Joffre est le premier à passer les troupes en revue, mais au mois d’août, ce sera un défilé civil presque permanent. Du roi du Monténégro en passant par des écrivains américains, des journalistes, des responsables du ministère des Affaires étrangères, il faut se rendre compte sur place de l’excellente préparation militaire. Il s'agit de fournir à la France de la "chair à canon" toute fraîche pour prendre le relais des troupes anéanties par l’armée germanique. En octobre, c’est au tour d’un général représentant la justice martiale russe d’admirer ses compatriotes qui désormais ont récupéré force et allure.
Poincaré et Pétain font un détour par Mailly, puis en novembre, des correspondants de journalistes russes visitent le secteur.
Mais Dimitri n’a pas le loisir de participer à ses revues, pas plus que celui de défiler à Paris puisque c’est en juin que sa brigade, la première, sera appelée sur le terrain. Contrairement aux suivantes, la sienne n’a reçu qu’une préparation sommaire de sept semaines desquelles il faut déduire huit jours d’indisposition à la suite des vaccinations, six jours de repos, quatre jours de fêtes religieuses russes.
Il est affecté près de Reims, au fort de la Pompelle où il se lie d’amitié avec un soldat français. Son camarade russe Yvan et lui partagent la chambrée avec Jean, natif de Provence, dans une casemate du fort. Jean accompagne Dimitri au poste de signalisation, une petite cabane étroite aux hublots carrés. À l’aide d’une lanterne, il communique en morse avec les batteries d'artillerie qui ont pris position de l'autre côté du canal de la Marne à l’Aisne. Entre deux alertes, Jean, poète pacifiste, mais appelé pour servir sa patrie, quitte sa casemate et contemple rêveur, la grisaille, les herbes jaunies par le froid s’incliner sous un vent encore aigre. Quelquefois, il écrit des poèmes sur un petit carnet de poche : des lettres minuscules pour économiser l’espace. Malgré la barrière de la langue, Dimitri et Jean arrivent à communiquer et, souvent, quand rien ne semble troubler le silence glacial, ils sortent de leur portefeuille des photographies de leurs familles respectives. L’un évoque sa province ensoleillée, ses cigales, ses oliviers et la magnanerie de ses parents. L’autre se souvient de ses jeunes sœurs, encore des enfants, et de ses parents cultivant leur blé sur leurs terres fertiles. Il lui chante la Volga, les bateliers…
Une camaraderie qui devient une franche amitié s’instaure entre les deux hommes, au point que Jean demande à ne pas être relevé comme prévu par son compatriote français, pour rester aux côtés de Dimitri. Comme de jeunes chiens fous, pleins de fougue, ils jouent et courent à perdre haleine, s’arrêtent essoufflés. Puis, de ses bras puissants, Dimitri soulève Jean qui s’étouffe de rire comme un gosse et le jette dans l’herbe avant de fuir à toutes jambes.
Bravant l’interdit, ils pêchent des carpes faméliques à la grenade subtilisée dans la poudrière, pratique évidemment dangereuse donc excitante. À la coopérative du moulin, ils achètent des provisions, du miel, de la confiture, qu’ils mangent avec les doigts, en rentrant au fort. Jean fume du tabac russe roulé dans du papier journal et Dimitri tire sur la pipe de Jean, sans grande conviction.
Cette amitié pure et inconditionnelle est la première véritable relation fraternelle de Dimitri qui, jusqu'alors, n’a connu que des contacts solidaires entre soldats liés par un destin commun. Ils n’ignorent pas que, ne servant pas sous le même commandement, leurs chemins devront se séparer. Aussi, le jour où Jean reçoit l’ordre de rejoindre sa compagnie à Champfleury qu’elle doit quitter, ils savent qu’ils ont peu de chances de se revoir. La pire des coïncidences, c’est que Champfleury passe entièrement sous le contrôle de l’artillerie russe. La seule ligne de conduite possible étant la soumission aux ordres, Dimitri accompagne son ami jusqu’au canal, l’embrasse légèrement sur la bouche et sans un mot, à grandes enjambées, sans un regard en arrière, Jean disparaît derrière le dépôt de munitions.
Au mois de juin, la première brigade, celle de Dimitri, qui a pris ses quartiers à Saint-Hilaire-le Grand, participe à la défense du front d’Aubérive près de Reims. Dans sa tranchée, en première ligne, Dimitri et ses compagnons ne savent pas encore qu’en Russie souffle un vent de révolte qui va bouleverser leur destin.
