croyez pas assez faible pour courir encore le moindre danger. – Je crois que vous courez surtout le danger de le rendre encore plus amoureux qu’auparavant… On ne revit pas les jeunes gens jusqu’au mardi. Ce soir-là, il y avait nombreuse compagnie à Longbourn, et les deux invités de marque se montrèrent exacts. Quand on passa dans la salle à manger, Elizabeth regarda si Bingley allait reprendre la place qui, dans les réunions d’autrefois, était la sienne auprès de sa sœur. Mrs. Bennet, en mère avisée, omit de l’inviter à prendre place à côté d’elle. Il parut hésiter tout d’abord ; mais Jane, par hasard, regardait de son côté en souriant. Le sort en était jeté ; il alla s’asseoir auprès d’elle. Elizabeth, avec un sentiment de triomphe, lança un coup d’œil dans la direction de Mr. Darcy : il paraissait parfaitement indifférent, et, pour un peu, elle aurait cru qu’il avait donné à son ami toute licence d’être heureux ; si elle n’avait vu les yeux de Bingley se tourner vers lui avec un sourire un peu confus. Pendant tout le temps du dîner, il témoigna à sa sœur une admiration qui, pour être plus réservée qu’auparavant, n’en prouva pas moins à Elizabeth que s’il avait toute la liberté d’agir, son bonheur et celui de Jane seraient bientôt assurés. Mr. Darcy, séparé d’elle par toute la longueur de la table, était assis à côté de la maîtresse de maison. Elizabeth savait que ce voisinage ne pouvait leur causer aucun plaisir, et qu’il n’était pas fait pour les mettre en valeur ni l’un ni l’autre. Trop éloignée pour suivre leur conversation, elle remarquait qu’ils se parlaient rarement et toujours avec une froide politesse. La mauvaise grâce de sa mère lui rendait plus pénible le sentiment de tout ce que sa famille devait à Mr. Darcy, et, à certains moments, elle eût tout donné pour pouvoir lui dire qu’une personne au moins de cette famille savait tout, et lui était profondément reconnaissante. Elle espérait que la soirée leur fournirait l’occasion de se rapprocher et d’avoir une conversation moins banale que les quelques propos cérémonieux qu’ils avaient échangés à son entrée. Dans cette attente, le moment qu’elle passa au salon avant le retour des messieurs lui parut interminable. Il lui semblait que tout le plaisir de la soirée dépendait de l’instant qui allait suivre : « S’il ne vient pas alors me rejoindre, pensa-t-elle, j’abandonnerai toute espérance. » Les messieurs revinrent au salon, et Mr. Darcy eut l’air, un instant, de vouloir répondre aux vœux d’Elizabeth. Mais, hélas, autour de la table où elle servait le café avec Jane, les dames s’étaient rassemblées en un groupe si compact qu’il n’y avait pas moyen de glisser une chaise parmi elles. Mr. Darcy se dirigea vers une autre partie du salon où Elizabeth le suivit du regard, enviant tous ceux à qui il adressait la parole. Un peu d’espoir lui revint en le voyant rapporter lui-même sa tasse ; elle saisit cette occasion pour lui demander : – Votre sœur est-elle encore à Pemberley ? – Oui, elle y restera jusqu’à Noël. – Tous ses amis l’ont-ils quittée ? – Mrs. Annesley est toujours avec elle ; les autres sont partis pour Scarborough il y a trois semaines. Elizabeth chercha en vain autre chose à dire. Après tout, il ne tenait qu’à lui de poursuivre la conversation s’il le désirait. Mais il restait silencieux à ses côtés, et comme une jeune fille s’approchait et chuchotait à l’oreille d’Elizabeth, il s’éloigna. Les plateaux enlevés, on ouvrit les tables à jeu, et toutes les dames se levèrent. Mr. Darcy fut aussitôt accaparé par Mrs. Bennet qui cherchait des joueurs de whist ; ce que voyant, Elizabeth perdit tout son espoir de le voir la rejoindre et n’attendit plus de cette réunion aucun plaisir. Ils passèrent le reste de la soirée à des tables différentes et tout ce qu’Elizabeth put faire fut de souhaiter qu’il tournât ses regards de son côté assez souvent pour le rendre autant qu’elle-même distrait et maladroit au jeu. – Eh bien ! enfants, dit Mrs. Bennet dès qu’elle se retrouva avec ses filles, que pensez-vous de cette soirée ? J’ose dire que tout a marché à souhait. J’ai rarement vu un dîner aussi réussi. Le chevreuil était rôti à point et tout le monde a déclaré n’avoir jamais mangé un cuissot pareil. Le potage était incomparablement supérieur à celui qu’on nous a servi chez les Lucas la semaine dernière. Mr. Darcy lui-même a reconnu que les perdreaux étaient parfaits ; or, il doit bien avoir chez lui deux ou trois cuisiniers français !… Et puis, ma chère Jane, je ne vous ai jamais vue plus en beauté. Mrs. Long, à qui je l’ai fait remarquer, était de mon avis. Et savez-vous ce qu’elle a ajouté ? « Ah ! Mrs. Bennet, je crois bien que nous la verrons tout de même à Netherfield !… » Oui, elle a dit cela textuellement. Cette Mrs. Long est la meilleure personne qui soit, et ses nièces sont des jeunes filles fort bien élevées, et pas du tout jolies ; elles me plaisent énormément. – Cette journée a été fort agréable, dit Jane à Elizabeth. Les invités étaient bien choisis, tout le monde se convenait. J’espère que de telles réunions se renouvelleront. Elizabeth sourit. – Lizzy, ne souriez pas. Vous me mortifiez en prenant cet air sceptique. Je vous assure que je puis jouir maintenant de la conversation de Mr. Bingley comme de celle d’un homme agréable et bien élevé, sans la plus petite arrière-pensée. Je suis absolument persuadée, d’après sa façon d’être actuelle, qu’il n’a jamais pensé à moi. Il a seulement plus de charme dans les manières et plus de désir de plaire que n’en montrent la plupart des hommes. – Vous êtes vraiment cruelle, repartit Elizabeth. Vous me défendez de sourire, et vous m’y forcez sans cesse… Excusez-moi donc, mais si vous persistez dans votre indifférence, vous ferez bien de chercher une autre confidente.