Fin juin, ce sont 16 000 hommes de troupe avec armes et munitions, 300 officiers et 1 700 chevaux qui les rejoignent. Fusils Lebel, fusils mitrailleurs, mitrailleuses, canons de 37 et mortiers de tranchées : pour défendre quels objectifs ? Pour fomenter quelles attaques ? Le camp évolue rapidement en terrain propice aux affrontements idéologiques, car les opinions vindicatives fermentent loin des préoccupations de stratégie militaire. Pour rallier ses compagnons à sa cause, en particulier ceux de la deuxième brigade dernièrement arrivée, Dimitri demande l’aide de son camarade Boris, écrivain public dans son pays, pour rédiger un tract afin de remobiliser l’énergie de la révolte.
« Dès notre arrivée en France, il y a un an et demi des bruits couraient que nous avions été achetés pour des munitions. Ces bruits se multipliaient de plus en plus et enfin on considérait le soldat russe pas comme un homme, mais comme un objet. Les blessés et les malades, on les traitait d’une manière révoltante et de plus on leur appliquait une discipline de prison. Cela ne peut pas être autrement : le malade, le blessé cet homme incapable pour le service en d’autres termes : un objet inutile… »
La suite de ce tract résonne comme un appel pathétique à rejoindre la Russie en pleine révolution.
« … Enfin, irrésistiblement nous sommes attirés vers la Russie; l’amour du pays natal, vers les parents et vers ceux qui nous sont chers. Que nous puissions encore une fois embrasser notre femme, caresser nos enfants, voir les chers visages de nos parents avant la mort ? Voilà de quoi sont altérés nos cœurs… Donc, encore une fois, nous prions, nous exigeons et nous insistons pour qu’on nous renvoie en Russie. Envoyez-nous là où nous avons été chassés par la volonté de Nicolas le sanglant. Là-bas en Russie nous saurons être et nous serons du côté de la liberté, du côté du peuple laborieux et orphelin. C’est avec la plus grande des joies que nous livrerons notre vie pour le grand et libre peuple russe. »*1
Forts de l’enthousiasme soulevé par la diffusion de ce tract lu et relu à voix haute par les soldats lettrés du camp, Boris et Dimitri organisent une importante réunion pour la nuit du 5 au 6 juillet. Avec des mots rageurs et passionnés, ils appellent leurs camarades à la désertion. L’autorité des soviets se substitue alors peu à peu à celle de l’armée redonnant ainsi l’espoir aux rebelles. Cependant, tous ne sont pas acquis à la cause révolutionnaire. Beaucoup redoutent des représailles.
Dix mille soldats indomptables s’organisent alors et le camp devient autogéré pour la première fois en France. Boris qui parle bien français est élu chef de l’assemblée et, au nom de ses camarades entame des négociations pour défendre et faire aboutir leurs causes. Pour cela, il se met en relation avec le maréchal Foch et comme les pourparlers s’éternisent, quelques soldats désœuvrés, des paysans en particulier, décident de s’intégrer à la population voisine en participant aux travaux des champs. Ils quittent alors la Courtine, le matin de bonne heure pour contribuer à la fenaison qui bat son plein. Les hommes ont été réquisitionnés pour aller au front et les bras manquent pour couper et rentrer le foin indispensable pour nourrir le bétail l’hiver prochain. Les femmes, courageuses, volontaires, seules, assurent toutes les tâches, secondées par les enfants, les malades et les vieillards. Bien que solidaires de leurs époux prisonniers ou sur les champs de bataille, veuves, célibataires et femmes mariées souffrent terriblement de la privation d’amour. Aussi, quand les jeunes Russes proposent leurs bras, ils sont doublement accueillis avec gratitude.
Au village de Magnat l’Étrange, Marie vit seule depuis le début de la guerre. Son conjoint est prisonnier en Allemagne depuis quatre ans. Bien des occasions de partager sa couche se sont présentées, mais elle est restée fidèle malgré les tentations. Sensuelle, souriante et communicative, cette belle paysanne de trente ans assure sa part dans la gestion des fermes du village. Souvent, c’est elle qui organise les repas, les jours où les travaux exigent la participation de tout le voisinage. En cette période des foins, c’est elle qui porte le panier à l’ombre du tilleul : du pain noir, du fromage, du lard ou du jambon séché à la ferme. Une bouteille de piquette bien fraîche est toujours reçue avec une joie contenue, mais qui dessine des sourires sur les visages en sueur.
