DIMITRI-3

2016 Words
Au matin du 12 mars, soldats et ouvriers fraternisent, s'emparent de l'arsenal, distribuent des fusils à la foule et occupent les points stratégiques de la capitale. Au cours de la journée, la garnison de Petrograd est passée du côté des insurgés : la révolution est en marche. Le 15 mars, l’empereur renonce à son trône en faveur de son frère Romanov. Devant la protestation populaire, celui-ci abdique le lendemain. C’est la fin du despotisme et les premières élections au soviet des ouvriers de Petrograd. La chute rapide et inattendue du régime suscite dans le pays une vague d'enthousiasme et de libéralisation, qui témoigne de la désaffection du peuple vis-à-vis du tsarisme. Au sein des troupes françaises, on prend conscience du coût humain de l’offensive Nivelle au Chemin des Dames dont les gains sont purement tactiques. Le froid, la boue, les bombardements, la rareté des permissions pourtant promises : tous ces facteurs s’additionnent pour favoriser la naissance d’un mouvement de protestation parmi les hommes du front. L’espoir suscité par les promesses de Nivelle à la veille du 16 avril s’effondre. Le général avait promis la fin de la guerre suivie du retour chez lui de chaque soldat. L’offensive ayant été enrayée face aux fortifications allemandes, puis terminée fin avril sur ordre du gouvernement, la déception s’installe puis la colère gronde. Or, début mai, l’ordre est donné de reprendre les hostilités dans les mêmes conditions. Pour résister à l’entêtement de l’état-major, des mutineries éclatent et se répandent progressivement dans toutes les armées du front pendant huit semaines. Beaucoup de mutins ou de protestataires sont des soldats aguerris, qui ont prouvé leur valeur au combat. Ils demandent moins un arrêt de la guerre, ce qui aurait peu de sens dans la mesure où les Allemands n'ont pas l'intention de se retirer, qu'un commandement plus soucieux de la vie des soldats et plus attentif aux conditions réelles du combat moderne. Simultanément, au cantonnement où la première brigade a été envoyée, en retrait du front, des informations parviennent au compte-gouttes concernant ces comportements des soldats français qui refusent de reprendre le combat, mais aussi en provenance de la Russie qui s’éveille à la révolution. Dimitri suppose que leur retraite imposée dans ce camp des Vosges, près de Neufchâteau, n’est pas seulement destinée à leur procurer un temps de repos et de récupération. Il réalise que plus on les isole, moins ils auront de probabilités de percevoir les échos venus de l’Est. Alors, Dimitri plein de hardiesse interroge les officiers, épie les conversations en quête d’indices. Il éprouve, plus que jamais, le sentiment d’appartenir à sa nation en lutte pour un renouveau social. Quand on lui dit que tout va bien dans la Sainte Russie, il questionne sur les tracts et les rumeurs qui circulent. Des journalistes à court de nouvelles seraient à l’origine de ces bruits pour remplir les colonnes de leurs publications. Ils seraient même soudoyés par les Allemands afin de démotiver les soldats russes. Ces réponses ne le convainquent pas et la vérité doit éclore avec les rêves de liberté et d’égalité qui bouleversent son esprit. Il déchiffre dans certaines brochures des allégations dénonçant le fait qu’ils auraient été vendus contre des munitions et armes de guerre, employant pour certaines les termes « chair à canon ». Dès lors, Dimitri comprend pourquoi ils ont été mis à l’écart, ici, loin du front afin que les idées révolutionnaires leur parviennent le plus tard possible : dans le but d’éviter les mutineries. Ce serait sans compter avec son esprit combatif et son aspiration à plus de justice. Se souvenant de sa prise d’initiative sur le paquebot, ses camarades attendent de lui qu’il se tienne prêt à se rebeller et à décider d’ouvrir la boîte de Pandore des contestations. La propagation des nouvelles s’accélère, Dimitri s’enthousiasme et compte bien se joindre à la lutte pour l’égalité entre ses concitoyens. Les ouvriers moscovites de la troisième brigade prenant connaissance des idées bolcheviques veulent se joindre à la révolution dans leur pays. Les paysans de la première brigade, avertis du projet de partage des terres exigent leurs droits : leur part légale du sol russe. Les uns comme les autres s’agitent sérieusement. Dimitri prend contact avec les autres unités ; ils se réunissent une nuit dans les caves d’une