Jusqu’en octobre, les soldats russes payent un lourd tribut à la guerre. Les pertes sont nombreuses et leur principale préoccupation c’est de sauver leur peau. Si la journée se déroule sans trop de violences, ils arrivent à prendre un minimum soin d’eux. Contrairement aux poilus Français, ils essayent de se raser sommairement. Se couper les cheveux pour éliminer le plus possible leurs parasites, entretenir tant bien que mal leurs armes, manger une tambouille apportée du camp de Saint-Hilaire, l’arroser d’un vin rouge additionné de bromure pour annihiler toute ardeur sexuelle : quelques heures s’écoulent en tranquillité partielle dans cet été aux jours particulièrement humides et froids. Durant le jour, les tireurs et les observateurs d'artillerie rendent chaque mouvement périlleux aussi les tranchées restent relativement calmes. Elles s'activent la nuit quand l'obscurité autorise le déplacement des troupes et du matériel, la maintenance ou l'expansion des réseaux de barbelés et les reconnaissances des défenses ennemies. Les sentinelles tentent de repérer les patrouilles adverses et de détecter les signes avant-coureurs d'une attaque. Lorsque la première brigade est relevée le 15 octobre, ses pertes s’élèvent déjà à 500 morts et blessés. Dimitri est souffrant : les gaz inhalés pendant les attaques-surprises, sans masque protecteur, ont endommagé ses poumons et ses muqueuses buccales. Aussi, pendant la période de repos qui suit, il commence à s’interroger sur les risques qu’il a pris en se portant volontaire. Jeune et avide de sensations, il avait en tête de vivre, dans l’action, une expérience collective, loin de chez lui, au service d’un peuple qu’il souhaitait découvrir. Ce qu’il a déjà enduré, entre l’éprouvant voyage, les semaines d’entraînement et surtout, les six mois de tranchées, lui laisse un goût amer. Voir tomber ses camarades, avoir perdu son seul ami, obéir à des ordres pas toujours bien compris, suivis de contre-ordres, rester enterré sans se confronter directement avec l’ennemi, se battre dans une guerre qui s’éternise sans apercevoir l’ombre d’une défaite et sans pour cela espérer une victoire : Dimitri a le mal du pays. À Samara, peut-être aurait-il été plus utile ? Il aurait pu se marier, travailler le sol, bâtir des projets, prendre lui-même ses décisions sans avoir à s’incliner sans protester. Sa Russie est-elle aussi en guerre ? Impossible de savoir ce qui se passe là-bas ! Rien dans ce conflit ne lui apporte plus la moindre gratification. Tout autour de lui n’est que douleur, sang, puanteur, violence et folie.
Dès le 26 novembre, après un mois de repos, c’est le secteur de Ludes qui est confié à la première brigade, jusqu’au 20 février. L’hiver 1916 est très rude, pluvieux, glacial, même pour les soldats plus habitués aux rigueurs de la saison. Pataugeant dans la boue, au fond de leurs trous habités par des rats, les Russes survivent ou meurent, comme les Français, les Allemands, les Britanniques. Ils s’enlisent, ils souffrent, ils perdent tout espoir de pouvoir un jour penser à autre chose qu’à cette maudite guerre.
Le 5 mars apporte la nouvelle d’un retrait au camp de Ville-en-Tardenois alors que Dimitri, désabusé et affaibli, perçoit certaines rumeurs qui raniment un élan providentiel. Officiellement, il s’agit de quelques semaines de repos et d’instruction. Ce qui signifierait d’après des informations glanées discrètement auprès des officiers, qu’une très vaste opération serait en préparation. Pendant tout l’hiver, les affrontements sont terriblement sanglants. Les poilus comme les Allemands subissent l’infernal trio : le feu, le fer, la boue. Le saillant de Verdun transformé en abominable boucherie atteint le record de sauvagerie et les pertes dans les deux camps. C’est alors que les hommes de la première brigade russe se disposent à participer à l’offensive Nivelle, après avoir prêté serment au gouvernement provisoire mis en place en Russie. Dimitri et ses compagnons, ignorant les évènements qui secouent leur nation, cherchent à s’informer. Ils ne récoltent que quelques informations vagues et spéculent sur les changements de régime en rêvant déjà de participer au renouveau. Néanmoins, ils sont là et n’ont pas le choix : il faut obéir, combattre, lutter pour sa survie, en attendant de rejoindre sa patrie.