Ce matin, Dimitri et deux camarades se sont joints spontanément à l’équipe qui fane à la fourche l’herbe coupée la veille. Quelques bribes de français apprises depuis leur arrivée en France suffisent à engager la conversation. Les Creusois sont informés de l’occupation du camp de La Courtine et ne se demandent pas les raisons de cet exil, loin du front de l’Est. Pour ceux qui restent, tout ce qui peut faciliter le labeur est forcément bon à prendre. Aussi, cette contribution inespérée recueille l’enthousiasme. Les étrangers s’avèrent puissants, habiles à manier l’outil et ne sollicitent en compensation qu’un peu de nourriture et quelques rasades de goutte pour rappeler leur vodka et remonter le moral en attendant des nouvelles de leur rapatriement.
Dimitri découvre Marie pour la première fois, à l’ombre du tilleul centenaire, près de la grange, devant le château de Magnat. Il s’avance vers l’arbre pour partager le déjeuner frugal. Quand il s’approche d’elle pour se présenter, leurs regards se figent l’un à l’autre et plus personne n’existe autour d’eux. Ses yeux bleus font tourner la tête de Marie dès qu’ils se fixent dans ses prunelles vertes. Il lui semble plus doux que ses deux compagnons malgré sa stature imposante. Elle lui rappelle une sœur restée là-bas, mais surtout, il ressent un élan vif, une tension de tout son corps frustré depuis si longtemps. Tout en répondant aux questions des convives curieux de connaître l’odyssée des soldats russes, il épie discrètement chaque geste, chaque sourire, chaque mot de la belle.
–Est-elle libre, se demande Dimitri ? Accepterait-elle de passer un moment avec moi ? Elle paraît sensible à mes regards, mais une si jolie femme doit être courtisée et n’attend sûrement pas les prétendants !
Lorsque les hommes reprennent la direction des champs, il s’attarde pour l’aider à ranger et rester un peu plus longtemps avec elle. Ils échangent quelques mots : lui, dans un français approximatif avec un fort accent et elle qui craint déjà que les mauvaises langues salissent sa réputation. Seules leurs mains s’effleurent ce premier jour quand ils se séparent pour vaquer à leurs tâches respectives. Marie est si troublée qu’elle ne peut dormir cette nuit-là, ni les suivantes d’ailleurs.
Mariée à vingt ans, par arrangement familial, au fils d’un riche propriétaire terrien, c’est la première fois qu’un garçon lui fait cet effet. Privée des bras et des caresses d’un homme, séduite par la jeunesse de Dimitri, malgré le risque d’être surprise en plein délit d’infidélité, elle n’a qu’une idée en tête : qu’il revienne ! Le revoir ! Cette attirance n’échappe pas à Dimitri et, tous les jours, dès qu’il le peut, ils se donnent rendez-vous sous ce tilleul qui les a réunis. Ses camarades lui adressent des sourires entendus, mais restent discrets comme pour idéaliser leur couple. C’est la guerre ! Plusieurs femmes ont perdu un enfant, quelquefois deux, et souvent un mari, un frère, un père aussi. A-t-on le droit de s’aimer ? De vivre ? D’être heureux alors que tant de familles sont endeuillées ? Certains rentrent du front avec un bras ou une jambe en moins. D’autres sont complètement défigurés ; on les appelle les « gueules cassées ». Sans compter ceux qui ont été gazés ou traumatisés à en perdre la tête. Que cette guerre est épouvantable, sale : une honte pour l’humanité !
La fenaison terminée, le village se rassemble pour fêter l’évènement autour d’une table pour une fois bien garnie. À la fin du repas, Dimitri chuchote à l’oreille de Marie une invitation à le rejoindre sous leur tilleul devenu un lieu culte depuis le début de leur idylle. Ils s’allongent à l’ombre et il commence à la caresser, à l’embrasser tendrement en murmurant des mots d’amour en français et en russe. Marie, bouleversée, trouve ses caresses si délicates sur la peau de ses jambes nues, qu’elle le laisse s’aventurer jusque sur son corsage. Et quand il lui demande de le rejoindre le soir dans la grange, malgré les interdits dressés par la morale, elle n’hésite pas à lui promettre de venir à son rendez-vous.
Dans le foin, Marie se donne à Dimitri, sans retenue. Dans une fête des corps, les deux amants compensent les souffrances, les peurs, les frustrations pour ne s’offrir que le plaisir de se sentir vivants, vibrants, loin des conflits et des armes. Muets, ils redécouvrent le langage des peaux qui se cherchent, du sang qui bat aux tempes, des souffles qui s’affolent, des sexes qui se mêlent. Avides et comblés, ils se retrouvent ainsi chaque soir pour exorciser la violence, l’horreur de la guerre et glorifier l’amour, seule chose qui vaille d’être vécue sans réserve.