verrerie abandonnée et votent démocratiquement, pour demander leur rapatriement. Le colonel mis au courant de la décision de ses hommes reste stupéfait. Le général russe Palytzine, commandant le corps expéditionnaire met alors ses troupes au service de nouvelles offensives décidées par l’état-major français. Les pertes sont colossales : plus de cinq mille hommes succombent ou sont blessés. Le bruit court que des officiers auraient même péri par les armes de leurs soldats. Cette initiative dramatique de Palytzine, censée calmer les esprits, et mettre au pas les rebelles, au contraire, les échauffe et les incite à encore plus de révolte. Dimitri et ses camarades les plus farouchement engagés exigent leur rapatriement qui leur est bien entendu refusé. À la tête d’un groupe important par le nombre et la détermination, Dimitri entreprend de former des Soviets. Ces assemblées de délégués d’élus, à l’image de celles qui se créent en Russie, sont destinées à prendre des décisions et les faire appliquer, avec ou plus souvent contre, l’avis des supérieurs. Grâce à l’extraordinaire énergie de Dimitri, pour la première fois au monde, le premier mai russe – le 13 mai du calendrier français – est célébré par un immense mouvement de grève au front. Des drapeaux rouges portant les lettres rouges du mot LIBERTÉ sont déployés pendant que des chants révolutionnaires résonnent et vibrent dans les poitrines des manifestants enfin guidés par un idéal qui les exalte. Dans la voiture du général Palytzine, réquisitionnée, un fanion rouge et noir accroché à la portière, Dimitri et des représentants du nouveau soviet sillonnent la région. Les troupes françaises du secteur observent l’agitation, jubilent de voir qu’ils ne sont pas les seuls à protester contre cette horrible boucherie qu’est la guerre, mais n’osent pas se joindre à la mutinerie. Pourtant, l’ordre et la discipline sont encore respectés ; des officiers par leur présence à la manifestation offrent apparemment la garantie du sérieux et du maintien de l’ordre. Or, quand le général Palytzine apparaît, monté sur un cheval blanc, haranguant les hommes, faisant appel à leur sens du devoir et de l’honneur, il est interrompu, conspué et doit battre en retraite précipitamment. En fin de journée, Dimitri réussit à imposer un retour au calme et assure le général de Castelnau commandant la première brigade que les choses vont rentrer dans l’ordre, à condition qu’on prête attention aux revendications des hommes. Cependant, ceux-ci sont divisés entre les loyalistes, partisans du gouvernement provisoire de Kerenski, et les communistes adeptes des thèses bolcheviques. Le Haut Commandement, sceptique, conscient des risques de contagion avait préconisé le retrait des troupes russes du front, dès la fin avril. Mais les évènements du 13 mai viennent de démontrer que l’ordre et la discipline « à la française » étaient en péril. C’est le général Pétain qui prend la décision de les isoler afin d’éviter la contagion des soldats français qu’ils pourraient croiser et convaincre de les imiter. Dimitri et sa brigade gagnée au communisme sont alors acheminés par le train à Goncourt, un village au bord de la voie ferrée, dans le canton de Bourmont. Comme les autres divisions, ils débarquent dans les hameaux, les villages, pour loger dans des écuries, des granges, loin des villes et des bourgs. Dès son arrivée, Dimitri réunit le comité révolutionnaire. Très rapidement, la séance devient si houleuse que le colonel exige qu’il se taise et interrompe la séance. Devant le refus du meneur, c’est le colonel qui se retire et ne réapparaît plus jamais à Goncourt. Pendant deux mois, les Russes restent pratiquement sans commandement. Les officiers partis loger plus loin n’exercent plus aucune influence sur les révolutionnaires. Au village, la population est perturbée par l’arrivée de ces soldats bruyants, parlant une langue étrangère et portant un uniforme différent de celui des Poilus. Dimitri cherche le contact et explique pourquoi ils ont été conduits ici. Certains villageois sont émus par le sort injuste de ces soldats venus de si loin pour aider la France à combattre les ennemis. D’autres, des femmes en particulier, n’osent plus sortir de chez elles alors que les jeunes filles, privées de leur fiancé, leur lancent des regards aguicheurs et esquissent des tentatives de rapprochement, de préférence d’ailleurs aux gradés, plus élégants et aussi plus