Le général Nivelle a succédé à Joffre depuis le 16 décembre. Partisan fervent de l’artillerie lourde, ce polytechnicien s’est illustré dans la reprise du fort de Douaumont et passe pour un des artisans de la victoire de Verdun. Il décide d’appliquer la tactique mise en œuvre à Douaumont : concentrer les tirs d'obus en préparation de l'assaut des fantassins. Les « canardeurs » conquièrent le terrain, les « pousse-cailloux » l'occupent. Le feu roulant des canons devrait donc détruire les positions ennemies, fussent-elles fortifiées, et aussi aveugler les sorties des souterrains. Les plans prévoient ainsi une percée réalisée en 24 heures avec une ville de Laon délivrée le soir de l'offensive qui doit être la dernière de la guerre. Les deux brigades, dont celle de Dimitri, sont réunies sous les ordres du général Mazel qui commande la cinquième armée, celle qui est censée donner le coup de boutoir final. Ils attaquent sur Courcy et Brimont, le 16 avril à six heures du matin. Les soldats sont persuadés que cette offensive sera décisive et ils s’engagent avec détermination. Le général Nivelle ne leur a-t-il pas clamé :
« L'heure est venue, confiance, courage et vive la France ! »
Les conditions météorologiques sont calamiteuses : pluie glacée et bourrasques de neige rendent les opérations très éprouvantes. Les combattants doivent, en sortant des tranchées, progresser par bonds à raison de cent mètres en trois minutes, malgré les trente kilos d’équipement, le relief et les difficultés d’un terrain dévasté par des jours de bombardements. Cependant, en deux jours ils prennent les ruines de Courcy, la cote 108, le mont Spin, Sapigneul. Ils font un millier de prisonniers, mais subissent de lourds préjudices. Le 20 avril, ils sont relevés par des unités françaises après avoir perdu soixante-dix officiers et plus de quatre mille hommes, tués, blessés ou disparus. À l'issue des combats, les récompenses abondent : croix de Saint Georges russes, croix de guerre françaises et citations. Les prises d'armes qui accompagnent ces remises de décorations se passent dans le calme et la discipline, mais le feu de la révolte couve.
Dimitri sort de cet échec sanglant avec un sentiment d’énorme déception. Épuisé et frustré, il se demande plus que jamais, ce qu’il fait dans cet enfer et ne veut plus se battre. Il est prêt à refuser, à déserter, à s’enfuir. Impossible pourtant…
***
La guerre mondiale met à mal l’économie de l’empire russe en crise. Sur le plan militaire, malgré les premiers succès des troupes russes en 1914, la situation tourne rapidement au désastre en raison de la faiblesse de l’industrie, des lacunes en matière de transports et d’un commandement incompétent. Tandis que le front se stabilise à la fin de l'hiver 1916-1917, à l’arrière le climat social se dégrade. Les grèves se multiplient dans les usines et les accrochages avec la police ancrent la violence au cours des manifestations.
Le début de 1917 est un terreau fertile à la révolte. Les conditions atmosphériques particulièrement rigoureuses provoquent une austérité alimentaire sérieuse. On ne parle pas encore de pénurie, mais de nombreux produits font défaut. Les problèmes d'approvisionnement s'aggravent en raison du froid avec des locomotives en panne, des transports retardés. La lassitude face à la guerre augmente. Au cours des mouvements du 9 janvier, des rassemblements d’où émerge l’idée d’une grève générale se déroulent à Petrograd, Moscou, Bakou, Nijni Novgorod. Mais la véritable révolte commence début mars lors de l'arrêt du travail dans la plus grande entreprise de Petrograd avec la rumeur du rationnement du pain qui déclenche une réelle panique. Dès le lendemain, l’usine d’armement est contrainte de fermer faute d’approvisionnement. Des milliers d’ouvriers en chômage technique se retrouvent dans les rues. Les revendications du peuple : « du pain, du travail ! » n’ont pourtant rien de révolutionnaire, mais elles enflamment l’atmosphère des émeutes.
Le 8 mars, lors de la Journée internationale des femmes, plusieurs cortèges d’ouvrières du textile, d’étudiantes, d’employées manifestent dans le centre-ville de Petrograd pour réclamer du pain. Leur action est soutenue par des travailleurs qui quittent leur poste pour rejoindre les contestataires. Les rangs des protestataires grossissent, les slogans prennent une tonalité plus politique. Aux cris contre la guerre, les grévistes ont mêlé des « Vive la République ! » et des ovations pour un régiment de cosaques refusant d’intervenir. Le lendemain, l'élan de révolte s'étend : près de cent cinquante mille ouvriers convergent vers le centre-ville. N'ayant reçu aucune consigne précise, les cavaliers de l’armée sont débordés et ne parviennent plus à disperser les manifestants.
Les émeutes se multiplient avec le refus de toute négociation, ce qui conduit le tsar à exiger de faire cesser le mouvement par la force. Malgré leur mobilisation, la police et la troupe qui ouvrent le feu sur la foule ne réussissent pas à mater la rébellion. Les violentes confrontations causent des morts des deux côtés. Mais les soldats commencent à passer dans le camp des manifestants ; ils tirent même sur la police montée. Pris au dépourvu, décontenancé n’ayant plus les moyens de gérer la crise, Nicolas II proclame l’état de siège et nomme un gouvernement provisoire. L'insurrection aurait pu s'arrêter là, mais, dans la nuit du 11 au 12 mars, un événement fait basculer la situation : la mutinerie de deux régiments d'élite, traumatisés d'avoir tiré sur leurs « frères ouvriers » se répand en l'espace de quelques heures.