Tandis qu’à Magnat l’Étrange le foin est engrangé, l’amour consommé, Boris a convaincu le général Foch de faire rentrer les troupes russes. D’ailleurs, les autorités françaises considèrent ces individus comme « une charge et une menace potentielle » et sont décidées à les rapatrier. Or, le gouvernement provisoire de Russie, par peur de l’exemple qu’elles pourraient donner, non seulement refuse de réintégrer ses soldats, mais au contraire, réclame que la peine de mort pour indiscipline soit appliquée aux mutins. Plusieurs sommations à se rendre en remettant armes et munitions restent lettre morte. La dernière, expirant le 3 août, n'amène qu'environ 1 500 hommes à sortir du camp, par petits paquets et en trompant la surveillance des sentinelles mises en place par le soviet du camp. Parmi ces hommes qui cèdent à la pression et se rendent se cache Dimitri. Il rejoint furtivement Marie et lui confie aussi discrètement que possible, ses craintes de devoir espacer ses visites. En effet, lui explique-t-il dans son langage approximatif, l’ultimatum pour la soumission des rebelles étant fixé, il ignore le sort qui leur est réservé. Marie le supplie de se cacher, propose sa cave, son grenier, ne supporte pas l’idée de perdre son amour si puissant qu’elle donnerait sa vie pour lui. Pour Dimitri, il est impensable de risquer que Marie soit impliquée et condamnée pour avoir protégé un insoumis. Quand il rentre au lever du jour, il s’aperçoit que des soldats loyalistes et des troupes françaises ont pris position sur les collines entourant le camp.
À la mi-septembre, Marie lui confirme que les villages les plus proches ont été évacués. Magnat l’Étrange n’en fait pas partie : raison de plus pour que Dimitri y trouve refuge. Marie le cachera, lui procurera tout ce qui lui est nécessaire. Elle ne comprend rien à cette histoire de soviet et se demande pourquoi Dimitri préfère rentrer au pays plutôt que rester auprès d’elle alors qu’il lui manifeste tant de passion. Si tous les villageois ont fui, c’est qu’un danger imminent se prépare. Elle n’admet pas de perdre celui qui la comble de bonheur et de plaisir. Qui oserait lui reprocher d’héberger un étranger qui est venu combattre en France et qui ne manque ni de force ni d’ardeur au travail ? Certes, elle est mariée à un prisonnier ; l’honneur de son mari et de sa famille est en jeu. Pourtant la raison est dépassée par les élans de son cœur.
– Quand les hostilités se termineront, tu pourras rentrer dans ton pays, lui assure-t-elle naïvement pour le retenir. Mais, même éperdument amoureux, Dimitri ne sera pas lâche, défendra le camp et luttera courageusement, encore une fois, au nom de la liberté.
Toutes les tractations pour soumettre les rebelles échouent les unes après les autres. Leur détermination se renforce au fil des jours. Dimitri, épuisé, ne renonce pourtant ni à rejoindre Marie en cachette chaque nuit, ni à ses activités révolutionnaires le jour. Pour ajouter à la pression exercée sur les soldats, les rations alimentaires diminuent, notamment la viande, de façon à les conduire par tous les moyens à la reddition. Marie garde toujours une part de dîner pour son amoureux : les œufs de la ferme, les fromages de sa fabrication, le pain cuit dans son fourneau complètent le maigre repas partagé au camp. Il n’est pas le seul à être protégé par les Creusois. Dans cette région éloignée du front, les hommes sont les bienvenus et contre quelques coups de main, quelques baisers ou étreintes furtives, ils reçoivent un supplément de nourriture qui maintient leur énergie et entretient leur moral.
Septembre s’écoule dans l’angoisse maintenant que les cheminées des villages déserts ne fument plus le soir, comme les autres années à cette période. Un nouvel ultimatum du gouvernement russe parvient à La Courtine. Plutôt que de se rendre, Boris et Dimitri proposent de rappeler à la rescousse les camarades de la troisième brigade et de commencer à creuser des tranchées autour et dans le camp. À l’unanimité, les soldats adoptent ces décisions. Le climat est tendu ; les hommes pressentent un dénouement proche. Plus aucune denrée alimentaire ne leur parvient. Le 15, le curé de la Courtine se déplace pour tenter de leur faire entendre raison. Désolé par leur entêtement, il clame :