entreprenants. Quelques aventures spontanées et ponctuelles seront certainement à l’origine de quelques paternités suspectes ! À Goncourt, les enfants rôdent autour des feux et s’étonnent de voir des étrangers manger leur « tambouille » avec des cuillères et des fourchettes en bois, tandis que d’autres, à quelques rues de là, viennent acheter des épices au village ou chez les habitants, pour améliorer leur cantine. Ce sont ces derniers qui se promènent en exhibant ostensiblement des accessoires de luxe comme une bourse finement brodée de motifs colorés ou une canne à pommeau d’argent. Naturellement, leur succès auprès de la gent féminine est à la hauteur de leur tenue. Dimitri, lui, en dépit de sa belle prestance et de son attirance naturelle pour les paysannes du village, reste focalisé sur la lutte sociale et son désir grandissant de se joindre aux militants dans son pays, au cœur du mouvement. Il sait que la Russie est à un tournant de son histoire et veut y jouer pleinement son rôle. Ils sont nombreux comme lui, malgré le clivage qui existe entre les « rouges » et les « blancs » qui veulent continuer à se battre en France. Pour marquer leur opposition farouche à la poursuite des combats sur le sol français, Dimitri n’hésite pas à inciter ses camarades à ignorer les ordres et pratiquer la grève des « bras croisés ». Les officiers n’arrivent pas à rétablir leur autorité et l’encadrement français signale que les soldats passent leurs journées à dormir. À la mi-juin, dans la salle municipale de Bourmont, se tient le premier congrès des soviets. Les soldats et les officiers, à parts égales, tentent de restaurer la discipline et de rapprocher le commandement de la troupe. Chaque camp reste sur ses positions et poursuit sur la voie qu’il a choisie : la révolte ou l’allégeance. La dégradation de la situation est telle que la décision du transfert des régiments russes, prise dès le début du mois par le ministre de la guerre Paul Painlevé, va devoir être appliquée. Après un regroupement au camp de départ, Mailly, les éléments de la première et troisième brigade qui ne souhaitaient que poser les pieds sur leur sol quittent le secteur pour être transplantés au beau milieu du plateau de Millevaches, en Creuse, à plus de six cents kilomètres de la ligne des combats. Dès le 11 juin 1917, Dimitri le meneur, réputé pour être le plus indiscipliné de sa brigade, fait partie du premier convoi envoyé au camp de La Courtine, s’éloignant encore plus de son objectif. *** Au terme d’une semaine sans presque apercevoir la lumière, assommé par la chaleur de ce début d’été, sous la bâche du camion, Dimitri s’achemine vers un nouveau camp. Des pauses au crépuscule, interrompues à l’aurore par des ordres intempestifs permettent de prendre quelque repos dans la fraîcheur nocturne. Pendant ces haltes, Dimitri trouve parfois un sommeil ponctué de cauchemars qui lui rappellent l’horreur des derniers mois. Pendant les longues phases d’insomnie, désespéré par l’entêtement des autorités à refuser le rapatriement des soldats russes, il sent que sa pugnacité se dilue dans le découragement. Son ardeur à s’insurger contre les instructions faiblit. Saura-t-il encore mobiliser ses camarades pour exiger leur retour au pays ? Il se demande si quelqu’un osera revendiquer avec lui, ou si l’accablement va gagner du terrain et repousser le moment tant désiré de fouler leur sol et participer à la révolte de leur peuple. À l’écart des champs de bataille, sur un plateau aride et venté, au fin fond de la campagne limousine, La Courtine ne ressemble à rien de ce qu’il a connu. Créé en 1901, ce camp de manœuvres a été utilisé comme base arrière et comme centre d’instruction, de préparation au front. Au début de la guerre, il a abrité des civils puis des militaires et même servi de camp de prisonniers. Vidé de ses occupants, juste avant l’arrivée des soldats russes, il se présente comme un espace sinistre : des bâtiments tous identiques, posés comme des pavés sur un terrain nu et sans le moindre recoin un tant soit peu accueillant. Le soleil pourtant généreux ne parvient pas jusqu’aux ouvertures étroites des baraquements. Une sensation d’humidité glace les nouveaux arrivants accablés par l’étouffante moiteur des véhicules militaires. L’installation en Creuse cependant se précise au fur et à mesure que les soldats prennent possession des lieux.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD